Bienvenue en zone rebelle
Trois ans après l’éclatement de la crise, le nord du pays s’organise progressivement. Justice, santé, éducation : un nouvel État serait-il en gestation ?
Trois ans après le coup d’État manqué du 19 septembre 2002, qui a marqué le début de la partition du pays, la région nord de la Côte d’Ivoire est devenue l’illustration d’un étonnant paradoxe. Dans cette moitié de pays, qui est pourtant zone de non-État, l’ordre règne. Mieux : la vie y est normale, presque plus belle qu’elle ne l’était avant la crise, « car nous sommes libres », entend-on dire partout.
Les zones militaires ont été réorganisées et portées à dix, chacune étant dirigée par un commandant. Les anciennes sous-préfectures sont devenues des secteurs, également placés sous la supervision d’un commandant. Tous les militaires doivent rendre des comptes au chef d’état-major, le général de brigade Soumaïla Bakayoko, promu à ce grade il y a quelques mois. Il est secondé par le commandant Issiaka Ouattara, plus connu sous son nom de chef de guerre, « Wattao ».
Mais les militaires ne tiennent plus le devant de la scène. Le nord de la Côte d’Ivoire s’emploie désormais à rétablir ses échanges commerciaux avec les pays frontaliers. On s’en aperçoit dès avant la frontière burkinabè au nombre impressionnant de « bâchés », des camions semi-remorque, qui font la queue au poste de douane de Yendéré. S’agit-il d’un barrage établi par les Forces armées des Forces nouvelles (FAFN) qui rançonnent au passage les voyageurs ? Il en existe et en relativement grand nombre. À l’entrée des villes, de gros bidons peints au nom ou à l’effigie du chef de poste ou du commandant de zone, bloquent l’accès. Dans la campagne, de simples herses obligent les conducteurs à s’arrêter. Les jeunes soldats qui s’y trouvent s’informent sur la destination du véhicule, ses voyageurs ou son chargement. S’ils ne réclament pas de rançon, ils demandent quand même « une petite contribution pour le thé ». Rarement plus de 100 ou 150 F CFA (0,15 ou 0,22 euro).
Plus généralement, la circulation routière est taxée. Les revenus qui en émanent représentent l’une des principales ressources financières des Forces nouvelles (FN). Les grands convois négocient leur passage en groupe pour ne pas être stoppés en chemin. C’est le cas de ces trente camions-citernes de Sanké, une entreprise malienne de carburant, qui remontent d’Abidjan vers Bamako, en ce 30 octobre. « Les gros opérateurs économiques ont tous essayé de passer par le Ghana, mais c’est plus long, plus cher et plus aléatoire, confie un responsable des FAFN. Ils recommencent donc à passer par chez nous, car, malgré la taxe, c’est plus direct et meilleur marché pour eux. » Moyennant quoi les chaussées ont été réparées au moyen de pierres et de ciment. Hormis dans la région de Ferkessédougou, où la route est complètement défoncée sur des dizaines de kilomètres, on roule plus facilement et plus vite qu’avant la crise entre Bouaké et les frontières du Mali ou du Burkina.
La ville est le terrain des mobylettes. Les invraisemblables bagnoles, sans portières ni fenêtres, qui menaient au combat des rebelles survoltés, ont quitté la scène. Les montagnes de carcasses entreposées à l’entrée du corridor nord de Bouaké, qui servaient de stock de pièces détachées, ont été déblayées. Le problème reste le carburant, cher. Acheté comptant à Lomé (Togo), notamment par l’entreprise burkinabè « MPCI » installée à Bobo-Dioulasso, il arrive en camion-citerne et se détaille dans les stations-service. Le prix est fixé selon les arrivages : le litre de super autour de 450 F CFA et jusqu’à 800 voire 900 F CFA, s’il y a pénurie.
