À qui profite l’outrage ?

La publication par des journaux scandinaves de dessins tournant en dérision le Prophète – ou l’assimilant à un terroriste – déclenche la colère du monde arabo-musulman. Et ouvre une crise diplomatique aux conséquences imprévisibles.

Publié le 7 février 2006 Lecture : 7 minutes.

Le monde musulman s’est enflammé pour quelques coups de crayon. Les caricatures du Prophète publiées il y a quatre mois par un quotidien danois, reprises début janvier par un magazine norvégien, et reproduites aujourd’hui au nom de la liberté d’expression dans la plupart des grands journaux européens ont déclenché, de Rabat à Djakarta, en passant par Gaza et Riyad, une tempête de protestations. Ces dessins, jugés islamophobes et blasphématoires, sont aujourd’hui au cur d’une crise diplomatique entre Copenhague et Oslo d’un côté, les pays de la Ligue arabe et l’Iran de l’autre. Une crise aux conséquences imprévisibles.
Tout a commencé l’été dernier, du côté de Copenhague. Kare Bluitgen cherche un dessinateur pour illustrer son ouvrage sur la vie de Mohammed. Un livre pour enfants. Mais tous les illustrateurs contactés se dérobent : l’assassinat du réalisateur néerlandais iconoclaste (et accessoirement islamophobe) Theo Van Gogh, un an plus tôt, dans la paisible Hollande, a marqué les esprits. Personne ne veut prendre le risque de titiller une susceptibilité islamique aujourd’hui à fleur de peau. Kare Bluitgen est bien embêtée. Le tabloïd conservateur Jyllands-Posten s’empare de l’affaire, s’indigne de l’inquiétante propension de ses compatriotes à l’autocensure, et lance un concours de caricatures ayant pour thème « les visages de Mohammed ». Les responsables du quotidien, qui plaident la bonne foi et invoquent aujourd’hui la thèse du malentendu, pouvaient-ils vraiment ignorer que, par refus de toute idolâtrie, toute représentation du Prophète est formellement proscrite en islam, et que leur initiative ne manquerait pas d’entraîner une violente réaction de la communauté musulmane locale, forte d’environ 160 000 âmes ?
Le 30 septembre 2005, une douzaine de caricatures sont publiées par le Jyllands-Posten. Certaines sont anodines, et représentent le Prophète en simple berger. D’autres sont franchement incompréhensibles. Mais la plupart sont offensantes ou carrément injurieuses : elles dépeignent l’Envoyé de Dieu sous la forme d’un barbu patibulaire au nez crochu, coiffé d’une ceinture d’explosifs en guise de turban, brandissant un cimeterre, ou accueillant des kamikazes encore fumants aux portes du Paradis Une provocation caractérisée qui intervient dans un contexte particulièrement tendu. Le petit royaume nordique est en effet confronté à une inquiétante vague xénophobe, alimentée par la députée populiste Pia Kjaersgaard, fondatrice du Parti du peuple danois, qui a recueilli 13 % des suffrages aux législatives de février 2005. Authentique Pasionaria du combat anti-immigrés, Kjaersgaard, 54 ans, qui pense que les musulmans sont inassimilables dans la société danoise et ne cache pas son envie de changer de trottoir lorsqu’il lui arrive de croiser un immigré, soutient le gouvernement du Premier ministre libéral Anders Fogh Rasmussen. Minoritaire, celui-ci ne peut se passer de son appui au Parlement. Le Danemark a, ces dernières années, considérablement durci sa politique d’immigration et érigé des entraves quasi insurmontables au regroupement familial et à la naturalisation. De surcroît, il participe à la Coalition en Irak, où sont toujours ses soldats.
La publication des caricatures dans un journal populaire mais réputé proche du Premier ministre Rasmussen provoque un tollé sur place. Les représentants de la communauté musulmane manifestent et réclament des excuses officielles. Le gouvernement refuse net. Tout comme il refuse, fin octobre, de recevoir une dizaine d’ambassadeurs de pays musulmans. La polémique enfle. L’indignation gagne petit à petit la rue arabe et musulmane. De Rabat à Djakarta, des appels au boycottage des produits danois sont lancés. La colère des bonnes gens, outrés qu’on puisse se moquer du Prophète, est attisée par certains islamistes. Mais elle plonge aussi ses racines dans la conviction, largement partagée – et pas complètement infondée – selon laquelle artistes, éditorialistes et « humoristes » occidentaux se permettent avec l’islam ce qu’ils ne s’autoriseraient jamais avec le judaïsme. On n’insistera jamais assez sur les ravages du sentiment du « deux poids, deux mesures », ancré dans l’opinion arabe et musulmane, persuadée que les attaques contre l’islam participent d’une campagne déclenchée après le 11 septembre 2001.
Pétitions, lettres ouvertes, listes de produits scandinaves à boycotter commencent à se multiplier. Les diplomates danois tirent la sonnette d’alarme, et s’inquiètent des conséquences économiques d’un mouvement qui commence à s’étendre aux pays du Golfe. Gros exportateur de produits laitiers, le Danemark a des intérêts à défendre. Réunis au Caire le 29 décembre, les ministres des Affaires étrangères de la Ligue arabe condamnent les caricatures. Lors de ses vux de fin d’année, le Premier ministre danois tente, le 5 janvier 2006, de rectifier le tir, et revient sur l’affaire Jyllands-Posten dans un discours traduit en arabe. La liberté d’expression est « non négociable », c’est un droit fondamental, mais « toute forme d’expression, d’action ou de signes qui tenteraient de diaboliser un groupe de personnes sur la base de leur religion ou de leur origine ethnique » doit être condamnée.
