Morne anniversaire

En 1995, trente-cinq pays méditerranéens lançaient le « processus de Barcelone ». Dix ans après, l’échec est patent, comme en témoigne l’absence des chefs d’État arabes au sommet organisé dans la capitale catalane.

Publié le 5 décembre 2005 Lecture : 6 minutes.

« Sharon, Bush et Berlusconi : ennemis de la paix, de la liberté et de la justice », scandent les manifestants. Les 27 et 28 novembre, à l’occasion du sommet euroméditerranéen qui marque le dixième anniversaire du lancement du « processus de Barcelone », plusieurs milliers de personnes – militants des droits de l’homme, syndicalistes, altermondialistes et même partisans du Front Polisario – se sont donné rendez-vous dans la capitale de la Catalogne, déjà parée pour les fêtes de fin d’année. Savent-ils que ni Bush ni Sharon ne sont présents au Centro de Convenciones Internacional de Barcelone ? Sans doute, mais cela n’émousse pas leur ardeur militante. Pas plus que le soleil éclatant ni l’impressionnant dispositif de sécurité mis en place : 5 700 policiers, avions Awacs de l’Otan sillonnant le ciel…
Si la quasi-totalité des dirigeants arabes, à l’exception de Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne, ont boudé la manifestation, la plupart des leaders européens ont fait le déplacement, de l’Espagnol José Luis Zapatero, co-organisateur du sommet, au Britannique Tony Blair, qui assure actuellement la présidence de l’Union européenne, en passant par le Français Jacques Chirac, qui a fêté à Barcelone son soixante-treizième anniversaire, l’Italien Silvio Berlusconi, l’Allemande Angela Merkel et le Turc Recep Tayyip Erdogan.
Salué comme un « grand moment » par Blair et comme un « succès significatif » par Javier Solana, le haut représentant de l’UE pour la politique étrangère, le conclave a débouché sur l’adoption d’un « code de conduite ». Ce texte prévoit l’arrestation et le jugement de toute personne accusée de terrorisme dans les 35 pays euroméditerranéens (les 25 membres de l’UE et leurs 10 partenaires méditerranéens : Maroc, Algérie, Tunisie, Égypte, Israël, Autorité palestinienne, Jordanie, Liban, Syrie et Turquie). Ces derniers devront parallèlement s’efforcer de tarir les sources de financement du terrorisme.
Un plan sur cinq ans a par ailleurs été adopté pour tenter de contrôler l’immigration illégale. Il comporte un certain nombre d’engagements – non chiffrés, faute de budget européen – en vue d’aider les pays d’émigration et de transit, notamment en Afrique du Nord, mais aussi de soutenir les réformes politiques, économiques et sociales dans tout le pourtour méditerranéen.
Cet accord a minima, dont on ne peut raisonnablement espérer qu’il aboutisse à une relance du processus de Barcelone, n’a pourtant pas été facile à obtenir. Un incident rapporté par les médias espagnols donne la mesure des difficultés rencontrées. Le micro de Zapatero étant resté ouvert par erreur, tout le monde a pu entendre ces quelques mots échangés avec Carlos Casajuana, son principal collaborateur :
« Ça ne va pas très bien sur les textes, estime le chef du gouvernement.
– Il faut que tu interviennes auprès de Blair, ils [les Britanniques] sont sur le point de renoncer », répond Casajuana.
Ce dernier précise que « les Israéliens sont intraitables » [sur le terrorisme]. En fait, l’expression espagnole utilisée pourrait être traduite plus justement, sinon plus élégamment, par « ils nous mettent le feu au cul ».
Davantage, peut-être, que la défection – injustifiée pour certains (voir encadré) – des chefs d’État arabes et l’intransigeance d’Israël, la manière fort rigide dont la présidence britannique a conduit les discussions n’a pas facilité les choses. L’absence de déclaration commune à l’issue des travaux et son remplacement par une déclaration de la présidence n’engageant aucune des parties traduisent le manque de confiance qui marque désormais les relations entre les deux rives de la Méditerranée.
« L’important, ce n’est pas le porte-parole, mais ce qu’il a à dire », a commenté Solana, pour tenter de minimiser la portée de la « bouderie » des Arabes. L’état d’esprit de ces derniers avait pourtant été clairement exprimé, dès l’ouverture du sommet, par Abdelaziz Belkhadem, le chef de la diplomatie algérienne : « Nous trouvons humiliant que les Européens nous demandent des réformes en échange de quelques euros. Qu’ils gardent leurs euros, car nous voulons des réformes dans un cadre de souveraineté. »
