Où sont passés les milliards ?

Gabegie, banqueroutes, escroqueries en tout genre… Le système financier n’en finit pas d’être éclaboussé par les affaires. Dernière en date, celle de la BNA.

Publié le 5 décembre 2005 Lecture : 7 minutes.

Cela ressemble à une affaire Khalifa-bis. Les paillettes, les stars et quelques centaines de millions de dollars en moins. Le responsable, cette fois-ci, est directeur d’une agence de la Banque nationale d’Algérie (BNA). Pendant trois ans, il a pillé allègrement les comptes de la banque sans éveiller les soupçons de toutes les commissions de contrôle, celles-là mêmes qui sont censées veiller à la régularité des transactions bancaires. Auteur mais aussi complice d’une cavalerie dans laquelle sont impliqués hommes d’affaires véreux et faux importateurs, ce banquier aura réussi à transférer une grosse quantité d’argent vers l’étranger. À Paris, l’homme s’achète un pied-à-terre non loin des Champs-Élysées, mène grand train et dépense sans compter. Lorsque enfin le pot aux roses est découvert, le mal est déjà fait. L’escroc a organisé sa fuite vers un autre pays d’Europe, devenu depuis quelques années le refuge des flibustiers algériens : la Grande-Bretagne.
Là s’arrête la ressemblance ave Rafik Khalifa, ce jeune milliardaire qui a créé un groupe financier avant de connaître un crash monumental en 2003. Ici commence l’histoire du scandale de la BNA, cette nouvelle affaire qui vient d’ébranler le secteur des finances en Algérie. Montant, non encore exhaustif, du préjudice causé au trésor public : 2 000 milliards de dinars, soit quelque 220 millions d’euros.
C’est en définitive un courrier anonyme qui vendra la mèche. Dans son courrier transmis aux plus hautes autorités du pays, le « corbeau » détaille le mécanisme de la cavalerie, livre l’identité des auteurs et des complices, et énumère les principales agences bancaires impliquées dans le détournement. Durant trois ans, de 2002 à 2005, plusieurs mouvements de fonds ont été effectués dans trois agences de la BNA, celles de Bouzaréah, de Koléa et de Cherchell, trois villes situées à quelques dizaines de kilomètres de la capitale algérienne. Des responsables de ces trois établissements ont accordé d’importants prêts à des industriels, à des hommes d’affaires ainsi qu’à des importateurs sans garantie ni contrôle. Mieux, les comptes de tous les bénéficiaires, alimentés semaine après semaine en centaines de millions de dinars, appartiennent, en réalité, à des entreprises fictives et à des sociétés écrans. Le système de fraude est si complexe et si ingénieux que les limiers de la police judiciaire n’arrivent toujours pas à trouver la trace des sociétés bidons dans les registres de commerce.
Achour M., un jeune homme âgé de 37 ans, est l’un des principaux protagonistes de cette affaire. Ce businessman qui se targue de compter de solides amitiés dans les cercles proches du pouvoir – à Alger, la rumeur laisse courir qu’il dînerait avec le fils d’un général et qu’il partagerait une bouteille de whisky avec les amis d’un ministre – crée plusieurs entreprises dans diverses villes du centre du pays. Grâce à des complicités au sein de la BNA, il obtient des prêts faramineux sans pourtant fournir la moindre garantie de remboursement. Une partie des fonds lui sert à acquérir des biens immobiliers en Algérie tandis qu’une autre est tout simplement transférée vers des comptes basés à l’étranger. Comment est-ce possible ? « Grâce à un jeu d’écriture, les comptes des entreprises de ce commerçant apparaissent sains. Mais, en vérité, cet homme n’a pas remboursé un centime au Trésor », affirme un cadre de la banque sous le couvert de l’anonymat.
Le second personnage clé n’est autre que le directeur de l’agence de Bouzaréah, celui-là même qui se trouve actuellement en fuite en Grande-Bretagne. Ainsi, durant trois ans, ce banquier, grâce à qui Achour M. s’est constitué une fortune, détourne d’importantes sommes d’argent sans être nullement inquiété. Lorsqu’il a accumulé un pactole suffisant pour s’offrir une retraite dorée, il prétexte un déplacement pour des soins à l’étranger et quitte clandestinement l’Algérie via les frontières marocaines pour s’installer dans un quartier huppé de la capitale française.
Intrigués par le train de vie de cet Algérien fraîchement débarqué à Paris, les services secrets français déclenchent les premières investigations. Les autorités algériennes sont mises au courant dans la plus grande discrétion. L’enquête préliminaire ne se limitera pas à la France. En Grande-Bretagne, le banquier véreux a également éveillé les soupçons des policiers britanniques. Ces derniers s’intéressent à l’origine de fonds transférés, via la France, vers des comptes basés à Londres. Les comptes en question seraient-ils mis à la disposition de la nébuleuse islamiste fortement implantée au Royaume-Uni ? Pour en savoir davantage, les Britanniques alertent les autorités algériennes. Curieusement, celles-ci ne réagiront qu’après avoir reçu le courrier du corbeau.
