Nouvelle donne en Kabylie

Que pourront faire les nouveaux élus locaux ? C’est l’une des questions qui se pose après les partielles du 24 novembre.

Publié le 6 décembre 2005 Lecture : 7 minutes.

La Kabylie est décidément une région qui cultive son particularisme. Les élections locales et départementales qui s’y sont déroulées le jeudi 24 novembre auront déjoué tous les pronostics. L’on craignait une fraude massive au profit des partis proches du pouvoir, voilà que le Front des forces socialistes (FFS) et le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), les deux formations traditionnellement implantées dans la région, raflent la majorité des sièges dans les mairies et dans les assemblées de wilayas (départements). L’on était quasi certain que les électeurs se rendraient en masse dans les bureaux de vote : le taux de la participation a tout juste dépassé la barre des 35 %. L’on redoutait que le scrutin ne soit troublé par des émeutes, comme il est de coutume dans cette contrée d’Algérie : le vote s’est déroulé dans le calme et la sérénité. Enfin, l’on était convaincu que le pouvoir central réussirait à domestiquer une Kabylie réputée frondeuse et rebelle : les résultats du scrutin ont plutôt confirmé le contraire. La région demeure le bastion de deux partis d’opposition, le FFS de Hocine Aït Ahmed et le RCD de Said Sadi. Quelles leçons faut-il retenir de ces partielles qui interviennent plus de quatre ans après l’insurrection du « Printemps noir » qui avait causé la mort de 126 personnes ?

Pourquoi des partielles uniquement en Kabylie ?
Pour comprendre ce scrutin, il faut remonter à l’année 2002. Le 10 octobre, des élections communales et départementales se tiennent sur l’ensemble du territoire algérien. En Kabylie, région en proie à des émeutes récurrentes, le scrutin est massivement boycotté. Malgré une abstention record – plusieurs localités ont enregistré des taux de participation de 2 %, tandis que certains maires et conseillers régionaux ont été élus avec seulement 5 bulletins dans l’urne -, le gouvernement décide la confirmation des résultats. Conséquence : les édiles sont rejetés par la population. Dépourvues de légitimité, paralysées par la bureaucratie, confrontées à un climat d’insécurité – faute aussi, bien sûr, de budgets conséquents -, les instances exécutives se trouvent bloquées.
Pour en finir avec cette instabilité, les autorités acceptent, en juillet 2005, de dissoudre les assemblées populaires et annoncent la tenue d’un nouveau scrutin le 24 novembre 2005. Cette décision n’aura été rendue possible qu’au terme d’âpres négociations qui ont abouti à la signature d’un accord entre le gouvernement et une partie des arouch (les comités de villages). L’organisation de ces élections avait donc trois objectifs : le renouvellement des assemblées locales, le retour à la légitimité populaire et la fin de la confrontation entre les forces de l’ordre et les manifestants.

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Pourquoi les électeurs ont-ils boudé les urnes ?
S’il est jugé « appréciable » par les responsables du ministère de l’Intérieur, le taux de participation, proche de 35 %, renseigne sur une chose : la désaffection des électeurs vis-à-vis de la politique. Cela est d’autant plus frappant que la Kabylie est connue pour être l’une des régions les plus politisées d’Algérie. Pourquoi alors ce désintérêt ? L’explication de ce commerçant de Tizi-Ouzou est certes sommaire, mais elle reflète l’état d’esprit de la population. « Depuis quatre ans, soupire-t-il, on se lève avec les émeutes, et on se couche avec les affrontements. Depuis quatre ans, le pouvoir nous promet un plan de développement pour la région. Où sont les milliards annoncés ? Les rues sont jonchées d’ordures, les mendiants sont légion, les bars sont pleins à craquer, et les mosquées attirent de plus en plus de fidèles. Comment voulez-vous que le citoyen s’intéresse à la politique quand il fait face à l’insécurité, au chômage, à la déprime ? Et puis, qu’est-ce que ça change d’avoir de nouveaux maires ? Ils vont se remplir les poches et partir sans rendre de comptes à personne. Il n’y a plus de politique… »
Plus de politique ? Les partis sont persuadés du contraire. La campagne électorale a été intense. Des centaines de meetings ont été tenus, jusque dans les villages les plus reculés des montagnes du Djurdjura, et les électeurs ont été invités à choisir leurs candidats parmi au moins cinq formations, le FFS, le RCD, le FLN (Front de libération nationale), le RND (Rassemblement national démocratique) et le PT (Parti des travailleurs), sans compter une centaine de candidats indépendants. Pour un responsable du RCD, cette campagne témoigne de la vitalité politique de la région. « Cette élection, dit-il, a permis de réhabiliter un débat politique pollué pendant quatre ans par une stratégie de pourrissement. »