Quant au processus d’intégration régionale, son échec est patent, comme l’analyse Josep Borrel Fontelles, le président du Parlement européen : « La convergence économique entre le Nord et le Sud n’a pas été achevée. Au contraire, les divergences ont augmenté. En dix ans, le revenu par habitant de l’UE à quinze est passé de 20 000 dollars à 30 000 dollars, tandis que celui des pays du Sud est resté presque identique : environ 5 000 dollars. Aujourd’hui, la Méditerranée marque une frontière entre deux réalités socio-économiques très différentes. » De fait, le PNB de l’Espagne, par exemple, est quinze fois plus élevé que celui du Maroc. Cette différence de richesse incite chaque année plus de trente mille personnes à tenter de gagner l’Europe, à la recherche d’une vie meilleure.
Certes, l’UE accorde annuellement aux pays méditerranéens entre 2 milliards et 3 milliards d’euros, dont la moitié sous forme de prêts de la Banque européenne d’investissement (BEI), mais cette aide n’a pas entraîné d’augmentation des investissements privés. Au contraire, reconnaît Borrell, « l’Europe a davantage regardé vers l’Est que vers le Sud ». À cause de l’insuffisance des progrès attendus, au Sud, en matière de bonne gouvernance et de respect des libertés démocratiques. Et de la polarisation des Européens sur l’élargissement de l’Union.
Les discussions ont achoppé sur plusieurs questions, dont la moindre n’est pas le terrorisme. Alors que les Européens souhaitaient une condamnation de ce fléau « quelles qu’en soient les causes », les Arabes ont insisté pour que soit parallèlement reconnu le droit de résister à l’occupation. Les premiers ont fini par lâcher du lest : le document final ne précise pas que le droit à l’autodétermination ne justifie pas le terrorisme. En contrepartie, les seconds ont accepté de passer sous silence la résistance à l’occupation. Mais la définition du terrorisme n’a pas avancé d’un iota.
L’intransigeance des Israéliens a par ailleurs joué un rôle dans l’échec relatif du sommet. Les Arabes souhaitaient évoquer dans la résolution finale la nécessité de débarrasser la région des armes nucléaires et appeler à « un règlement juste, global et durable, en accord avec la feuille de route », mais aussi les résolutions 242, 338 et 1397 du Conseil de sécurité des Nations unies, qui prévoient un retrait israélien des territoires palestiniens. Israël s’y est farouchement opposé, indisposant aussi bien les Européens que les Arabes et empêchant toute possibilité d’accord sur une déclaration commune.
Autre pomme de discorde : les relations avec la société civile. Conduite par l’Égypte, la partie arabe a beaucoup insisté pour que les aides de l’UE ne bénéficient qu’aux ONG « légales » – autrement dit : reconnues par les régimes en place -, ce qui revient à couper les vivres aux associations indépendantes, la plupart d’entre elles n’étant pas reconnues. Par crainte d’être accusés de ne pas respecter les lois de pays tiers, les Européens y ont consenti, tout en affichant leur volonté de soutenir plus fermement les sociétés civiles au sud de la Méditerranée.
Le soutien le plus ferme est venu de celui que l’on attendait le moins sur le sujet : Jacques Chirac. « La réunion du Luxembourg, en avril dernier, a donné le coup d’envoi au nouveau forum [de la société civile euroméditerranéenne], a-t-il rappelé. Veillons à ce qu’il dispose de moyens à la mesure de son importance. Organisons avec lui une série de conférences associant les sociétés civiles des pays euroméditerranéens. » Le chef de l’État français a même proposé d’accueillir chez lui la première de ces conférences.
Si les Européens s’efforcent de promouvoir la démocratie, les libertés et les droits de l’homme dans les pays du Sud, ils rejettent toute idée d’ingérence, comme l’a rappelé José Manuel Barroso, le président de la Commission, et souhaitent privilégier « le dialogue et la coopération ». Un bonus financier, que certains appellent « facilité de gouvernance » et d’autres « prime à la démocratie », sera quand même attribué aux pays qui « montrent clairement leur adhésion aux valeurs communes ». Il sera compris entre 15 % et 20 % du montant total de l’aide.

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