Gbagbo dans la crise

Déterminé, rieur, manoeuvrier… Le chef de l’Etat n’a pas changé. Y compris depuis que son pouvoir est chaque jour un peu plus fragilisé.

Publié le 6 février 2006 Lecture : 6 minutes.

S’il y a une seule chose que la crise persistante dans son pays n’a pas réussi à arracher à Laurent Gbagbo, c’est bien sa bonne humeur. Depuis la nuit du 18 au 19 septembre 2002, où une tentative de coup d’État a dégénéré en rébellion armée, le chef de l’État ivoirien garde le sourire et affiche une mine éclatante. Stratégie de communication ? Arme de guerre psychologique ? Ou simple choix de faire contre mauvaise fortune bon cur ? En tout cas, Gbagbo rit à pleines dents, et fait rire. À table, avec ses amis, ou même parfois au bureau, il raconte des blagues aussi hilarantes les unes que les autres. Ainsi de celle-ci : « Un jour, raconte-t-il, un Africain rencontre en pleine forêt un génie capable d’exaucer tous ses vux.
– Dites-moi tout ce que vous voulez et je vous l’accorde tout de suite, lui propose le génie.
– Argent, réussite, prestige vous pouvez m’octroyer tout ce que je désire ? insiste l’Africain.
– Bien sûr. À une seule condition, toutefois : ton voisin recevra le double de ce que tu auras. Si je t’accorde 2 milliards, il en aura 4.
– Ce que vous dites est valable en bien comme en mal ?
– Évidemment, répond le génie, si tu me demandes de te jeter un malheur, ton voisin en subira le double.
– Eh bien, se décide l’Africain, crève-moi un il. Je vais devenir borgne et mon voisin, aveugle. »
Morale de l’histoire, selon Gbagbo : « Les gens peuvent vraiment être méchants chez nous. Qu’est-ce qui est en train de détruire la Côte d’Ivoire, si ce n’est la méchanceté ? Alors que la relance de l’économie était sur les rails, cette guerre a été entreprise par des personnes méchantes qui ont voulu casser mon action et faire échouer mon mandat. »
S’il refuse de le laisser paraître, le numéro un ivoirien est affecté, agacé par l’occupation de la partie nord de son pays par une rébellion, éprouvé par plus de quarante mois passés à échafauder des stratégies pour gérer une interminable crise politico-militaire
« Je suis fatigué », lâche-t-il de plus en plus souvent, s’estimant chaque jour davantage victime de surenchères de la part de ses adversaires politiques et de la communauté internationale. Les signes de lassitude se lisent sur son visage, éprouvé par des nuits blanches. Et sur ses cheveux qui virent du poivre sel au sel tout court. Il n’est pas rare qu’il interrompe brusquement une discussion pour plonger dans une intense réflexion, laissant pantois son interlocuteur.
En fait, Gbagbo se pose beaucoup de questions, mais refuse de trahir le moindre signe de faiblesse. Le 17 janvier, alors qu’Abidjan est aux mains des « Jeunes Patriotes », que l’attaque du siège de l’Onuci risque de provoquer des dérapages, que court une pressante rumeur d’une imminente intervention de la force française Licorne, il affiche une sérénité qui désarçonne ses visiteurs. Il prend à partie Pierre Schori, le représentant du secrétaire général de l’ONU, qui évoque sa responsabilité dans les agissements des « Jeunes Patriotes ».
Pourquoi joue-t-il la tension, dans un moment lourd de dangers ? « Moi, on ne me menace pas », répond Gbagbo. Une phrase qui en dit long sur sa personnalité.
Aguerri au combat politique par des années de clandestinité et d’opposition au régime de feu Félix Houphouët-Boigny, Laurent Gbagbo n’est au meilleur de sa forme que dans l’adversité. Rusé, manuvrier, politique jusqu’à la caricature, le chef de l’État ivoirien a plusieurs fois prouvé au cours de cette crise sa capacité à retourner à son avantage les situations les plus compromises. Dernier exemple en date : dessaisi de facto de ses pouvoirs régaliens par la résolution 1633 du 21 octobre du Conseil de sécurité de l’ONU, qui transfère tous les pouvoirs au Premier ministre, Charles Konan Banny, et à un Groupe de travail international (GTI), Gbagbo refuse de se cantonner à inaugurer les chrysanthèmes.
