Chirac, le nucléaire et l’Iran

Publié le 6 février 2006 Lecture : 7 minutes.

Le général de Gaulle avait une sainte horreur des doctrines, qu’il savait fustiger avec des phrases assassines. Tant qu’il fut au pouvoir, il se contenta donc d’affirmer que la possession de l’arme atomique mettait la France à l’abri d’une attaque nucléaire : aucun agresseur potentiel ne douterait plus de la réalité d’une riposte de même niveau. Jamais de Gaulle n’a envisagé d’utiliser « la sombre et terrifiante capacité » de destruction de l’arsenal nucléaire français autrement que pour protéger la France contre une agression de cette nature.
Après le départ du Général, de nombreux « penseurs » militaires français ont précisé à leur tour les conditions d’emploi de l’armement atomique. Leur doctrine reposait sur l’idée que seule l’éventualité de représailles massives peut faire fléchir un adversaire plus puissant. Pour résumer : « Si vous menacez Strasbourg, je vitrifie Moscou. » Officiellement, ces principes n’ont pas varié après la fin du régime soviétique. La France a conservé sa panoplie nucléaire, sans trop s’interroger sur ses conditions d’emploi. Il n’est donc pas étonnant que le président de la République ait jugé bon de faire le point sur la question : « À quoi l’armement nucléaire français peut-il bien servir aujourd’hui ? »
En s’adressant, le 19 janvier, aux sous-mariniers de la force océanique stratégique de l’Île Longue, Jacques Chirac a voulu, semble-t-il, montrer à la fois la pérennité de la pensée stratégique française et son adaptation aux circonstances du moment.
En matière de pérennité, le chef de l’État a insisté sur l’aspect essentiellement dissuasif de l’arsenal nucléaire national : « Il ne saurait en aucun cas être question d’utiliser des moyens nucléaires à des fins militaires lors d’un conflit. » En résumé, le concept d’emploi reste bien le non-emploi. Étrange formulation ! Comment peut-on espérer faire peur avec des armes que l’on est décidé à ne pas employer ? Voire que l’on se vante même de ne pas vouloir employer !
Depuis des lustres, le concept de non-emploi donne bonne conscience aux politiques français. Surtout, d’ailleurs, aux hommes de gauche qui trouvent là un bon moyen de concilier leur soutien aux programmes nucléaires voulus par le président François Mitterrand et leur discours idéaliste, voire pacifiste. La prise de conscience de cette ambiguïté est la première nouveauté du dernier discours de Chirac. En effet, après avoir affirmé qu’il n’était pas question d’utiliser des armes nucléaires à des fins militaires, le président a ajouté : « Cette formule ne doit cependant pas laisser planer le doute sur notre volonté et notre capacité à mettre en uvre nos armes nucléaires. »
Si le sujet n’était aussi grave, une telle contradiction aurait de quoi faire rire… Afficher clairement l’ambiguïté n’en marque pas moins un progrès par rapport à la période où il était interdit de soulever le problème sans être immédiatement qualifié d’antinucléaire primaire Il est difficile de reprocher au président Chirac de rechercher, ensuite, à s’adapter aux circonstances, tenant compte à la fois de la disparition de la menace soviétique et de l’apparition du terrorisme de masse.
Sa première assertion est que « la dissuasion nucléaire n’est pas destinée à dissuader des terroristes fanatiques ». Rien à redire : c’est une évidence. « Pour autant, ajoute Chirac, les dirigeants d’États qui auraient recours à des moyens terroristes contre nous () doivent comprendre qu’ils s’exposent à une réponse ferme et adaptée de notre part. Cette réponse peut être conventionnelle. Elle peut aussi être d’une autre nature. »
La distinction est claire : le nucléaire est inutile face aux groupes terroristes, mais on peut envisager de l’utiliser pour dissuader un État qui serait prêt à utiliser des moyens terroristes. Est-ce crédible ? Cette menace peut-elle être dissuasive ?
Pour essayer de répondre à ces questions, prenons un exemple : l’Iran. Que l’on s’en réjouisse ou non, il est fort possible que, dans quelques années, Téhéran dispose de l’arme atomique. Que faire pour l’en empêcher ?
L’Iran est un immense pays, bien armé, habitué aux combats défensifs. Bien sûr, si les États-Unis n’étaient pas engagés sur d’autres champs de bataille, ils auraient les moyens de lancer une grande offensive terrestre pour détruire les sites nucléaires iraniens. Mais, aujourd’hui, il y a l’Irak et il y a l’Afghanistan. Et l’armée américaine est déjà presque à bout de souffle. Quant à Tsahal, l’armée d’Israël, elle n’a aucune capacité à se projeter aussi loin de ses bases.
Nombreux sont ceux qui songent à une attaque aérienne, un peu sur le modèle du raid israélien contre la centrale irakienne Osirak. Mais il ne faut pas prendre les Iraniens pour des sots ! Ils savent quels risques ils encourent et, s’ils décident d’enrichir secrètement de l’uranium, ils le feront sous terre, dans des galeries à flanc de montagne. Or, l’efficacité des bombes aériennes classiques, même lorsqu’elles sont dites « perforantes », ne dépasse guère une douzaine de mètres de profondeur. Il est donc facile de s’en protéger.