Bouaké, qui abrite entre 400 000 et 500 000 habitants, grouille d’activités. Les usines ont retrouvé leur niveau de production d’avant-guerre, grâce au retour massif des cadres et des employés. Dar Essalam, le grand marché, regorge de produits locaux ou importés : céréales, fruits, légumes, poissons, viandes, thé, café, cacao, vêtements, chaussures, disques, cartes téléphoniques, tissus. Les boutiques sont aussi bien approvisionnées que partout ailleurs. Les coopératives villageoises ont recommencé à travailler et, si les échanges avec le sud du pays ne se font plus comme par le passé, ceux avec le Burkina et le Mali, le Ghana, le Togo et le Bénin battent leur plein.
L’agriculture reste une préoccupation majeure des responsables civils des Forces nouvelles. Par goût personnel plus que par sa fonction, le ministre de la Jeunesse, Tuo Fozié, gère de vastes terres dans la région de Korhogo. Elles produisent du riz par centaines de tonnes, du maïs, de la noix de cajou, du karité. N’eût été le problème des intrants, qu’il faut payer cash, la production serait double. Dans la même région, le ministre des Victimes de guerre, des Déplacés et des Exilés, Messamba Koné, s’occupe de la culture du coton plus que de son portefeuille ministériel, pour lequel il n’a jamais vraiment eu de budget. Les égreneurs habituels de la zone n’ont pas payé les producteurs pour la récolte 2003 et il reste environ 4 milliards de F CFA d’arriérés à percevoir. D’où la crainte de voir la quasi-totalité de la production 2005 partir en contrebande à l’étranger. Déjà, une estimation évalue à 100 000 tonnes la production de coton ivoirien qui a quitté le pays en 2004. Le cacao, cultivé dans la région de Vavoua, part aussi vers le Burkina. À Bobo-Dioulasso, il est, entre autres, traité par la société MPCI, dans une grande usine de concassage et de transformation située à la sortie de la ville, près de la Sonabel. Le coton est également une source de revenus. Une taxe au kilo serait prélevée à la source.
Tout cet argent permet de couvrir les multiples dépenses des FN : frais de fonctionnement, mais également « primes de savon », notamment des militaires, pour éviter qu’ils ne vivent aux dépens de la population. Une partie servirait aussi à défrayer les bénévoles qui encadrent l’activité de la société civile. Mais la note d’électricité n’est pas réglée. Depuis 2002, la Compagnie ivoirienne d’électricité (CIE) fournit du courant « gratuitement » à toute la région. Les coupures proviennent davantage des problèmes de maintenance que d’une intention délibérée de priver les villes d’énergie. Pour une raison similaire, l’eau ne coule plus des robinets de la presque totalité de Bouaké. La facture reste impayée, et les tuyaux d’adduction endommagés ne peuvent être réparés.
Certains bâtiments ont été refaits, comme le secrétariat général des FN. L’ancien Institut national de formation des agents de santé (Infas) a été sobrement repeint en blanc et porte désormais le nom de ses nouveaux propriétaires. Impeccablement entretenu, il n’a plus cet aspect délabré lié à la guerre qui le caractérisait il y a trois ans. Dans une salle, quelques appareils photo numériques, mais aussi une batterie d’ordinateurs dernier cri complètent le matériel journalistique et permet à une équipe de six personnes d’animer le site Internet, www.fnci.info/ci/forces_nouvelles. php. « Nous travaillons gratuitement », prétendent-elles. Même réaction chez Alice De Cine, le présentateur du journal télévisé de TVNP (Télévision Notre Patrie), la chaîne locale. C’est probablement faux, mais le secret est bien gardé. Tout comme celui qui entoure la provenance des matériels.
