L’heure des comptes

L’incendie qui a embrasé les banlieues est, au moins provisoirement, jugulé. Qui fait les frais de la crise et qui peut en tirer profit ? Premier bilan.

Publié le 5 décembre 2005 Lecture : 8 minutes.

Neuf mille véhicules incendiés, une centaine de bâtiments publics détruits ou gravement détériorés, des centaines de commerces endommagés, 270 millions d’euros de dégâts… Par ailleurs, 126 policiers et gendarmes ont été blessés, 4 700 « fauteurs de troubles » interpellés, 655 d’entre eux, dont 115 mineurs, écroués, et 500 condamnés à une peine de prison ferme. C’est le bilan matériel et humain des trois semaines d’émeutes qui viennent de secouer les banlieues françaises. Trois semaines de folie et d’autodestruction qui ont vu les jeunes des « quartiers difficiles », majoritairement issus des immigrations africaine, arabe et turque, s’en prendre aux symboles de l’autorité et de la collectivité – quand ils ne se sont pas contentés de brûler des voitures pour signifier leur refus d’une société de consommation de laquelle ils se sentent exclus. Trois semaines qui ont ébranlé les fondements du fameux « modèle républicain » et laisseront des traces profondes, même si le pire – la bavure policière mortelle – a été évité. Alors que le calme semble être revenu, il est temps de tirer un bilan provisoire de cette crise. Qui a gagné, qui a perdu ?

Sarkozy, Chirac, Villepin et les autres
Sa dénonciation à l’emporte-pièce des « racailles » et des « voyous » dont il entend débarrasser les cités a servi de détonateur. Du coup, Nicolas Sarkozy, le ministre de l’Intérieur, s’est retrouvé dans le collimateur, sommé de se calmer et de rentrer dans le rang. Mais le pompier pyromane de la majorité est habilement parvenu à rebondir. Il est vrai que le duo Chirac-Villepin pouvait difficilement le limoger sans donner l’impression de céder à la pression de la rue… Tablant sur l’exaspération des Français, scandalisés par les images d’émeutes, Sarkozy n’a rien renié de son discours musclé et en a même remis une couche sur les « racailles ». Résultat paradoxal : alors que sa politique du tout-sécuritaire est un échec manifeste et que sa décision de sacrifier la police de proximité apparaît comme une erreur, sa popularité atteint des sommets : 70 % des Français approuvent son action.
Est-ce à dire qu’il est le grand gagnant de la « crise des banlieues » ? Lui-même n’en doute pas une seconde, ce qui est peut-être aller un peu vite en besogne. D’abord, parce que, tous les sondages le montrent, la dramatisation des émeutes profite également, quoique dans une moindre mesure, à Chirac et à Villepin. Ensuite, parce si les sondés n’ont pas voulu donner raison aux « casseurs » contre les « keufs » (policiers) en désapprouvant le ministre de l’Intérieur, cela ne signifie pas qu’ils approuvent sans réserve l’action de ce dernier. En réalité, une seule question importe, et elle est loin d’être tranchée : la stature d’homme d’État de Sarkozy sort-elle renforcée de l’épreuve ? Tout le monde n’en est pas convaincu. L’essayiste Emmanuel Todd (Libération du 21 novembre) regrette par exemple que Sarkozy se soit « mis au niveau de ses interlocuteurs » en tenant lui-même un langage de voyou. Impulsif, voire hargneux, il n’a sans doute pas montré dans la tempête la sérénité que les Français sont en droit d’attendre d’un candidat à la présidence. Devra-t-il le payer un jour ? En « droitisant » son personnage jusqu’à la caricature, Sarkozy risque de s’aliéner l’électorat indécis et/ou « centriste ». Le calcul peut se révéler payant dans la perspective du premier tour de l’élection présidentielle de 2007, mais qu’en sera-t-il au second ?
Le président Jacques Chirac étant longtemps – et étrangement – resté en retrait, avant de reprendre la main en multipliant consultations et interventions, son Premier ministre s’est retrouvé en première ligne. Jouant tour à tour de la fermeté (état d’urgence) et de l’ouverture (plan d’urgence pour les banlieues, réactivation de la politique de la ville), Dominique de Villepin a au moins eu le mérite de se montrer à l’écoute. Encore relativement neuf dans la fonction, il ne peut être tenu pour responsable des errements passés, mais il va maintenant devoir faire la preuve de sa capacité à « retricoter » le tissu social et à rendre un peu de son lustre à un modèle républicain auquel il est profondément attaché. Sacré challenge !
Azouz Begag, son trop discret ministre de la Promotion de l’égalité des chances, aurait pu constituer un précieux allié, mais il sort affaibli de la crise : après l’avoir entendu reprocher publiquement à Sarkozy son usage du mot « racaille », on a découvert qu’il avait lui-même cédé à cette facilité de langage dans l’un de ses livres paru il y a cinq ans !
Quant à la gauche, accaparée par ses divisions et la préparation de son congrès du Mans (19-20 novembre), elle a surtout brillé par son silence et son embarras. Et si Jean-Marie Le Pen (Front national) et Philippe de Villiers (Mouvement pour la France), les habituels pourfendeurs de l’immigration et de « l’islamisation », en profitaient pour tirer les marrons du feu ? Si tel était le cas, la présence d’un extrémiste de droite au second tour de la prochaine présidentielle, comme en avril 2002, ne pourrait être exclue…

