« Les pays africains doivent avoir accès aux marchés émergents »

À l’approche de la conférence de Hong Kong, le directeur général de l’OMC plaide en faveur d’une globalisation à visage humain.

Publié le 5 décembre 2005 Lecture : 8 minutes.

La partie est loin d’être gagnée. Mais Pascal Lamy – c’est une certitude – la jouera jusqu’au bout en espérant arracher une victoire, même de dernière minute, lors de la conférence interministérielle sur le commerce et le développement, du 13 au 18 décembre, à Hong Kong. Le nouveau directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) se montre, comme à son habitude, volontaire et tenace. Des qualités qui lui ont valu d’être affublé de divers surnoms par ses collègues et les médias tout au long de sa carrière, qui l’a conduit des cabinets ministériels de la République française au Crédit Lyonnais, puis à la Commission de Bruxelles.
« L’Exocet », « le monsieur Commerce », « l’homme aux mollets d’acier », « le parachutiste », « le marathonien » ne ménage pas ses efforts pour tenter de sauver le cycle de Doha, sur de mauvais rails après les échecs des rencontres de Seattle en décembre 1999 et de Cancún en septembre 2003. Depuis le 1er septembre, date de son entrée en fonctions, il multiplie voyages, rencontres et réunions. L’oeil de cet énarque est acéré, son esprit vif, son discours technique, bien huilé et sans fioritures… Il doit convaincre les 149 pays membres de l’OMC de se mettre d’accord sur un ambitieux programme de libéralisation des échanges en réduisant les obstacles au commerce. Contrairement à l’époque où il occupait le poste de commissaire européen au Commerce, il ne détient pas les clés pour débloquer les négociations. Son rôle consiste surtout à faciliter les débats, à instaurer un climat de confiance et à rapprocher les positions des uns et des autres.
À 58 ans, ce socialiste protestant est intimement persuadé que le développement économique mondial repose sur une globalisation à visage humain. C’est en principe l’esprit de ce cycle de Doha sur le commerce et le développement, même si certains ont eu tendance à oublier la seconde composante dans les négociations ces dernières années.

