Quand Hollywood trahit les écrivains

De nombreux cas de films tirés de chefs-d’oeuvre littéraires posent la question de l’intégrité de l’oeuvre d’art. Notre collaborateur, lui-même écrivain, s’indigne du traitement cavalier qu’on fait parfois subir à la littérature.

Publié le 6 février 2006 Lecture : 6 minutes.

Pauvre Marcel
A cause d’un film, beaucoup de gens croient que le baron de Charlus, personnage de roman, ressemblait à Alain Delon. C’est faux, c’est anachronique, c’est ridicule et c’est même scandaleux. Charlus était gros, sinon obèse, il était très efféminé, il se poudrait et se maquillait, et son apparence était grotesque. Il se dandinait en marchant. C’est ainsi que Marcel Proust l’a voulu, c’est ainsi qu’il l’a dépeint. Vous voyez une ressemblance avec Delon ? Moi non plus. Mais voilà qu’un producteur veut faire de l’argent sur le dos de ce pauvre Marcel, qui n’est plus là pour se défendre. Il faut au producteur une vedette. Pourquoi pas Delon ? Celui-ci n’a pas l’élégance de refuser ; plus probablement, il n’a jamais lu Proust. Et voilà l’escroquerie mise en place. Cela devient Un amour de Swann, film réalisé en 1984 par Volker Schlöndorff et qu’on remarqua surtout pour les décors et les costumes (deux Césars en 1985). Tous ceux qui disent « pas besoin de lire le livre, j’ai vu le film » ne se rendent pas compte qu’ils n’ont rien compris à Proust ; car si le difforme Charlus a la beauté froide de Delon, tout le pathétique de sa vie disparaît, il ne reste qu’un bel esthète aux goûts étranges. Ça n’a aucun intérêt.
Je me suis souvenu de cette déception aujourd’hui un peu recuite en allant voir Troie, le film qu’a réalisé l’an dernier Wolfgang Petersen. En principe, je ne vais jamais voir les films tirés de chefs-d’uvre littéraires pour ne pas m’étouffer d’indignation dès la première bobine. Mais pour les beaux yeux de Diane Kruger, qui joue la belle Hélène, j’ai fait une exception. Mal m’en a pris ! En fait de beaux yeux, j’aurais dû faire comme dipe et crever les miens plutôt que d’aller voir cette agression caractérisée contre la littérature et la mythologie.

Pauvre Homère Tout d’abord, où sont les dieux ? Ai-je rêvé le cours de littérature ou est-il patent que L’Iliade est peuplé de dieux qui interviennent à tout bout de champ – et de contrechamp – dans l’histoire ? Exact, répond le réalisateur ; et il ajoute froidement :
– Je les ai tous supprimés, car ils sont niais et n’ajoutent rien à l’action.
Relisez cette phrase lentement. Monsieur Wolfgang Petersen, né en 1941 en Basse-Saxe a supprimé les dieux. Nous savons depuis Nietzsche que Dieu est mort, et même tous les dieux, mais, avant que Wolfgang ne se dénonce, nous ignorions qui les avait envoyés ad patres. Nous le savons désormais. En plus, il s’en vante !
Petersen, de père anglais et de mère allemande, titulaire de la plus haute décoration bavaroise (pour avoir trucidé Jéhovah ?), est un ressortissant de la vieille Europe. Voilà qui aggrave son cas : il ne nous est même pas loisible d’entonner le couplet traditionnel de la barbarie culturelle américaine qui transforme Achille et Hector en héros de bande dessinée aux muscles gonflés aux stéroïdes. Petersen a-t-il jamais entendu parler de son compatriote Heinrich Schliemann, le grand Schliemann qui dilapida son immense fortune pour retrouver Troie, le poème d’Homère à la main ?
Vous n’arrivez pas encore à vous indigner ? Bon. Mais alors, que pensez-vous de ce détail : dans la Troie de ce maudit Petersen, Nathan Jones joue le rôle d’un certain Boagrius ou Boagrios. (Achille, sous l’espèce du mignon Brad Pitt, étripe ce géant et donne ainsi une province de plus à Agamemnon.) Or ce personnage n’existe pas dans la mythologie grecque, ni dans aucune des versions connues de L’Iliade. En fait, Boagrios était un cours d’eau, comme on peut le vérifier dans l’index de L’Iliade, édition de la Pléiade, page 1073. Mais chut ! Ne le dites pas à Nathan Jones, il pourrait avoir des problèmes d’identité.
D’accord, il nous arrive tous, un jour de fatigue, de confondre un homme avec un fleuve. Mais si on peut pardonner l’étourderie, quid de l’équarrissage ? Les scénaristes de Troie n’y sont pas allés de main morte. Dans L’Iliade, Hélène et Ménélas retournent ensemble à Sparte après la chute de Troie ; mais dans le film, Ménélas, interprété par Brandon Gleeson, est tué par Hector et la belle Hélène quitte la ville avec Andromaque et Enée. Pourquoi se gêner ? Homère n’est plus là pour s’en offusquer et ses héritiers les Grecs mangent chez McDonald’s et n’osent pas contrarier Hollywood.
Mais passons – avec difficulté – sur ces erreurs factuelles, ces distorsions volontaires et la trahison généralisée. Que dire, en revanche, des dialogues ? Peut-on croire un seul instant que l’altière Hélène, dont la passion a déclenché une sorte de guerre mondiale avant la lettre, puisse dire quelque chose comme :
– Je ne veux pas d’un héros comme mari, je veux un homme auprès de qui vieillir.
Pourtant, elle les prononce, ces mots. C’est quoi, ça ? Le chapitre trente-deux d’une telenovela brésilienne ? Un papotage entre monsieur Prud’homme et sa bourgeoise ? En tout cas, c’est absurde, c’est affolant, jamais Hélène ne dirait ça. Si L’Iliade a survécu à deux millénaires, c’est justement parce que ses personnages sont absolument hors du commun. Le Bas-Saxon Petersen fait de héros mythiques des personnages de vaudeville. En voilà un qui n’a rien compris ni à la tragédie ni à la mythologie. C’est son problème ; mais a-t-il le droit de violer Homère ?

