Opération Maghreb

Le 23 octobre, Nicolas Sarkozy a lancé un appel à l’union des pays riverains de la Méditerranée. De Rabat à Tripoli, on s’interroge sur le contenu exact de ce « grand rêve capable de soulever le monde ».

Publié le 6 novembre 2007 Lecture : 7 minutes.

Dans ce dispositif à multiples facettes qu’est la politique étrangère de la France, on y voit désormais assez clair. Bernard Kouchner et Rama Yade font de l’humanitaire ; Jean-David Levitte, le conseiller diplomatique de l’Élysée, veille aux grands équilibres, si ce n’est à l’orthodoxie ; Claude Guéant, le secrétaire général, gère l’informel ; Henri Guaino écrit les discours censés marquer l’Histoire ; et Nicolas Sarkozy, le président, fait et dit ce qu’il veut. Avec ce petit plus qu’il se réserve et qui, manifestement, lui convient autant qu’à Jacques Chirac, son prédécesseur : le rôle de VRP de la France, promoteur de grands contrats à haute teneur médiatique.
Cette dernière dimension, on le sait, a largement dominé le voyage officiel que le président français vient de faire au Maroc, tout comme elle sera prépondérante lors de sa visite d’État en Algérie, début décembre, et à l’occasion du séjour prochain de Mouammar Kadhafi à Paris. Au point d’occulter l’interrogation essentielle : la France a-t-elle, en Méditerranée et plus particulièrement au Maghreb, quelque chose de neuf à proposer ?
Le simple fait de poser cette question doit désespérer Guaino. La « plume » du chef, qui s’estimait – non sans une certaine jubilation, car il s’agit là, selon lui, du lot des visionnaires – incompris et injustement critiqué pour son très provocateur « discours de Dakar », comptait bien frapper les esprits avec l’« appel de Tanger » lancé par Sarkozy le 23 octobre. Or, tant d’un point de vue médiatique que diplomatique, l’exhortation à unir les riverains de cette Mare Nostrum qu’est la Méditerranée afin de « peser ensemble sur le destin du monde » est loin d’avoir eu l’écho que cet Arlésien opiniâtre, susceptible, catholique et souverainiste espérait. Un flop ? Pas tout à fait. Mais une nouvelle erreur de casting, comme à Dakar, assurément.
Car enfin, qu’y a-t-il dans ce long discours aux vertus quasi hypnotiques tant le verbe de cet admirateur de Philippe Séguin et de Jean-Pierre Chevènement brasse et embrasse les concepts, bouscule l’Histoire et côtoie l’emphase sans jamais y sombrer vraiment ? Incorrigible, Guaino ne peut s’empêcher de remettre une nouvelle fois Sarkozy sur les mêmes rails. La manuvre en trois temps est plus subtile qu’à Dakar, mais elle est évidente.
Premier temps : une longue exaltation du « bon » colonisateur, l’équivalent maghrébin de Savorgnan de Brazza, en l’occurrence « ce grand soldat » que fut le maréchal Lyautey, lequel « n’eut jamais d’autre objectif » à la tête du protectorat français que de « protéger le peuple marocain ».
Deuxième temps : une très courte évocation, sans autre précision, « des fautes et parfois des crimes que le protectorat avait engendrés ».
Troisième temps, enfin, exemple européen à l’appui : le refus obstiné, réitéré et quasi obsessionnel de la culpabilité coloniale. « Nous ne bâtirons pas l’Union de la Méditerranée sur l’expiation par les fils des fautes de leurs pères, écrit Guaino, repris par Sarkozy. Nous ne bâtirons pas l’Union de la Méditerranée sur la repentance. Le général de Gaulle n’a pas dit au chancelier Adenauer : Expiez d’abord, nous verrons après. Il lui a dit : Construisons ensemble un avenir commun. » Il faut, dit le président français, « prendre l’Histoire où elle en est et la continuer, au lieu de la ressasser. » L’avenir de la Méditerranée ne doit pas être « la répétition de son passé », il passe par le travail en commun de « gens qui se haïssaient » et qui ont appris « à ne plus se haïr ».