Si les ordinateurs sont peu coûteux, il n’en est pas de même pour les appareils qu’utilise TVNP pour le montage et la diffusion de ses émissions. Tout se fait au centre culturel Jacques-Aka, hormis les tournages en direct, qui ont lieu dans un petit studio aménagé dans un bâtiment isolé, situé en pleins champs, du côté du cimetière de Bouaké. Mais à l’abri de tout cambriolage. Non seulement il y a un gardien, mais la sécurité est assurée dans l’ensemble des zones sous contrôle des FN. Gamaliel Ndaruzaniye, représentant politique de l’Onuci à Bouaké, le reconnaît lui-même : « Sur le plan économique, les gens sont en voie de paupérisation, mais les zones fonctionnent bien en ce qui concerne la sécurité. »
Seydou Ouattara, directeur central des services de police et de gendarmerie, dispose d’un préfet de police par zone et, outre les 533 élèves-policiers et gendarmes officiellement formés par l’Onuci, d’environ 3 500 agents sur toute la région. Tout suspect appréhendé après constat des faits est arrêté et jeté en prison. À défaut d’un tribunal d’État, un magistrat ivoirien, le président Coulibaly Gnenema, siège en compagnie d’un confrère au bureau des affaires pénitentiaires de l’Onuci. Il s’occupe essentiellement des crimes de sang. Pour les délits mineurs, cette « justice d’exception » n’est pas sollicitée. Les biens dérobés sont récupérés et rendus à leur légitime propriétaire, tandis que le voleur est gardé un mois ou deux, puis libéré.
Seydou Ouattara estime que le nombre de braquages et de vols était d’environ dix par jour au plus fort de la crise et, aujourd’hui, en moyenne, de cinq par mois. « Les gens ont des armes chez eux, mais continuent à respecter les lois et l’interdit social et moral », explique-t-il. Tous les prisonniers sont gardés à Bouaké, aucun n’est transféré vers le Sud. Aujourd’hui, 248 prisonniers sont sous la garde du régisseur de la prison, le colonel Dosso Mazi. L’établissement dispose d’une infirmerie et les agents du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) le visitent régulièrement. Le CICR fournit également, via l’hôpital Sainte-Camille, les nattes, les bols, la nourriture et les médicaments aux détenus qui sont nourris et soignés. Ouattara consulte régulièrement la liste des prisonniers et, en tenant compte du délit commis, en libère au fur et à mesure.
L’antenne de Bouaké du Mouvement ivoirien des droits de l’homme (MIDH) n’est pas en reste. Elle n’abandonne pas les détenus à leur sort. « Les FN ont fait de gros efforts pour soigner leur image, assure Amara Doumbia. Le chef de guerre Kolo Cobra, par exemple, a créé un centre de santé dans le corridor Sud et fait en sorte que le quartier avoisinant soit à nouveau électrifié. » Lorsque la tension monte entre les rebelles et Abidjan, tous les véhicules, individuels ou collectifs, provenant du Sud sont systématiquement dirigés vers « la justice », c’est-à-dire l’ancien palais de justice où les passagers sont minutieusement contrôlés et interrogés. Des incidents peuvent aussi survenir aux barrages. « Mais lorsqu’un problème grave est porté à la connaissance des supérieurs, une sanction tombe immédiatement », affirme Doumbia. Il est en revanche préoccupé par « de très nombreux cas de prostitution. Dans certains hôtels, affirme-t-il, les filles seraient très jeunes, entre 11 et 13 ans. Nous allons faire un rapport aux FAFN ».
Autre sujet : le patrimoine immobilier des exilés. Ceux d’entre eux qui ne sont pas encore rentrés ont tout perdu. Quatre maisons sur cinq, notamment dans les quartiers résidentiels, ont été pillées, et une bonne partie a désormais de nouveaux occupants. Par souci d’image, les responsables des FN ont pris contact avec les propriétaires des villas qu’ils occupent afin de les louer ou de verser un dédommagement. Dans les quartiers populaires comme Air France, les maisons vides ont été attribuées d’office aux déplacés qui ont fui le Sud.
Il y a aussi la scolarité, un vrai casse-tête pour le MIDH. Les responsables de l’éducation nationale basés à Bouaké continuent à travailler et sont payés normalement. Mais, peu nombreux, ils sont assistés dans leur tâche par des auxiliaires volontaires, anciens étudiants en rupture de cours, l’université étant fermée. Coordonnés par le bouillant Konaté Zié Aboubacar, les « enseignants volontaires » touchent une indemnité de l’ordre de 15 000 à 20 000 F CFA par mois. Ils se désolent que les examens ne puissent pas avoir lieu. « Les politiques pensent que c’est un moyen de pression sur les FN », affirment-ils. Alors que le volume horaire annuel et le programme national des cours ont été respectés, sous contrôle de l’Unicef et de l’Unesco. Et que l’Onuci a fourni une assistance pour sécuriser les salles d’examen ainsi que l’acheminement des copies vers le ministère, à Abidjan.
