L’ex-dictateur sera-t-il jugé ?

Dakar a remis le dossier à l’Union africaine. C’est à elle qu’il revient désormais de statuer sur le sort de l’ancien président tchadien.

Publié le 5 décembre 2005 Lecture : 6 minutes.

La joie des avocats d’Hissein Habré fut de courte durée après que la chambre d’accusation de la cour d’appel de Dakar s’est déclarée incompétente, le 25 novembre, pour statuer sur la demande d’extradition formulée par la justice belge à l’encontre de leur client. Et rarement, sans doute, week-end n’aura été aussi tumultueux et aussi riche en rebondissements pour l’ex-dictateur tchadien que celui des 26 et 27 novembre. À peine la décision connue, le ministre sénégalais de l’Intérieur, Ousmane Ngom, rédigeait un arrêté sommant Habré de faire l’inventaire de ses biens au Sénégal dans un délai de quarante-huit heures et de se préparer à être transféré au Nigeria pour y être mis à la disposition du président en exercice de l’Union africaine (UA), Olusegun Obasanjo.
L’acte a été tenu secret jusqu’au lendemain matin, quand les policiers de la Division des investigations criminelles (DIC) se sont rendus à l’un des domiciles de l’hôte devenu encombrant, sis au quartier des Almadies, à Dakar, pour le lui signifier. Et l’inviter à les suivre. Conduit sous bonne escorte au Bloc des Madeleines, siège des tribunaux de la capitale sénégalaise, Hissein Habré a, de bonne source, refusé de fournir aux enquêteurs le moindre détail sur l’état de ses avoirs.
De retour chez lui à la mi-journée, Habré reçoit, le matin du 27 novembre, une nouvelle visite des limiers de la DIC, mais cette fois à son second domicile, dans le quartier dakarois de Ouakam. Sur un ton ferme, le commissaire Assane Ndoye lui transmet « le message du procureur » lui intimant l’ordre de faire l’inventaire de ses biens mobiliers, immobiliers et financiers, conformément au mandat d’arrêt international délivré le 19 septembre par la justice belge. Il n’en faut pas davantage pour que les « amis » d’Habré se mobilisent. Même son « marabout », Serigne Mansour Sy, le calife général des Tidjanes, multiplie les coups de fil à Dakar depuis le Maroc où il séjourne pour des raisons de santé.
Dans l’après-midi, alors que dignitaires religieux et figures de la société civile se succèdent chez Habré pour lui exprimer leur solidarité, l’ex-homme fort de N’Djamena se voit notifier un nouvel arrêté qui annule celui de la veille. « Ouf ! », le coup n’est pas passé loin, ont dû soupirer sa famille, ses amis et ses avocats. La bonne nouvelle est suivie d’une conférence de presse du ministre des Affaires étrangères, Cheikh Tidiane Gadio, qui déclare que le Sénégal va garder son hôte sur son sol jusqu’au sommet de l’UA, les 23 et 24 janvier à Khartoum, qui sera alors appelé à se prononcer sur le sort de l’ex-dictateur.
En attendant, les questions ne manquent pas. Pourquoi Wade, qui pouvait s’abriter derrière la décision judiciaire du 25 novembre, a-t-il initié une telle démarche ? Pourquoi un revirement de son gouvernement en vingt-quatre heures ? Peut-être à cause des tirs nourris de deux camps, divisés sur la gestion du dossier. D’un côté, les défenseurs d’Habré : guides religieux de la puissante confrérie des Tidjanes, organisations de la société civile regroupées au sein d’un Comité de défense d’Hissein Habré, une bonne partie de la presse locale, des proches du chef de l’État comme le ministre de l’Énergie Madické Niang ou encore le vice-président de l’Assemblée nationale Iba Der Thiam. De l’autre : des personnalités (Kofi Annan, Louise Arbour, Alpha Oumar Konaré…), des États (Canada, Suisse, Belgique…) et des organisations de défense des droits de l’homme résolus à obtenir la traduction de l’ex-dictateur devant un tribunal.
