France : le passé colonial passe mal
Décidément, la France a bien du mal à gérer son passé colonial et à en éclairer les recoins ténébreux.
Le 10 mai 2001, une loi a pourtant fait de l’esclavage et de la traite transatlantique des Africains un crime contre l’humanité. Mais le projet initial de Christiane Taubira a été vidé de son contenu : il n’en reste guère qu’un comité chargé de trouver une date de commémoration. Pis encore, à peine ce comité a-t-il été installé que, le 11 juin 2004, à l’occasion de l’adoption en première lecture à l’Assemblée nationale d’un projet de loi en faveur des Français rapatriés et des harkis, un sous-amendement a été adopté à la sauvette : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord. » (Article 4 de la loi du 23 février 2005.) L’affaire est passée inaperçue jusqu’à ce qu’à la fin mars 2005, un mois après la publication de la loi au Journal officiel, un enseignant en soit informé par l’une de ses étudiantes.
Cette loi, vite qualifiée de « scélérate », tombait fort mal et déclencha la polémique. Le débat fit son retour à l’Assemblée nationale le 29 novembre. Mais la proposition de loi visant à supprimer le fameux « article 4 » fut rejetée par 183 voix (UMP) contre 94 (PS, PCF, UDF). Curieusement, le parti qui soutient le président de la République a voté comme un seul homme, alors que nombres de ses membres – que je connais personnellement – étaient opposés à l’article 4. Après soixante ans de mutisme, Paris, bien décidé à obtenir la signature d’un traité d’amitié avec Alger, venait en effet de consentir à qualifier les massacres de Sétif (quarante-cinq mille morts) de « tragédie inexcusable »…
De fait, l’article 4 de la loi du 23 février 2005 a provoqué une levée de boucliers unanime des professeurs d’histoire. Et suscité un légitime tollé dans les anciens pays colonisés. L’Algérie y a vu une véritable provocation. Reprenant la condamnation sévère du FLN, le président Abdelaziz Bouteflika a déclaré sans ambages que ledit article « représente une cécité mentale confinant au négationnisme et au révisionnisme ».
Mais l’affaire ne concerne pas que l’Algérie. Les anciennes colonies françaises d’Afrique subsaharienne, d’Asie ou d’Amérique sont également visées. Plus grave : le sous-amendement du député Christian Vanneste est tout aussi provocateur pour les Français d’outre-mer qui, tous les jours, sont victimes de discriminations et dont l’histoire n’est pas enseignée ni même reconnue. La France a pourtant déporté aux Antilles 1,2 million d’Africains. Les historiens les plus modérés considérant que, pour chaque captif débarqué dans un port caribéen, il faut compter cinq Africains décédés au cours des opérations de capture et de transport, la France serait ainsi responsable de 6 millions de morts. Si l’esclavage a été aboli sans condition par la Convention, en 1794, il a été rétabli huit ans plus tard par Napoléon Ier, qui a remis en vigueur et aggravé le Code noir promulgué par Colbert en 1685. Quant à l’abolition de 1848, elle a été obtenue non seulement sur les instances de Victor Schoelcher, mais aussi grâce à la pression des esclaves eux-mêmes. Elle a permis d’indemniser non pas les victimes mais les anciens maîtres, gratifiés par la République de 126 millions de francs-or (plusieurs milliards d’euros d’aujourd’hui). Quand on sait que les descendants des esclaves antillais représentent entre 3 % et 4 % de la population française – et donc de l’électorat -, on comprend que l’initiative de Vanneste ne témoigne pas d’une grande habileté politique.
Les injonctions faites par le législateur aux historiens, tout comme la soumission des scientifiques aux exigences du pouvoir, ne sont jamais bon signe dans une démocratie. Un historien nantais controversé, Olivier Pétré-Grenouilleau, a été malencontreusement couronné par un prix d’histoire au Sénat pour son ouvrage Les Traites négrières. Bien que ses thèses soient rejetées par tous les historiens sérieux de l’esclavage, elles servent quand même de référence à des personnalités médiatiques que leurs embardées intellectuelles marginalisent chaque jour un peu plus. Ainsi, faisant écho à Pétré-Grenouilleau qui, dans Le Journal du dimanche du 12 juin, déclarait que la loi Taubira « pose problème » et serait « de nature à renforcer l’antisémitisme en France », le philosophe Alain Finkielkraut, obsédé par le « racisme anti-Blancs », vient-il de livrer le fond de sa pensée à un magazine israélien : « On nous dit, ironise-t-il, que l’équipe de France est admirée parce qu’elle est black-blanc-beur. […] En fait, aujourd’hui, elle est black-black-black, et on se moque de nous dans toute l’Europe. »
Se plaçant ouvertement dans la perspective du député Vanneste, Finkielkraut déplore qu’en France « on change l’enseignement de l’histoire coloniale et de l’esclavage. Désormais, on enseigne qu’ils furent uniquement négatifs, et non que le projet colonial entendait éduquer et amener la culture aux sauvages ». Évoquant les 6 millions de morts de la traite française et le 1,2 million de « sauvages » déportés aux Antilles, Finkielkraut conclut : « Qu’a fait ce pays aux Africains ? Que du bien ! » Certes, après le temps des dérapages vient celui des excuses, mais ce qui est dit est dit.
