Du nouveau dans l’affaire Rouissi
Au terme de la mission de l’IER, qui s’est achevée en novembre 2005, les investigations se sont poursuivies sur soixante-six cas ?de disparition. L’un d’entre eux commence à être élucidé.
L’Instance Équité et Réconciliation (IER) chargée de faire la lumière sur les graves violations des droits de l’homme au Maroc a élucidé le sort de 742 personnes portées disparues. Son immense travail a porté sur une période allant de l’indépendance à la fin du règne de Hassan II (1956-1999). Au terme de sa mission, qui s’est achevée le 30 novembre 2005, les investigations se sont poursuivies sur 66 cas. Et c’est le Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH) qui a pris le relais. Sans risque de décalage ou d’interruption, ne serait-ce que parce que Driss Benzekri, ancien président de l’IER, est président du CCDH.
Ce souci de continuité et d’efficacité a porté ses fruits. L’un des 66 dossiers répertoriés est en train de connaître une conclusion. L’affaire dont il s’agit compte à la fois parmi les plus emblématiques et les plus mystérieuses.
Abdelhak Rouissi a disparu le 4 octobre 1964, six jours avant son vingt-cinquième anniversaire. Employé à la Banque du Maroc à Casablanca, il venait de s’installer dans un deux-pièces sur le boulevard Hassan-II. Il appartenait à une famille patriotique plutôt aisée. Son père, qui avait tâté de la prison sous le protectorat, avait mis une maison à la disposition du Parti démocratique de l’indépendance (PDI). Abdelhak était l’aîné d’une famille de quatre filles et quatre garçons. Il avait fréquenté le lycée français, il lisait les bons auteurs : Sartre, Camus, Malraux, mais aussi Bertrand Russell ; il tenait à son Monde tous les jours. Ses idées étaient celles de la gauche à l’époque : il était contre la « Constitution octroyée » en décembre 1962, n’approuvait point la « guerre des Sables » avec l’Algérie en octobre 1963, participait aux grèves de l’Union marocaine du travail (UMT), qui n’avait rien de révolutionnaire. Quarante ans après, nul ne lui a découvert la moindre activité qui aurait pu inquiéter le pouvoir et déclencher ses foudres.
Deux semaines avant sa disparition, il avait été convoqué au commissariat. On lui avait lancé un avertissement laconique : « Occupe-toi de tes oignons ! » Sans plus d’explication. Un lundi, il ne se rend pas à son travail. Son père l’apprend le lendemain et prévient aussitôt la police. On visite l’appartement pour découvrir qu’il avait été mis à sac. On trouve aussi des traces de sang. La police place les scellés, déclare qu’elle ouvre une enquête. Une plainte est déposée. Plus rien.
Le père, Si Hassan, meurt en 1980 sans avoir eu la moindre nouvelle de son fils, ni la moindre explication sur sa disparition. Toute la famille aura en partage ce deuil sans début ni fin, aussi bien les frères et surs qui ont connu Abdelhak que ceux et celles qui sont venus au monde après son absence. Bien entendu, la révolte couvait chez les Rouissi, entraînant arrestations, condamnations, disparitions même. Mais tout le monde finissait par réapparaître. Avec le retour de chacun des enfants, la mère redoublait d’espoir de revoir son aîné, Abdelhak, « celui qu’elle adorait le plus ». Lalla Fatima mourra en août 2003 sans comprendre pourquoi lui n’est jamais revenu.
Une autre femme ne s’est jamais résignée : sa sur, Khadija. Elle avait 1 an en octobre 1964 lorsque Abdelhak est devenu du jour au lendemain un mort sans sépulture. À 14 ans, elle décide de remuer ciel et terre pour connaître le sort de son frère. C’est grâce à elle que l’affaire Abdelhak Rouissi a été révélée à l’opinion. En 1985, elle a été arrêtée et enfermée au sinistre Derb Moulay Chérif, à Casablanca. Atteinte de typhoïde, elle a failli mourir. Elle créera une ONG pour donner plus de retentissement à son action. Elle fera partie de ceux qui, autour de Driss Benzekri, militeront au sein du Forum Vérité et Justice qui précédera et préparera la création de l’IER.