Pour tenir compte des réticences internes tout en tentant de sauver l’image de son pays à l’étranger, Wade en est arrivé à fâcher certains. Notamment la diplomatie belge, convaincue que le recours à l’UA est une démarche dilatoire, qui va retarder la procédure sans pouvoir offrir une alternative diligente pour juger Habré. De bonne source, Laurette Onkelinx, la ministre belge de la Justice, étudie depuis le 25 novembre les moyens d’amener le Sénégal à respecter ses engagements. Lesquels découlent de la Convention des Nations unies contre la torture de 1984, que le pays a ratifiée. La Belgique envisage d’invoquer l’article 30 de ce traité international. Il stipule notamment qu’en cas de différend entre deux États sur l’application d’une clause (en l’occurrence, celle relative à l’extradition pour actes de torture), ils peuvent recourir à une négociation amiable ou à un arbitrage. Si ces deux voies échouent, il reviendra à la Cour internationale de justice (CIJ) de trancher. Bruxelles et Dakar finiront-ils à La Haye ? Ce n’est pas exclu, mais on n’en est pas encore là.
Pour l’heure, Cheikh Tidiane Gadio prend langue avec l’ambassadeur de Belgique dans son pays. Mais pour garder une démarche cohérente, Bruxelles estime que c’est à Abdoulaye Wade, le président du Sénégal, et non à l’UA, à laquelle elle n’a jamais adressé de demande d’extradition, qu’il revient de lui fournir une réponse définitive. Il n’y a, en effet, aucune base légale au transfert d’Habré à une organisation qui ne peut pas le détenir et n’a pas davantage les instruments pour le juger. Le 30 novembre, Wade a indiqué qu’il soumettrait à ses pairs, en janvier prochain à Khartoum, l’idée d’un tribunal panafricain. Une juridiction dont la mise en place pourrait prendre du temps, coûterait beaucoup d’argent et nécessiterait une réelle volonté politique de chefs d’État africains soucieux d’éviter que le jugement d’Habré ne crée un « précédent dangereux ».
« On veut transformer un problème juridique en un inextricable feuilleton politique », soupçonne Reed Brody, vice-président de Human Rights Watch. Les organisations de défense des droits de l’homme et les victimes en sont tellement convaincues qu’elles ont pensé à une stratégie pour éviter l’enlisement du dossier. Elles entendent mettre à contribution le président de la Commission de l’UA, Alpha Oumar Konaré, favorable à l’extradition, pour rallier les dirigeants de quelques grands pays du continent (Afrique du Sud, Nigeria, Libye, Égypte…) aux conclusions d’un mémorandum en cours d’élaboration. Ce document, qui va être remis en mains propres par une délégation de victimes au siège de l’UA, à Addis-Abeba, cherchera à démontrer que la Belgique demeure la moins mauvaise solution pour juger Habré. Et demandera à l’organisation de persuader Wade de s’engager dans cette direction.
Pour mettre toutes les chances de leur côté, les victimes et leurs alliés veulent s’assurer du « soutien agissant » du Tchad. Et d’un investissement personnel total de son président, Idriss Déby, pour convaincre ses pairs. Reed Brody va ainsi se rendre au cours de la première semaine de décembre à N’Djamena, où il devra être reçu par Déby. Il ne manquera sûrement pas de trouver une oreille attentive.
Au cours de sa visite de travail à Bruxelles (23-25 novembre) suivie d’un séjour privé à Paris (25-27 novembre), le numéro un tchadien n’a cessé de rappeler qu’il approuvait le jugement de son prédécesseur. Il a même confié au Premier ministre belge, Guy Verhofstadt, au président de la Commission européenne, José Manuel Durão Barroso, et au président français Jacques Chirac que le Tchad n’exclut pas totalement de demander à juger Habré si le Sénégal refuse de le livrer à la Belgique et si une autre solution ne se fait pas jour. À ses interlocuteurs qui l’ont interpellé sur les risques que lui ferait encourir un tel procès à N’Djamena, Déby répond, invariablement : « Je n’ai rien à me reprocher. J’ai servi sous Hissein Habré en bon militaire, me limitant à exécuter les ordres de la hiérarchie. Aucun tribunal au monde ne pourra me condamner pour cela. »
On n’en est pas encore au procès. N’Djamena se limite pour l’heure à gérer le cas des fonctionnaires soupçonnés d’avoir participé aux graves exactions qui ont eu lieu dans le pays, de 1982 à 1990. Le ministre des Droits de l’homme, Abderaman Djasnabaille, chargé du dossier, est en possession d’une liste de 800 personnes et affirme procéder aux vérifications, cas par cas. Seuls quelque cent agents (parmi lesquels des gouverneurs, des commissaires de police, des chefs de service…) ont déjà été suspendus de leurs fonctions et mis à la disposition de la justice. Habré fera-t-il partie du lot ?

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