Réflexion Zenawi, le maître illusionniste d’Addis-Abeba

Publié le 5 décembre 2005 Lecture : 6 minutes.

La communauté internationale, Anglo-Saxons en tête, le claironnait : elle détenait enfin son carré d’as en Afrique subsaharienne. Au début des années 1990, un quarteron de jeunes guérilleros venait de s’emparer du pouvoir en Ouganda, au Rwanda, en Éthiopie et en Érythrée. Ces nouveaux magiciens allaient ouvrir la voie qui sortirait le continent du bourbier dont était responsable une génération de dictateurs et autres satrapes, modèle Mobutu ou Idi Amin Dada.
En entrant en guerre contre leur voisin congolais, Museveni et Kagamé ont dessillé les yeux de leurs adulateurs. Sous la férule d’Issayas Afewerki, autrefois chef charismatique d’une guérilla exemplaire, le régime érythréen a consterné tous ses amis étrangers. Mais par quel mystère Mélès Zenawi est-il resté si longtemps le champion toutes catégories de l’illusion ?
Il naît en 1955 à Adwa, une bourgade perdue du Tigré, tirée de l’oubli quand l’empereur Ménélik y écrase en 1896 l’armée coloniale italienne. Cette province de l’extrême nord du Tigré est le berceau de la culture de l’Abyssinie, le coeur de l’Empire éthiopien. Elle magnifie la force, sanctifie la hiérarchie, consacre l’exercice arrogant de l’arbitraire et, symétriquement, une soumission fataliste et déférente aux puissants. Elle baigne dans le culte du secret et de la dissimulation et fait de la conspiration une norme de conduite. Elle cultive le double langage à travers des discours et écrits dont le sens caché prime le sens immédiat.
L’enfance de Mélès, né dans une famille de la petite aristocratie, est pétrie de cette culture féodale. Quand il « monte » à Addis-Abeba pour poursuivre des études où il se montrera brillantissime, la seule culture alternative est portée par le mouvement étudiant, alors le plus puissant d’Afrique subsaharienne. Il fait d’un marxisme rudimentaire la seule voie pour sortir l’Éthiopie de son arriération, et de Mao ou du Che ses idoles. Son dogme : le pouvoir est au bout du fusil dont doit se saisir une avant-garde éclairée pour diriger le combat des « masses ». Tous les mouvements de guérillas qui vont alors émerger, à commencer par le Front populaire de libération du Tigré, opéreront une fusion entre ces deux cultures, adoptant nombre de leurs traits communs et surtout les pratiques autoritaires qu’elles véhiculent.
Fondé en 1975 par sept étudiants, le Front restera toujours dirigé par une chapelle d’intellectuels qui pousseront le centralisme au paroxysme. Ces derniers n’intégreront jamais un paysan bien qu’ils prétendent conduire une lutte de libération paysanne. Après avoir essuyé les critiques de militants de base, ils édictent qu’aucune « idée nouvelle » ne peut être débattue dans une quelconque instance du Front sans leur accord préalable, sous peine de « factionnalisme » puni de mort. La concentration du pouvoir comme l’opacité de son exercice s’accentueront encore quand l’« avant-garde » autoproclamée du Front formera la Ligue marxiste-léniniste du Tigré, qui le dirigera secrètement à partir de 1985. Mélès Zenawi en est l’architecte.
Il n’était pourtant pas un membre fondateur du Front. Il avait déserté le premier groupe de militants partis pour suivre une formation militaire auprès des combattants érythréens. Par peur, disent ses détracteurs, il évite soigneusement les champs de bataille. Mais il domine intellectuellement de la tête et des épaules ces intellectuels qui dirigent le Front. Il est imbattable pour manipuler la glose idéologique dont ces ex-étudiants raffolent. Il est donc officiellement chargé de l’idéologie et de la formation des cadres d’un mouvement où « la politique est au poste de commandement ». Son ascension est fulgurante. Il tisse sa toile et manoeuvre de main de maître pour devenir numéro un en titre en 1989, oscillant en tant que de besoin entre radicalisme et modération.