Reste l’attaque nucléaire ciblée. Contrairement à bien des idées reçues, même une charge nucléaire puissante ne suffit pas forcément à détruire une installation souterraine profonde. En outre, une attaque nucléaire avec impact au sol contre un objectif profond entraîne une pollution considérable par poussières radioactives. Une pollution qui ferait le tour de la planète avec de graves conséquences.
Peut-on compter davantage sur une dissuasion « antiforces » ou « anticités » pour empêcher les Iraniens de construire leur arme nucléaire ? Peut-on imaginer qu’un grand État fasse savoir à l’Iran : « Si vous n’arrêtez pas votre programme d’enrichissement, si vous n’ouvrez pas vos portes à nos inspecteurs, nous allons tirer sur vos installations militaires ou sur vos villes » ? Des armes classiques seraient sans doute sans effet. L’Iran poursuivrait son programme avec une volonté renforcée. Quant à utiliser l’arme nucléaire, est-il seulement concevable de faire croire que l’on est prêt à massacrer des civils, enfants, femmes, vieillards, uniquement pour empêcher un État de faire ce que tant d’autres ont fait avant lui ?
De tout ceci doit-on conclure que l’armement nucléaire de l’Iran est inéluctable ? Certes non. L’avenir politique de ce pays est bien incertain et ses responsables souvent divisés. Mais cette éventualité n’est pas à exclure, même à relativement court terme. Quelles conclusions faut-il en tirer ? Si l’Iran devenait une puissance nucléaire, une attaque signée, annoncée, contre l’Occident, voire contre Israël, ne serait sans doute pas à craindre : la riposte serait tellement massive, tellement évidente, que personne, aussi fanatique soit-il, ne prendrait une telle décision.
Plus plausible, en revanche, serait une action indirecte où l’Iran, en sous-main, procurerait à un groupe terroriste de sa mouvance les quelques kilos d’uranium enrichi nécessaires pour fabriquer une bombe simple, semblable à celle d’Hiroshima. Ce groupe pourrait alors installer cette bombe, par exemple, dans la cale d’un bateau de pêche ou de commerce. Et faire « chanter » un gouvernement avec la menace d’une catastrophe.
Si celle-ci s’exerçait contre la France, c’est alors que la nouvelle dissuasion de Chirac pourrait peut-être jouer. Imaginons :
Le groupe terroriste : « Libérez tous nos combattants, sinon nous allons faire sauter un de vos ports. »
Le gouvernement français : « C’est au gouvernement iranien que nous nous adressons : si vous laissez vos amis passer à l’acte, c’est vous qui en subirez les conséquences. Nous savons que vous êtes les instigateurs du chantage terroriste, que c’est vous qui avez fourni au groupe de quoi fabriquer sa bombe. »
Le résultat de ce « contre-chantage » serait incertain. Mais comme aurait dit le général de Gaulle, l’armement nucléaire français et la nouvelle formulation de la doctrine ne pourraient qu’influencer « au moins quelque peu » les positions iraniennes.
Si un tel scénario est heureusement peu vraisemblable, il existe aujourd’hui des menaces terroristes beaucoup plus plausibles, comme le risque dit de « bombe sale » – ou de pollution radioactive – contre lequel de nombreux États devraient se prémunir. Mais cet exemple montre que l’évolution de la doctrine militaire française n’est pas dépourvue de toute logique.
En justifiant ses dépenses militaires par la nécessité de faire face, avec des armes moins puissantes que les armes stratégiques de naguère, à d’éventuels États terroristes, Chirac reste dans son rôle habituel de défenseur inconditionnel de l’armement nucléaire français. L’ennui, le grave ennui, est que, ce faisant, il contribue à augmenter un risque de prolifération qu’il est pourtant le premier à dénoncer.
Il donne des arguments à des puissances émergentes qui cherchent à se doter de l’arme nucléaire sans se couper de la majorité des membres de l’ONU. L’Iran aura beau jeu de dire que « compte tenu des nouvelles orientations nucléaires des États-Unis et de la France, il est de plus en plus clair que ces pays sont prêts à utiliser leurs armes nucléaires pour assurer leur domination militaire et économique du monde. () À côté de nous, les Israéliens disposent d’une puissance nucléaire importante et notre devoir est de l’équilibrer ».
Est-ce bien le moment de donner de tels arguments aux Iraniens ? Ne serait-il pas plus sage de s’orienter plus fermement vers « le monde sans armes nucléaires » que prônait Mikhaïl Gorbatchev et, pour commencer, de réaffirmer clairement que nul n’a le droit d’ouvrir le feu nucléaire ?

* Ancien chef d’état-major adjoint de l’armée de l’air française, le général Copel est l’auteur de Prévenir le pire (Michalon, 2004), un ouvrage consacré aux catastrophes d’origine terroriste, et de Vaincre la guerre.

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