Un coup dur pour le moral des enseignants, des élèves et des parents. Malgré tout, environ 400 000 élèves continuent à aller à l’école, grâce aux 4 000 à 6 000 volontaires. Comme l’État n’existe pas, il n’y a pas de bourses et les frais de scolarité reposent sur les parents. Les multiples plaidoyers auprès de l’Unesco, de l’Unicef ou du Pnud n’ont donné aucun résultat tangible, ces organisations ne pouvant pas aider exclusivement le Nord, de crainte de se voir accusés de permettre à la « rébellion » de perdurer.
L’ONG Médecins sans frontières (MSF) gère, elle, l’ensemble de ce qui était le Centre hospitalier universitaire (CHU) de Bouaké. Lequel est placé sous l’autorité de Geneviève Libeau, une fluette jeune femme, infirmière, qui a d’autres campagnes à son actif, notamment en Sierra Leone et au Liberia. Avant la crise, l’hôpital faisait travailler six cents personnes, dont des professeurs de médecine. Tous ont fui ou ont été mutés au Sud. MSF, arrivé en octobre 2002, emploie 189 personnes aujourd’hui, dont douze expatriés français. Le CHU offre la prise en charge, mais uniquement pour les urgences. Sa seule consultation externe est celle de pédiatrie.
Les maladies ordinaires, comme le paludisme, sont traitées par des structures externes, souvent gérées par l’Unicef, mais les soins n’y sont pas gratuits. Le CHU dispose d’une banque du sang, approvisionnée par les familles des blessés ou des malades. Les prélèvements sont testés et l’on jette une poche sur trois, pour cause de présence du virus HIV ou de l’hépatite B ou C. « C’est une proportion énorme », commente Geneviève Libeau. Le centre de dépistage du sida, que dirige le Dr Kouyaté, situé derrière l’hôpital, n’offre pas la prise en charge mais permet d’obtenir un traitement qui ne coûte que 5 000 F CFA par trimestre.
« Nous mettons au monde en moyenne 300 enfants par mois, explique Geneviève Libeau. Mais c’est aussi parce qu’à l’extérieur il faut compter entre 10 000 F CFA et 25 000 F CFA dans une clinique privée. » Les chirurgiens pratiquent près de 300 opérations par mois, y compris les césariennes (12 % des actes) et les réparations d’accidents de la route. De nombreux patients arrivent également avec des blessures par balles ou par arme blanche, attestant que les violences n’ont pas totalement cessé.
Il y a un autre hôpital à Bouaké, celui de l’Onuci, géré par les Ghanéens, d’où son surnom de Ghanmed. Installé dans les préfabriqués posés autour de l’ancienne mairie, où sont regroupés tous les personnels des Nations unies, il dispose d’une unité d’évacuation dotée de moyens aériens, d’un laboratoire, d’un dentiste et d’une salle d’opération dont le chirurgien est mobilisé en permanence. Vingt lits sont réservés, en priorité, au contingent, mais peuvent accueillir, en cas d’urgence, la population civile. Gratuitement, bien entendu. Le Ghanmed traite surtout des cas de paludisme et des accidentés de la route.
Quoique moins structurée, la société civile ne s’organise pas moins de façon quasi autonome, grâce notamment aux associations de femmes et de jeunes. La célèbre Mme Delon, une Française installée dans le pays depuis quinze ans, a perdu ses librairies d’Abidjan et de Yamoussoukro, pillées au moment du déclenchement de la crise. Elle assure sans rancune l’approvisionnement quotidien en journaux et sert de relais de poste via une boîte postale à Yamoussoukro, fermée en septembre « pour raison de sécurité ». Mais rebelle à cette décision « venue des politiques », l’ancienne libraire vend désormais des timbres burkinabè, s’apprête à acheminer le courrier par Ouagadougou. Et ajoute à la curieuse impression qu’a le visiteur d’assister à la gestation d’un nouvel État qui hésite à dire son nom.
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