On est à la fin de la guerre froide et de son manichéisme : les ennemis de mes ennemis sont mes amis. Le Front étant sur le point de renverser la dictature de Mengistu Haïlé Mariam, soutenue par le camp de l’Est, les Américains se rangent derrière lui. Ils vantent alors ces nouveaux freedom fighters qui, pourtant, s’étaient gauchisés au point de suspecter le communisme albanais de « révisionnisme ». La grande méprise est née, le panégyrique, interminable, commence.
Deux exemples entre mille. En août 2005, Jeffrey Sachs, conseiller spécial de Kofi Annan pour atteindre les Objectifs du millénaire pour le développement, déclarait en remettant à Mélès un prix international que, grâce à « l’un des dirigeants les plus brillants du monde », la productivité de l’agriculture éthiopienne avait « plus que doublé » en quinze ans. Il faisait ainsi chorus à la Banque mondiale pour qui l’Éthiopie était depuis longtemps un « modèle » pour réussir une « révolution verte ».
Trois mois après le début des fraudes massives consécutives au scrutin général du 15 mai 2005, deux mois après le massacre d’une quarantaine de manifestants protestant contre le « vol » de la victoire de l’opposition, en même temps que Mélès Zenawi continuait obstinément à lui refuser le moindre dialogue, l’ambassadrice américaine Aurelia E. Brazeal tenait un discours d’adieu dithyrambique. Le multipartisme, les institutions pour canaliser le débat, la promotion de la « liberté d’expression », le programme de développement porteur de bénéfices pour tous annonçaient « un avenir rédempteur et un renouveau national ».
Mélès paradait toujours sur la scène internationale. Il fut l’un des six dirigeants d’Afrique subsaharienne membre de la fameuse Commission Blair pour l’Afrique, chargée de préparer le volet africain du sommet du G8 de Gleneagles, auquel il participa. Au lendemain du bain de sang du début novembre et d’arrestations se comptant par milliers, quand la direction du principal parti d’opposition était sous les verrous et au secret, accusée de « trahison » pour laquelle elle encourt la peine de mort, Mélès débattait à Bonn d’un partenariat renforcé entre l’Afrique et les pays riches, en présence du chancelier et du président de la République allemands.
La clairvoyance de la majorité des chercheurs aurait pourtant dû au moins retenir l’attention. En résumé, elle jugeait que la « révolution verte » est un échec. Le parti dirigeant, opaque, secret, reste imprégné d’une idéologie marxiste. Son bureau politique impose un flot d’oukases que militants et fonctionnaires – en général les mêmes – font exécuter d’une main de fer : l’Éthiopie compterait, en temps « ordinaire », entre dix et trente mille prisonniers politiques. Le Front détient la réalité du pouvoir, y compris économique. Les tensions ethniques sont donc paroxystiques. La propagande de la radio et la télévision d’État est sans rivale. En conséquence, le paysan, soit 85 % de la population, dont le niveau de vie baisse et qui n’a d’autre choix que d’obéir pour survivre, n’en peut plus.
Pourquoi les milieux internationaux ont-ils ignoré ce constat accablant ? Les réponses les plus triviales sont peut-être les plus valides. La disponibilité de Mélès, pourtant si discret sur la scène nationale, vis-à-vis de l’étranger, son intelligence et son habileté, son aptitude à dire à ses interlocuteurs le discours qu’ils rêvent d’entendre font qu’ils s’extasiaient en choeur : « Il est impressionnant ! » Cet ascendant semblait leur suffire pour valider ses propos et approuver son action. En outre, nombre d’entre eux éprouvent une empathie spontanée pour un pays doté d’une si forte identité, qui plus est marquée par le christianisme, et d’un État d’une efficacité exceptionnelle en Afrique. Enfin, une grosse moitié des Éthiopiens vivent à plus de deux heures de marche de la route la plus proche. Quel diplomate veut ou peut faire l’effort d’aller à leur rencontre ne serait-ce qu’une fois lors de son séjour ? Et serait-il bienséant de rompre l’unanimité d’un milieu si policé ? Mêmes causes, mêmes effets : les médias internationaux n’étaient en général guère plus pénétrants.
Mais l’aveuglement peut être l’alibi de la duplicité quand la Realpolitik prime.

*René Lefort, ancien directeur du Courrier de l’Unesco est un spécialiste de la Corne de l’Afrique.

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