Du 16 au 19 janvier, les « Jeunes Patriotes » paralysent Abidjan pour s’attaquer à la proposition du GTI de ne pas proroger le mandat des députés arrivé à expiration le 16 décembre. Arguant de la protection des institutions, ils fixent des lignes rouges à Konan Banny et à la communauté internationale. De fait, ils cherchent à remettre dans le jeu Gbagbo, qui, lui, jure n’être pour rien dans le soulèvement : « Les Jeunes Patriotes ont grandi dans un contexte où nous combattions pour le respect de la démocratie dans notre pays. Ils ont acquis des réflexes de défense des institutions. » En lâchant ces mots, il affiche une naïveté qu’on a peine à croire.
En réalité, en dépit des résolutions internationales et des accords de paix, Gbagbo ne s’est jamais résolu à abandonner ses prérogatives de chef de l’État, ni à accepter la mise sous tutelle de son pays. Autour du dîner qui réunit, le 20 janvier, amis et relations à la résidence, il s’en explique, en prenant à témoin l’un des invités, l’architecte Pierre Fakhoury : « Pierre, en tant qu’architecte, tu peux accepter de supprimer des fantaisies, mais sûrement pas les piliers qui supportent l’ouvrage que tu édifies. De la même façon, je peux tout concéder, sauf laisser défaire des charpentes de l’État comme l’Assemblée nationale. J’ai accueilli des rebelles dans mon gouvernement, abandonné un ministère de souveraineté comme les Finances. Mais je ne peux permettre qu’on sape les fondements du pouvoir. »
Ce pouvoir qu’il a si longtemps désiré et pour lequel il a connu prison, clandestinité et brimades de toutes sortes, et qu’il tient à garder pour, dit-il, « réaliser (son) projet de société ». Gbagbo est convaincu d’une chose : de tous ceux qui se disputent aujourd’hui le fauteuil présidentiel, il est le plus légitime pour l’occuper. « En France, il y a une nouvelle notion : la traçabilité. Elle me paraît fondamentale. Quelqu’un qui veut compter dans un pays doit avoir une trace, un parcours, un passé Mes adversaires, sponsorisés par l’extérieur, n’ont rien de tout cela. Je peux me prévaloir d’avoir derrière moi trente ans de combat politique, et de n’avoir pas été fait à coups de promotions. »
Et le numéro un ivoirien de signaler la présence d’un autre convive, Charles Blé Goudé, un des visiteurs les plus fréquents au palais : « Vous voyez ce jeune. On peut l’aimer comme on peut le détester. Mais personne ne peut lui dénier une chose : il a un passé, il a livré des combats, et il existe comme leader. Son seul handicap, c’est son âge. Mais c’est un redoutable sorcier. » Dans le jargon de Gbagbo, la sorcellerie veut dire la politique, les sorciers, ceux qui la pratiquent, une activité réservée aux seuls initiés. Comme elle relève du mystique, la sorcellerie se fait dans l’ombre. Gbagbo ne peaufine les stratégies avec ses proches qu’au cours de ce qu’il appelle « les heures militantes », celles de la nuit. Pendant qu’Abidjan dort, il reçoit, parfois jusqu’à l’aube, ministres, militaires, « patriotes », vendeurs d’armes Et le matin, quand la ville se réveille, lui dort et ne quitte son lit qu’entre 11 heures et midi.
La seule nuit de la semaine qui échappe à cette règle est celle du vendredi, consacrée à la prière avec son épouse Simone, et d’autres amis, sous la direction du « prophète » Moïse Koré, chef de Shekina Glory Memories. Proche de l’Église évangélique Foursquare, Gbagbo prie, invoque l’aide de Dieu pour remporter une guerre que certains de ses proches qualifient de « combat du bien contre le mal ». C’est le sens que le premier des Ivoiriens entend donner à son action : « Je veux réunifier ce pays, faire revenir la démocratie, faire accéder les Ivoiriens à l’école gratuite, à la couverture médicale universelle… Ce serait insensé que je sorte de l’Histoire par la petite porte, après des décennies de combat. »
Et l’historien, convaincu d’avoir Dieu et la vérité de son côté, de prophétiser son triomphe à venir : « Je suis comme le général de Gaulle avant la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il était incompris, traité comme un paria, isolé. Il a fini par avoir raison sur tous. »

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