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Pauvre Annie
Le 13 octobre 1997, le prestigieux New Yorker publia une nouvelle de l’écrivain américain Annie Proulx, intitulée « Brokeback Mountain ». Plus tard, la nouvelle, enrichie d’un prologue, fut reprise dans un recueil de nouvelles intitulé Close Range. À la lecture, comme beaucoup d’autres admirateurs de madame Proulx, j’eus le souffle coupé. Il faut dire que c’est un miracle d’écriture. Quant à l’histoire, elle est étonnamment simple : au cours de l’été 1963, deux jeunes hommes, un cow-boy de rodéo et un garçon de ferme, font connaissance dans les plateaux du Wyoming. Leur amitié se transforme en une passion amoureuse, un peu fruste, toujours imprévisible, et qui va durer toute leur vie. C’est beau et c’est dérangeant.
Ici, ce n’est pas la version filmée qui fait problème. Elle est plutôt fidèle, et c’est même un exploit que de réussir à respecter l’esprit d’une nouvelle, courte et sobre, dans un film qui s’étale quand même sur plus de deux heures (134 minutes pour être précis). Ce qui m’indigne, en revanche, c’est le hold-up exercé par le réalisateur, le malgré tout talentueux Ang Lee, sur la création d’Annie Proulx.
– Mon film, disait-il en souriant de toutes ses dents après avoir reçu le Golden Globe du meilleur réalisateur.
Comment ça, ton film ? Et Annie, elle compte pour du beurre ? Je ne suis pas un expert du cinématographe et je me doute bien que des hectolitres d’encre ont été déversés dans le difficile débat de l’uvre d’art, de son légitime propriétaire, etc. Mais franchement, ça ne passe pas, quand sur toutes les chaînes on annonce la consécration de « Brokeback Mountain, le film d’Ang Lee ». Plus extraordinaire encore, Larry McMurtry et Diane Ossana reçurent le Golden Globe du meilleur scénario (!) sans aucune mention du fait que ce scénario n’est au fond que des paroles plaquées sur le beau texte d’Annie Proulx, qui se suffit à lui-même. Si on accepte cela, alors Les Misérables sont d’Alain Boublil et au diable le père Hugo. D’ailleurs, Alain Boublil et Claude-Michel Schönberg ne reçurent-ils pas en 1987 à Broadway le Tony du meilleur livret ? Mais on peut aller plus loin : sur l’affiche du Bossu de Notre Dame produit en 1996 par Walt Disney, on peut chercher en vain le nom de Victor Hugo : il n’y figure tout simplement pas. Que nous reste-t-il à dire ? Rien. Rideau !

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