Le discours de Dakar et sa désormais fameuse stigmatisation du paysan africain condamné à la répétitivité n’est pas loin – tout comme l’étrange saveur décalée, osons-le, à côté de la plaque, d’un débat qui n’existe que dans la tête de celui qui l’énonce. Quand le tandem Guaino-Sarkozy parle d’un « monde méditerranéen » qui n’a pas cessé depuis des siècles « d’hésiter entre la civilisation et la barbarie », on attend la suite : qui étaient les « civilisés » et qui étaient les « barbares » ?
La réponse, hélas, figure quelques paragraphes plus loin, dans un passage à la fois récurrent et passé inaperçu de « l’appel de Tanger ». Les Méditerranéens « de bonne volonté », ce sont « les fils de ceux qui, par la foi et par la raison, ont mis pour la première fois l’homme au centre de l’univers et lui ont appris que son histoire était tragique », ceux « qui ont appris à l’humanité une autre façon de croire et de penser ». Ce sont ceux qui se reconnaissent dans le cri d’Antigone, figure mythique de la civilisation grecque : « Je suis née pour partager l’amour, non pour partager la haine. » Ce sont ceux qui, comme Sarkozy et Guaino, vivent dans « le souvenir et le regret d’une unité perdue depuis quinze siècles ». Quinze siècles pendant lesquels « tous les projets pour ressusciter cette unité ont échoué ».
Quinze siècles : le calcul est simple. Pour les auteurs de l’appel de Tanger, la pendule du rêve méditerranéen s’est arrêtée à la chute de l’Empire romain d’Occident sous les coups redoublés des Byzantins et des Ostrogoths. C’est ce rêve-là, quand, autour de la Mare Nostrum, les « civilisés » étaient au Nord et les « barbares » – les Berbères – au Sud, ce rêve d’avant l’islam, ce rêve colonial, au sens premier du terme, que l’on voudrait faire renaître. « Je sens l’enthousiasme qui monte et l’envie d’y croire », ajoute à ce propos Sarkozy. Du Guaino pur jus.
« Il est difficile, mais il a du génie », a dit un jour le président à propos de son « nègre » officiel. Du génie, Guaino en a pour habiller les coquilles vides (au moins, pour l’instant) : l’Eurafrique à Dakar, l’Union méditerranéenne à Tanger, deux coquilles qui d’ailleurs se rejoignent puisque la seconde est appelée à devenir « le pivot » de la première, le tout donnant corps à « ce grand rêve capable de soulever le monde ». Il n’est évidemment pas question de mettre en cause la sincérité, la volonté et l’énergie du président français, qui, en la matière, ne se trahit pas. Simplement de comprendre pourquoi ce projet d’union, qui doit donner lieu, en juin 2008, à un sommet en France, est jusqu’ici accueilli avec autant de scepticisme que de politesse.

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Qu’en a dit Sarkozy à Tanger ? Beaucoup de choses et rien à la fois. On sait quel est l’objectif de l’UM : empêcher que « les civilisations et les religions se fassent la plus terrible des guerres ». On en connaît le but : « Une union politique, économique et culturelle » autour « du plus beau et du plus grand idéal humain », le tout sur le modèle de l’Union européenne. On en pressent, avec lucidité, les difficultés : pour parvenir à ce qu’il qualifie de « rêve de paix, de liberté et de justice », Sarkozy emploie cinq fois le mot audace, quatre fois le mot courage, deux fois le mot rupture et va jusqu’à évoquer « le risque d’échouer ». Mais on ne sait rien, absolument rien, ni sur le comment, ni sur les étapes de cette aventure, ni sur l’architecture de cet acte de foi. Rien sur l’identité des Jean Monnet et des Robert Schuman méditerranéens. Rien sur les voies et les moyens de résoudre ce qui blesse, unit et concerne avant tout les peuples du sud de la Méditerranée : le Proche-Orient, la Palestine, Israël, l’Irak, l’hyperpuissance américaine, la place de la Turquie
Pourquoi s’étonner, dès lors, si l’écho de l’appel de Tanger ne dépasse guère le détroit de Gibraltar. Et si l’écoute qui lui a été réservée, tant en Europe qu’au Maghreb et au Machrek, ressemble fort à de l’indifférence. Du voyage de Sarkozy au Maroc à celui d’Alger, en passant par la visite programmée du colonel libyen et la rencontre, trop peu relevée, du président français avec l’Israélien Ehoud Olmert (voir p. 27), on ne retiendra donc, outre l’aspect VRP, qu’une simple accumulation de politiques bilatérales destinées à plaire à des interlocuteurs successifs.

À Rabat, justement, et à la grande satisfaction de ses hôtes, le successeur de Jacques Chirac est allé très loin dans la fraternisation. Il a qualifié de « crédible », « constructif » et « sérieux » le plan d’autonomie pour le Sahara, et cité le Maroc en exemple à ses voisins pour avoir eu « le courage de revisiter son passé », faisant même de cette originalité (l’Instance Équité et Réconciliation) une condition pour qu’un pays obtienne « un statut avancé ou de partenariat » avec l’Europe.
Outre le fait que la France, elle, ne revisitera pas son propre passé colonial tant que la plume favorite écrira les discours du chef, il va falloir à Nicolas Sarkozy faire au moins aussi fort en Algérie, où il est attendu de pied ferme. Nul doute qu’Henri Guaino, dans l’intimité du salon Murat de l’Élysée où est installé son bureau, avec vue imprenable sur le drapeau de la grande France flottant au-dessus du Grand Palais, planche déjà sur une sorte d’appel d’Alger

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