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« Beurgeoisie » contre « racailles »
Ultraminoritaires, socialement marginalisés et prisonniers d’une logique nihiliste, les émeutiers n’ont réussi qu’à susciter le désordre. À quoi sert de s’attaquer aux biens de son voisin et aux infrastructures de son propre quartier ? Leurs actions n’ont été relayées par aucun médiateur et n’ont permis l’émergence d’aucune figure de la contestation. Elles vont contraindre au départ ceux qui ont les moyens de se reloger ailleurs, faire disparaître le peu de mixité sociale qui existait encore dans les banlieues difficiles et dissuader les entreprises tentées par les « niches » fiscales de s’y implanter, par crainte de voir leur outil de travail partir en fumée à la prochaine poussée de fièvre.
Les banlieues françaises commenceraient-elles à ressembler aux ghettos noirs des villes américaines, théâtre depuis le début des années 1960 de récurrentes explosions de violence ? Certes, depuis l’époque de la lutte pour les droits civiques, la condition des Africains-Américains s’est beaucoup améliorée. Il existe aujourd’hui une bourgeoisie noire qui représente un bon tiers de la communauté. Le problème, c’est qu’un autre tiers ne parvient pas à échapper au cercle vicieux de la misère, de la drogue et de la criminalité.
Bien sûr, le moment de stupeur passé, les autorités françaises ont décidé de réactiver la politique de la ville. Mais les « zones urbaines sensibles » ont déjà englouti 50 milliards d’euros en dix ans pour des résultats qui ne sautent pas aux yeux. La nouvelle batterie de mesures annoncées par Chirac et Jean-Louis Borloo, couplée à une lutte plus vigoureuse contre les discriminations et le racisme, suffira-t-elle à résoudre le problème ? À répondre aux rêves de promotion sociale de la grande majorité des jeunes Français issus de l’immigration ? À ceux-là, la crise des banlieues fait un tort considérable. L’antagonisme qui existe désormais entre les nouveaux « beurgeois » – ou ceux qui aspirent à le devenir – et les « racailles » s’en trouve évidemment renforcé. « Eux ne seront ni gagnants ni perdants, explique Mourad, Français d’origine marocaine à la recherche d’un emploi de commercial. Leur situation était désespérée et elle le restera. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un simple appel au secours. En fait, je me demande s’il n’y a pas chez eux, plus ou moins consciemment, une espèce de nihilisme, un désir de nous entraîner dans leur chute. De nous faire couler avec eux. En se comportant comme ils l’ont fait, ils ne peuvent que renforcer les préjugés et les stéréotypes en vigueur dans la société française. Ils savent qu’ils vont rendre encore plus délicate l’ascension de ceux qui veulent s’en sortir et qui rament à cause de la couleur de leur peau ou de la consonance de leur nom. »

Les étrangers, ces éternels boucs émissaires…
Comme on pouvait s’y attendre, les immigrés ont été désignés à la vindicte populaire. D’abord par Sarkozy, qui a promis d’« expulser les fauteurs de troubles étrangers », puis par plusieurs parlementaires UMP, qui, dans le sillage de l’historienne Hélène Carrère d’Encausse et du ministre délégué à l’Emploi Gérard Larcher, voient dans la polygamie l’une des causes des émeutes. Chirac et Villepin ont été contraints de prendre quelque distance avec ces propos démagogiques aux indéniables relents xénophobes. Mais le raidissement de l’opinion sur les questions d’immigration, nettement perceptible depuis le début des troubles, ne laisse rien augurer de bon pour les étrangers non communautaires, déjà soumis à une foule de tracasseries administratives et d’humiliations quotidiennes (voir encadré p. 30). Boucs émissaires tout désignés, les étrangers seront les grands perdants de la crise des banlieues.

Quel avenir pour le modèle républicain ?
Égalitaire et assimilateur, le modèle français est en crise. Mais il n’est pas mort. En dépit de la montée en puissance du communautarisme, un large consensus subsiste, dans la classe politique comme dans la population, autour de l’idéologie républicaine. Dans les faits, l’intégration, l’assimilation et le métissage se poursuivent. Le taux des mariages, dès la première génération, entre Français nés de parents maghrébins, turcs ou subsahariens et Français de souche (ou considérés comme tels) est estimé par les démographes à environ 25 %. Chiffre considérable, sans équivalent en Europe, qui infirme la thèse du repli communautaire.
Si l’on fait abstraction des aspects économiques (chômage) et de la ségrégation urbaine (relégation des pauvres dans des « cités dortoirs » devenues, au fil des années, de véritables ghettos), le vrai problème auquel la France est confrontée est le décalage entre la réalité d’un pays de plus en plus métissé, « coloré », et la représentation figée, stéréotypée, qui en est le plus souvent donnée, notamment par l’école (« nos ancêtres les Gaulois »). C’est ce déni identitaire, ce manque de reconnaissance, l’enfermement dans un imaginaire postcolonial et l’ostracisme dont souffrent les Français d’origine immigrée – par exemple, lors des contrôles d’identité – qui est à l’origine de leur frustration. Ces discriminations permanentes, ces vexations gratuites sont à la racine du mal, car elles empêchent les jeunes des cités de se sentir « français comme les autres ». Les partis politiques, tellement frileux – la France ne compte aucun député d’origine africaine – portent aussi une part de responsabilité. Les décideurs médiatiques aussi : les écrans de télévision ne restent-ils pas très largement « monocolores » ? L’État, par la voix de son chef, s’affirme désormais résolu à lutter contre les discriminations et à promouvoir la diversité. Soit, mais la République pourra difficilement échapper à une révision déchirante de son approche passablement désincarnée, abstraite, de ces questions. Elle devra apprendre à tenir compte des spécificités, voire à les valoriser. À se pencher sur les enjeux de mémoire au lieu de les éluder.

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