Secrétaire perpétuelle de l’Académie française, Hélène Carrère d’Encausse n’est pas en reste. « Ces gens, explique-t-elle, ils viennent directement de leurs villages africains. Or la ville de Paris et les autres villes d’Europe, ce ne sont pas des villages africains. Par exemple, tout le monde s’étonne : pourquoi les enfants africains sont dans la rue et pas à l’école ? Pourquoi leurs parents ne peuvent pas acheter un appartement ? C’est clair, pourquoi : beaucoup de ces Africains, je vous le dis, sont polygames. »
Dans ce contexte, on comprend que le Haut Comité des célébrations nationales présidé par l’égyptologue Jean Leclant, secrétaire de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, ait refusé avec dédain d’inscrire sur la liste des commémorations républicaines pour 2006 le bicentenaire de la mort du général Alexandre Dumas : ancien esclave, le père de l’écrivain homonyme fut le premier Antillais de l’histoire de France à accéder à ce grade. « Le plus grand des Dumas, écrivait Anatole France, c’est le fils de la négresse, c’est le général Alexandre Dumas de La Pailleterie, le vainqueur du Saint-Bernard et du Mont-Cenis, le héros de Brixen. Il offrit soixante fois sa vie à la France, fut admiré de Bonaparte et mourut pauvre. Une pareille existence est un chef-d’oeuvre auquel il n’y a rien à comparer. »
Les violences urbaines qui ont récemment enflammé les banlieues françaises le prouvent pourtant assez : les provocations, volontaires ou non, qu’elles aient ou non force de loi, sont toujours un danger pour l’ordre public.
La récente découverte des massacres perpétrés par Napoléon dans les colonies antillaises, et l’utilisation qu’il fit des gaz, cent quarante ans avant la Shoah, montrent bien à quel point la prudence s’impose dans la glorification du passé colonial et que le travail de mémoire, qui est un processus de longue haleine, ne doit pas se confondre avec le devoir de mémoire, qui reste un voeu pieux tant que le travail n’a pas été effectivement engagé.
Cela n’empêche pas deux parlementaires, Daniel Mach (Pyrénées-Orientales) et Jean-Paul Garraud (Gironde), tous deux membres de l’UMP, de s’émouvoir des textes d’un rappeur, Monsieur R, qui se plaint, en termes certes un peu crus, d’être délaissé par la mère patrie tout en mettant en cause Napoléon et le général de Gaulle. S’estimant outragés, les élus ont déposé une proposition de loi visant à instaurer un délit d’atteinte à la dignité de la France et de l’État, sous prétexte d’éviter « la propagation de discours de haine menaçant la cohésion nationale ». Aux termes de leur proposition, enregistrée le 28 septembre, constituerait « une atteinte à la dignité de l’État, toute insulte, toute manifestation de haine, publiée, mise en ligne sur Internet, télévisée ou radiodiffusée, proférée à l’encontre du pays, de ses personnages historiques, des dépositaires de l’autorité publique ou de ses institutions ». Le délit d’atteinte à la dignité de la France serait passible, selon ces parlementaires, d’une peine de trois ans d’emprisonnement. Mais les « personnages historiques » auxquels ils pensent incluent-ils le général Toussaint-Louverture, pourtant français ? Il est permis d’en douter. Dans ce cas, affirmer, comme Chateaubriand le fit en son temps, que Napoléon a assassiné l’ancien gouverneur de Saint-Domingue exposerait désormais à une lourde condamnation.
Tout cela est-il bien sérieux ? Bien plus que les mots irrévérencieux d’un artiste, c’est la glorification du passé colonial qui porte véritablement atteinte à la dignité républicaine et à la cohésion nationale.
* Écrivain et historien, l’auteur vient de publier aux Éditions Privé Le Crime de Napoléon. Il est membre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme.
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