Ce sont les investigations menées par une figure discrète de l’IER qui vont aboutir à l’élucidation de l’affaire Rouissi. Celui que tout le monde désigne par son nom de guerre, Abbas, s’appelle M’barek Bouderka. Il vient de loin, de très loin. Son itinéraire donne une idée des transformations en profondeur et en douceur que le royaume chérifien connaît depuis la mort de Hassan II. Originaire du Souss, la région d’Agadir, il a fréquenté le collège Nahda, à Salé, fondé par le vétéran du nationalisme marocain Aboubakr Kadiri. Dans les manifestations organisées par l’Union nationale des étudiants du Maroc (Unem) qui mobilisaient autant les lycées que les facultés, il se fait remarquer et il est recruté dans les cellules clandestines téléguidées par le Fqih Mohamed Basri dans le cadre du « complot de juillet 1963 ». La conspiration ayant été décapitée par la police d’Oufkir, ces cellules-là ne furent jamais activées. Lorsque le Fqih remet ça dix ans plus tard et fomente des opérations de guérilla urbaine et des maquis dans le Moyen-Atlas, on retrouve les anciens membres des cellules dormantes de 1963. Parmi celles-ci, deux jeunes gens n’auront pas le même destin. Omar Dehkoun est condamné à mort et exécuté ; Bouderka, devenu entre-temps avocat dans le cabinet de Abderrahim Bouadid, le leader légaliste de la gauche, également condamné à la peine capitale, échappe à l’arrestation. Il s’installe à Paris avec sa femme et ses deux enfants. Proche d’Abderrahmane Youssoufi, le Premier ministre de l’alternance, il ne rentre qu’en mars 2001 malgré la proclamation de l’amnistie générale dès 1994. Après la mort de Hassan II (23 juillet 1999), Abbas se consacre à la défense des droits de l’homme. Il participe aux contacts discrets qui ont abouti au retour au Maroc, souhaité par le nouveau roi, d’Abraham Serfaty en septembre 1999. En décembre 2002, Mohammed VI le nomme membre du CCDH. C’est au sein de l’IER qu’il donnera toute sa mesure, en jouant un rôle majeur dans les investigations sur les disparus.
Dans ces milieux où la collégialité est la règle et la modestie une vertu cardinale, il paraît malaisé de créditer quelqu’un en particulier d’une action surtout lorsqu’elle aboutit. Mais les derniers développements de l’enquête sur l’affaire Rouissi, il semble bien qu’on les doit à Abbas. Interrogé, l’intéressé esquive, mais il fournit des détails fort instructifs. Les recherches menées de longue main ont abouti au cimetière de Ben M’Sik à Casablanca, plus précisément au carré des anonymes. Deux tombes creusées à l’époque de la disparition de Rouissi retiennent l’attention. Dans la première repose, selon le registre de la morgue, « X ben X » (en français). Autre détail : il a été enterré le 9 octobre 1964, cinq jours après la disparition d’Abdelhak. Pour la seconde tombe, on découvre la mention d’un prénom, sans plus : Abdelhak, enterré le 16 novembre 1964. Pour en savoir davantage, la décision est prise le 19 janvier 2006 d’exhumer les dépouilles : « X ben X » n’a pas de dents. « Abdelhak » ? La famille est formelle : c’est lui. Pour trancher définitivement, on procède à l’examen de l’ADN, dont les résultats devraient être connus dans quelques semaines.
Si, comme il est probable, la conclusion de la famille était confirmée, les funérailles pourront avoir lieu. Elles devraient rassembler beaucoup de monde. L’affaire Abdelhak Rouissi touche de près les Marocains qui, sans doute, ont été sensibles au combat de sa sur Khadija. Ce n’est pas tout. Plus que les autres cas de disparition, cette affaire illustre un cas de grave violation des droits de l’homme dans toute sa pureté. Dans le royaume de Hassan II, les atteintes aux libertés ont souvent été mêlées à des luttes pour le pouvoir où aucun des deux camps qui s’affrontent – ni le Palais ni la gauche – ne s’interdisait l’usage de la violence. À cet égard, Abdelhak Rouissi est une exception : il est une victime et rien d’autre. Et c’est parce qu’il est simplement une victime d’un pouvoir sans limites et sans contrôle qu’il apparaît comme le symbole de l’innocence absolue.
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