Une fois l’enquête officiellement lancée, elle aboutira à l’interpellation d’une dizaine de personnes. Six cadres de la BNA, dont l’ancien directeur général, remercié en mai dernier à la suite d’un mouvement à la tête des banques publiques, sont placés sous mandat de dépôt. Un mandat d’arrêt international est lancé contre le directeur de l’agence de Bouzaréah.
Révélé au début du mois de novembre, ce scandale fait grand bruit en Algérie. C’est une affaire regrettable, constate avec dépit Mourad Medelci, le ministre des Finances. Les dégâts sont si dévastateurs pour l’image du pays que les autorités algériennes, si chatouilleuses quand il s’agit d’une question relevant de la souveraineté nationale, ont dû accepter que des enquêteurs étrangers fassent partie de la commission qui tente de faire la lumière sur ce détournement.
C’est que cette énième cavalerie porte de nouveau un coup sévère aux efforts fournis par le gouvernement dans sa tentative de réforme du secteur bancaire. Pour Karim Mahmoudi, président de la Confédération des cadres de la finance et de la comptabilité, cette nouvelle escroquerie entache la réputation de l’Algérie. « Des responsables se servent de l’argent public comme de leur argent de poche, assène-t-il. La Banque centrale d’Algérie ne joue pas son rôle. La commission de contrôle n’a pas fait son travail. »
En effet. Par quel miracle des sommes astronomiques peuvent-elles être détournées, pendant une période de trois ans, sans éveiller les soupçons des différents mécanismes de contrôle installés au sein de la banque et au niveau des autorités financières ? Comment des aventuriers de la finance, comment des petits requins de l’importation, qui opèrent avec de faux registres de commerce, arrivent-ils à obtenir des prêts aussi importants sans être inquiétés ? Bref, comment la BNA, l’une des plus importantes banques publiques du pays, établissement doté d’un réseau de 170 agences réparties à travers le territoire national, qui possède un portefeuille de plus de 1,4 million de comptes clientèle et dispose d’un effectif évalué à plus de 5 300 employés, peut-il être victime d’un détournement qui se chiffre en centaines de millions d’euros ?
Pour le ministre des Finances, la réponse tient en quelques mots. D’abord, cette escroquerie aurait pu être évitée si le système électronique des paiements était opérationnel. Ensuite, l’Algérie ne dispose que de 2 500 contrôleurs financiers, appelés à gérer un flux qui se chiffre en centaines de millions de dollars par an. Enfin et surtout, reconnaît le ministre, les banques sont « pourries de l’intérieur ». Pour Karim Mahmoudi, la vraie explication se situe dans la nature du système algérien. « La réforme bancaire ne peut se faire dans la corruption et avec le clanisme, tonne-t-il. Les efforts fournis pour réformer les banques se sont heurtés aux luttes de clans. Pensez bien : l’ancien PDG de la BNA, celui-là même qui est actuellement visé par une procédure judiciaire, a octroyé des crédits illimités aux représentants des clans tapis dans le sérail. Cet homme soignait son image dans l’espoir de devenir un jour gouverneur de la Banque d’Algérie, voire ministre. C’est ça le système algérien. Un système basé sur le clientélisme et le népotisme. Un escroc comme Achour M. n’aurait jamais obtenu autant de prêts sans garantie s’il n’avait pas bénéficié de solides appuis dans les plus hautes sphères du pouvoir. »
Gabegie, corruption, détournements, fraudes, banqueroutes et abus de pouvoir. Les banques algériennes vivent aujourd’hui au rythme des scandales qui finiront un jour ou l’autre par désespérer investisseurs étrangers, institutions internationales, hommes d’affaires algériens et même le client lambda. Pourtant, le mal avait été diagnostiqué dès avril 2002, quelques mois avant que le scandale de Khalifa n’éclate au grand jour : « Le système financier de l’Algérie est tel qu’il représente une menace pour la sécurité de l’État », avait prévenu à l’époque l’ancien ministre des Finances Abdelatif Benachenhou.
Hélas, depuis cette funeste prophétie, les scandales financiers se sont succédé à une cadence régulière. Bien sûr, il y a eu l’affaire Khalifa, dont le préjudice avoisine 2 milliards de dollars. Ensuite est venu le scandale de la BCIA (Banque commerciale et industrielle algérienne), vaste escroquerie qui aura coûté au contribuable algérien plus de 700 millions de dollars. À cela s’est ajoutée une autre affaire impliquant des dirigeants d’une agence de la BDL (Banque du développement local).
Et la liste n’est pas close. À la mi-novembre, une nouvelle opération crapuleuse a été révélée par la presse. Il s’agit d’un détournement qui met en cause une banque publique, la BADR (Banque du développement rural), avec des clients domiciliés dans une banque belge. Montant du préjudice : 9,5 millions de dollars. Un ancien diplomate algérien se lamente : « C’est comme si nous n’avions pas retenu la leçon de la faillite du groupe Khalifa. »

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