Qui sont les vainqueurs de la consultation ?
« Nous restons la première force politique de Kabylie », affirme Abderahmane Aït Chérif, le porte-parole du FFS. On le croyait totalement discrédité par une mauvaise gestion des mairies : le parti du vieux chef historique Hocine Aït Ahmed sort grand vainqueur de ces élections. Le Front des forces socialistes aligne 322 élus pour les municipales et 43 conseillers pour les wilayas de Tizi-Ouzou et Béjaïa. Le RCD arrive en deuxième position avec 211 élus pour les municipales et 21 pour les départementales. La surprise vient du FLN, ancien parti unique, hier voué aux gémonies, aujourd’hui réhabilité. Avec 205 élus et 16 sièges dans les conseils généraux, il talonne le RCD.
Le grand perdant est sans doute le RND, le parti du Premier ministre Ahmed Ouyahia. En dépit de sa présence dans la presque totalité des circonscriptions, il n’arrive qu’en quatrième position. Déçus, les partisans du chef du gouvernement ? Nullement ! « L’organisation de ces élections constitue une grande victoire et un appui à la consolidation de la démocratie et de la pluralité en Algérie », se félicite-t-on au RND. De fait, ce scrutin constitue un succès politique pour le Premier ministre. Hormis deux ou trois accrochages – mais peut-on imaginer en Kabylie un vote sans incidents ? -, le scrutin s’est déroulé dans le calme et la sérénité. Une gageure lorsqu’on sait que toutes les consultations électorales précédentes ont été émaillées de graves violences.
Deuxième succès à mettre à l’actif du chef du gouvernement, lui-même natif de Kabylie, la transparence du scrutin. Excepté quelques tripatouillages dans certains bureaux de vote, il n’y a pas eu de tricherie. Pourtant, les soupçons n’ont pas manqué. Le FFS et le RCD ont tôt fait de dénoncer l’existence d’un plan au profit des partis proches du pouvoir. « Seule une mobilisation exceptionnelle peut endiguer une fraude déjà préparée par les services spéciaux dont on retrouve les traces à chaque séquence de la phase préparatoire du scrutin », affirmait Said Sadi au cours d’un point de presse. À l’issue du dépouillement, rares sont les voix qui se sont élevées pour dénoncer une falsification du scrutin.

Quelle est la marge de manoeuvre des élus ?
L’élection de représentants légitimes signifie-t-elle la fin de la mission des délégués des arouch, ces représentants désignés par les villages et les tribus kabyles pour négocier avec le pouvoir ? Bélaïd Abrika, le porte-parole de la tendance favorable au dialogue avec les autorités, balaie l’interrogation : « Le mouvement, qui lutte pour la mise en oeuvre de la plate-forme d’El-Kseur, disparaîtra lorsqu’il n’aura plus sa place au sein de la population », explique-t-il. En clair, le mouvement des arouch ne sera dissous qu’une fois l’ensemble de leurs revendications satisfaites.
On est loin du compte. Qualifiés par certains d’agents à la solde du pouvoir et par d’autres d’authentiques représentants de la Kabylie, les « délégués dialoguistes » ont réussi à arracher en janvier 2005 l’accord du gouvernement pour la satisfaction d’un ensemble de revendications sociales, politiques et économiques. Cet accord a connu un début d’application : les familles des victimes et des blessés des émeutes de 2001 seront indemnisées et les factures d’électricité et de gaz, impayées en signe de protestation, seront effacées. Mais le plus gros reste à faire. Il est très peu probable, voire exclu, que le pouvoir accède à deux principales exigences de la rue kabyle : d’une part, l’officialisation du tamazight, la langue parlée en Kabylie, et, d’autre part, le démantèlement de toutes les brigades de gendarmerie dans la région. C’est justement cette intransigeance des autorités qui met désormais les délégués dans une mauvaise posture. Maintenant que la région a désigné ses représentants, la marge de manoeuvre des arouch devient encore plus étroite.
Celle des nouveaux maires et conseillers départementaux le sera encore plus. Pour deux raisons. La durée de leur mandat n’excédera pas dix-huit mois, les prochaines élections locales devront avoir lieu en automne 2007. Trop court pour pouvoir appliquer un programme politique. Étant élues pour la plupart avec une majorité relative, les nouvelles assemblées risquent également de s’enliser dans le jeu des alliances politiques, qui ne manqueront pas, à terme, d’entraver leur bon fonctionnement. L’exemple vient de la commune de Chemini dans la wilaya de Béjaïa. À peine installé, le nouveau maire a essuyé une motion de défiance. « Conformément à l’article 55 du code communal, nous avons voté la destitution du maire, en présence d’un huissier de justice », a annoncé fièrement un élu du FLN. Ça promet.

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