Jeune Afrique/L’Intelligent : À moins de deux semaines de la conférence de Hong Kong, les positions des États membres de l’OMC sont trop éloignées pour espérer boucler les deux tiers du cycle de Doha, comme prévu initialement…
Pascal Lamy : Probablement. Il faudrait, pour y parvenir, que les États membres s’entendent sur un certain nombre de questions, notamment l’accès aux marchés agricoles, aux produits industriels et aux services. Actuellement, les positions sont trop divergentes. On a donc revu à la baisse les ambitions de la conférence pour ne pas connaître un échec. L’expérience montre qu’il est alors très difficile de retrouver un climat de négociation propice. Nous espérons donc boucler la moitié du cycle de négociations à Hong Kong et le reste au cours de rencontres ultérieures, en 2006.
J.A.I. : Les questions agricoles constituent toujours le principal facteur de blocage des discussions…
P.L. : Quinze sujets sont sur la table des négociations. On a tendance à se focaliser sur l’agriculture et les subventions, mais c’est en fait un grand puzzle. Les États membres discutent de produits industriels et des services, de la propriété intellectuelle, du traitement spécial et différencié, des aides au commerce, de l’environnement, de la compétitivité… Certains sujets sont dans l’ombre, mais font bel et bien partie du puzzle qu’il faudra assembler au plus tard à la fin de l’année 2006.
J.A.I. : L’Europe et la France, particulièrement, sont montrées du doigt pour leur manque de flexibilité en matière de réduction de leurs aides agricoles et d’ouverture de leurs marchés…
P.L. : Le volet agricole comporte trois parties : les subventions à l’exportation, les soutiens internes et l’ouverture des marchés. Sur le premier point, tout le monde est d’accord pour supprimer les aides à l’exportation. Reste à préciser le calendrier et à régler un certain nombre de détails, comme les crédits à l’exportation, l’aide alimentaire et la position de monopole de certains Marketing Board [organisme public de régulation de la commercialisation, NDLR]. Sur les soutiens domestiques, l’Amérique comme l’Europe se sont engagées à réduire leurs aides agricoles.
J.A.I. : Apparemment pas assez côté européen…
P.L. : Il existe des acquis importants sur lesquels les différents groupes pourront négocier à Hong Kong. Le problème majeur reste, en fait, l’accès aux marchés agricoles. Tout le monde s’accorde pour les ouvrir, mais les propositions européennes ne sont pas jugées suffisantes. Le Brésil et les États-Unis n’acceptent même pas les concessions européennes comme base de négociation.
J.A.I. : Beaucoup d’études indiquent que la signature d’un accord à Hong Kong serait bénéfique aux pays en développement. À combien chiffrez-vous le gain commercial annuel ?
P.L. : L’OMC n’est pas une académie ayant vocation à faire ce genre d’études dont les résultats peuvent évoluer selon les intérêts de leurs commanditaires. Cela dit, la suppression des subventions à l’exportation, la baisse des soutiens domestiques et une plus grande ouverture des marchés bénéficieront indéniablement aux productions africaines qui trouveront de meilleurs débouchés dans le commerce mondial.
J.A.I. : Quel est l’intérêt pour la majorité des pays africains de signer un accord alors qu’ils ont déjà un accès libre aux marchés européen et américain dans le cadre de l’initiative « Tout sauf les armes » (TSA)1 et de l’Agoa2 ?
P.L. : Ce sont des régimes dérogatoires aux règles du commerce international et bilatéral qui peuvent être suspendus. Et qui sont limités géographiquement. Aujourd’hui, le développement des échanges se trouve en Asie et en Amérique latine, là où la croissance est la plus rapide. Il est important que les Africains aient accès à ces marchés.
J.A.I. : Depuis la création du Gatt3, la part de l’Afrique dans les échanges mondiaux n’a cessé de baisser. À l’inverse, celle des pays asiatiques et sud-américains a énormément augmenté. Beaucoup craignent que ces accords bénéficient avant tout à leurs activités industrielles et agricoles…
P.L. : La peur de la concurrence asiatique et sud-américaine est réelle. Les accords de l’OMC ne changent pas les positions de compétitivité des uns et des autres. Et ne remettent pas en cause les avantages comparatifs. Toutefois, les grands pays émergents sont conscients que les nations les plus pauvres ne peuvent être traitées comme les autres. Mais ils souhaitent que le niveau de préférence reste raisonnable. L’Amérique latine et l’Afrique sont en désaccord sur le niveau de préférence. On ne peut demander à la Chine, à l’Inde et au Brésil de faire des efforts et en dispenser les autres pays.
Enfin, l’Asie et l’Amérique latine constituent les régions où les importations croissent le plus rapidement. Leur ouverture au commerce est bonne pour le développement. Mais il est vrai qu’elle ne suffit pas pour les pays les plus pauvres. C’est pour cela que ces pays doivent continuer à disposer d’un certain nombre d’aménagements pour ne pas pénaliser leurs économies et bénéficier d’une aide au développement et au renforcement de leurs capacités de négociation. C’est un élément nouveau de la négociation. Des propositions spécifiques seront faites pour aider les pays les moins avancés (PMA) lors de la conférence de Hong Kong.
J.A.I. : La réduction des droits de douane sur les produits importés en Afrique se traduira par une perte de recettes importante dans le budget national. Comment finance-t-on alors l’éducation, la santé, les infrastructures ?
P.L. : Les accords internationaux dans le domaine du commerce peuvent se traduire par une baisse de leurs recettes budgétaires. Mais des solutions existent. Les pertes en droits de douane peuvent très bien être compensées par une hausse de la TVA sur des produits. Au final, c’est la même chose, c’est le consommateur qui paie. Les pays africains ont également des progrès à faire pour améliorer le fonctionnement de leurs régies financières et moderniser la structure de leurs recettes publiques. Enfin, la réduction des droits de douane ne se traduit pas toujours par une baisse des recettes, car, en réalité, les importations augmentent.
J.A.I. : Les accords sur les produits industriels et les services pourraient bloquer le développement des rares industries africaines ?
P.L. : Personne n’interdira aux pays africains de protéger un certain nombre d’industries vitales pour leur économie. Les règles de l’OMC le permettent. Le problème est plutôt de trouver un niveau adéquat de protection.
J.A.I. : Outre le bouclage du cycle de Doha, quels sont les grands chantiers de l’OMC ?
P.L. : L’organisation mène quatre métiers : la négociation, le contentieux, la surveillance et la formation. On consacre actuellement beaucoup de temps à la première activité. La surveillance et la diffusion de l’information sont également quotidiennes. L’OMC dispense par ailleurs chaque année 33 000 journées de formation, dont une bonne partie aux cadres des pays du Sud. La partie « contentieux » suit son cours au gré des demandes de règlement des différents États membres. C’est un énorme succès pour les pays en développement.
J.A.I. : La plupart des pays africains ne l’utilisent pas, car ils redoutent les pressions diplomatiques et les sanctions financières de leurs partenaires des pays riches… L’exemple le plus frappant est le coton, où aucun pays africain n’a voulu s’en prendre directement aux États-Unis.
P.L. : Le dépôt des plaintes à l’OMC nécessite des équipes de juristes et d’économistes. Certains pays africains n’en ont pas les moyens ou peuvent rechigner à utiliser ce mécanisme. Dans le cas spécifique du coton, le Brésil y est allé pour eux, et ils ont pu se solidariser avec la plainte de Brasília.
J.A.I. : Oui, mais le Brésil, après avoir obtenu gain de cause, n’applique toujours pas de sanctions contre Washington pour ne pas heurter un partenaire commercial stratégique. Alors quelle est l’efficacité de ce système ?
P.L. : Depuis dix ans, le taux d’application des sanctions de l’OMC est de 95 %, ce qui est remarquable. L’organe de règlement des différends est une arme très efficace pour trouver des solutions aux contentieux commerciaux. Mais il est vrai que l’application des sanctions peut prendre du temps.

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1. L’Union européenne a adopté, en février 2001, l’initiative « Tout sauf les armes », qui étend le libre-accès au marché communautaire, en franchise de droits et de quotas, à tous les produits en provenance des PMA.
2. L’Agoa : loi [américaine] sur la croissance et les possibilités économiques en Afrique.
3. Le Gatt (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) fut signé en 1947 pour harmoniser les politiques douanières. Il visait à instaurer par convention « un code de bonne conduite » libéral et multilatéral. Le Gatt est l’ancêtre de l’OMC.

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