Trop peu. Trop tard. Entre-temps, rapporte le quotidien français Libération, une délégation de représentants d’une vingtaine d’organisations islamiques danoises s’est rendue au Moyen-Orient. Pour jeter de l’huile sur le feu ? Impossible de l’affirmer avec certitude. Mais, troublante coïncidence, juste après son passage, les rumeurs les plus folles se mettent à circuler : des caricatures, qui ne sont pas celles du Jyllands-Posten, montrant – suprême outrage – le Prophète sous les traits d’un cochon ou dans des postures obscènes et insupportables seraient publiées sur Internet. Le gouvernement danois est obligé de démentir. Ambiance
La fièvre gagne la Norvège voisine le 10 janvier, lorsque le magazine chrétien Magazinet décide, à son tour, de publier les caricatures parues dans le journal danois. Difficile, cette fois, de plaider le malentendu ou l’ignorance. C’est une provocation délibérée, vécue comme telle dans les pays islamiques. C’est l’escalade. Le 21, l’Union internationale des oulémas menace d’appeler au boycottage des produits danois et norvégiens. Les effets de la grogne des consommateurs moyen-orientaux commencent à se faire sentir. Le groupe agroalimentaire Nestlé, qui craint l’amalgame, prend les devants, achète de coûteux encarts publicitaires dans les journaux arabes, comme Al-Sharq Al-Awsat, pour préciser que ses produits sont bien made in Switzerland La chaîne d’hypermarchés Carrefour, implantée notamment en Égypte et à Dubaï, décide d’arrêter la distribution des produits danois. Le groupe laitier Arla Foods, à capitaux suédo-danois, numéro deux européen du secteur, constate l’effondrement de ses ventes, qui atteignaient quotidiennement 1,5 million de dollars au Moyen-Orient, et ferme son usine de Riyad. Paradoxe : un millier de salariés, musulmans dans leur grande majorité, se retrouvent au chômage technique ! À Copenhague, les chefs d’entreprise font grise mine : le Danemark a exporté l’an passé pour 1 milliard de dollars de marchandises vers les pays du Golfe.
L’affaire vire à la crise diplomatique le 26 janvier, lorsque le royaume saoudien rappelle son ambassadeur au Danemark. Un geste immédiatement imité par l’Iran et la Libye, qui franchit même un palier supplémentaire en fermant son ambassade à Copenhague. Des mesures décidées dans la précipitation, par des régimes sur la défensive, soucieux de se mettre au diapason d’une opinion publique chauffée à blanc par la propagande islamiste. À Gaza, les manifestations se multiplient, on piétine et brûle les drapeaux scandinaves. Un peu partout, les esprits s’enflamment. On se croirait revenu aux pires heures de l’affaire Salman Rushdie. Les autorités danoises peinent à cacher leur désarroi. Elles multiplient les démentis, les mises au point. Décident d’évacuer leurs ressortissants de Gaza, conseillent à ceux qui se trouvent en Cisjordanie de partir. Et appellent leurs compatriotes à faire preuve de vigilance accrue en Algérie, en Égypte, en Jordanie, au Liban, en Arabie saoudite, en Syrie et au Pakistan. C’est la psychose. Les apprentis sorciers du Jyllands-Posten finissent par faire amende honorable. Et publient un éditorial d’excuses, le 30 janvier, imités le lendemain par les Norvégiens de Magazinet. En vain. L’affaire a pris une tournure européenne, avec la publication, par plusieurs journaux français, italiens, espagnols, néerlandais, allemands et hongrois, des caricatures incriminées. Au nom, toujours, de la liberté d’expression, du droit à l’information. Les journaux britanniques, en revanche, se sont sagement abstenus de reproduire des dessins « susceptibles d’offenser ». Et « pas nécessaires à la compréhension du sujet ». Une réaction d’autocensure qui s’explique en bonne partie par le traumatisme provoqué par les attentats de juillet 2005 à Londres. Prévisible, le bouillonnement de ces derniers jours n’est pas sans rappeler l’emballement qui avait suivi la fatwa contre les Versets sataniques de Salman Rushdie, en 1989, les polémiques nées autour des écrits de Taslima Nasreen ou, plus près de nous, la querelle du voile islamique français. Avec à chaque fois à peu près les mêmes ingrédients, les mêmes provocations, les mêmes outrances, les mêmes dérapages, et, au final, le même délire, et le sentiment consternant d’une formidable incompréhension entre musulmans et Occidentaux. Islam rétrograde et intolérant contre valeurs fondatrices – et non négociables – de la civilisation européenne. Une pièce cent fois rejouée par des « idiots utiles ». Un dialogue de sourds pathétique qui sert objectivement les desseins des extrémistes des deux bords, islamistes et populistes xénophobes européens, qui ne cessent de marquer des points.

(Lire aussi « En vérité », par Chedli Klibi, p. 28.)

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