Les aventuriers de l’Arche perdue

L’affaire de l’ONG française accusée de trafic d’enfants jette le trouble dans le monde de l’humanitaire. Mais donne-t-elle au chef de l’État une plus grande marge de manuvre dans ses relations avec Paris ?

Publié le 6 novembre 2007 Lecture : 5 minutes.

Illuminés ou mercenaires ? Dix jours après le scandale, les volontaires de l’Arche de Zoé restent difficiles à cerner. Ils étaient persuadés qu’ils allaient « sauver des enfants de la mort », mais, en même temps, ils profitaient de la souffrance de couples français en mal d’adoption. Eux se prenaient pour des Robin des Bois de l’humanitaire – le chef de mission, Éric Breteau, avait coutume de dire : « L’ONU et les grandes ONG ont des procédures trop lourdes. Nous serons plus rapides et plus efficaces. » Mais le déroulé des heures précédant leur arrestation montre autre chose : un petit groupe d’aventuriers qui prenaient l’Afrique pour un terrain de jeu où tout est permis. Avec toujours la même méthode : la tromperie, la dissimulation.

La trouvaille de Breteau, c’est la double identité. À Paris, l’ONG s’appelle « l’Arche de Zoé ». À Abéché, « Children Rescue », avec un site Internet domicilié aux États-Unis. C’est tout bête, mais ça brouille les pistes. Le 23 octobre, quand la France alerte le Tchad sur une opération imminente de l’Arche de Zoé, très peu de gens savent où se trouve l’association. Tout simplement parce qu’elle se cache sous un autre nom. Le 24 octobre, veille du départ programmé pour la France, ses membres donnent le change. Avec les autres ONG d’Abéché, ils planifient des missions pour les trois semaines à venir. À 17 heures ce jour-là, ils donnent d’ailleurs congé à leurs chauffeurs tchadiens : « Revenez demain à 15 heures. » Le jour J, le 25 octobre, avant le lever du jour, ils maquillent les enfants. Ils posent de la Bétadine et des bandages sur des plaies imaginaires. Tout est prévu. Même une passerelle en bois avec des tentures de chaque côté pour échapper aux regards indiscrets quand les enfants embarqueront dans l’avion
Tout est prévu, sauf le couvre-feu. Dans leur partie de cache-cache, les apprentis sorciers de l’Arche de Zoé commettent l’imprudence de prendre la route de l’aéroport avant le lever du jour et la fin du couvre-feu. À 4 h 30 environ, leur colonne de véhicules est arrêtée par une patrouille de police. Contrôle. Appel radio à l’autorité. Les neuf de l’Arche et les cent trois enfants se retrouvent au commissariat central d’Abéché. Au début, l’interrogatoire est bon enfant : « Où alliez-vous ? Pourquoi si tôt ? » À ce moment, les volontaires de l’Arche ont encore leurs téléphones portables. Et envoient des SOS par textos à leurs amis. Les choses se corsent quand les policiers découvrent qu’il n’y a rien sous les bandages des enfants. Surtout, à 6 h 30, le Boeing 757 affrété par l’ONG atterrit à Abéché. Un gros-porteur de deux cents places sur ce petit aéroport, c’est extrêmement rare. La piste est juste assez longue pour l’accueillir. La sécurité de l’aéroport appelle le gouverneur. C’est alors que les policiers comprennent à qui ils ont affaire. « Où est le permis de sortie pour les enfants ? » demandent-ils à Éric Breteau. Pas de permis. Les passeports et les téléphones portables sont confisqués. Pas besoin de menottes. Les aventuriers de l’Arche perdue comprennent qu’ils sont en état d’arrestation.
Les autorités tchadiennes savaient-elles ce qui se tramait ? Ont-elles attendu le dernier moment pour arrêter les neuf de l’Arche en flagrant délit et susciter le scandale ? La thèse a couru entre Abéché et Paris, mais cela n’explique pas pourquoi les volontaires de l’Arche ont pu garder leurs portables pendant les premières heures de leur garde à vue, ni pourquoi les enfants sont restés un long moment au commissariat, sans soins, avant que la police appelle d’autres ONG pour venir les récupérer. Le plus probable, c’est que la colonne de l’Arche de Zoé a été arrêtée par hasard. À deux heures près, les enfants étaient en vol pour la France. La police d’Abéché a eu l’il.

la suite après cette publicité

Au moment où les neuf sont arrêtés, le président Idriss Déby Itno est en Libye. Le soir même, à Syrte, il signe un traité de paix avec quatre chefs rebelles sous les yeux du colonel Mouammar Kadhafi. Petit événement : il serre la main de ses ennemis les plus intimes, le Zaghawa, comme lui, Timane Erdimi et le Gorane Mahamat Nouri. Puis il s’avance tout sourires vers la presse : « C’est le dernier accord que le Tchad signe avec des rebelles. » Pas un mot sur l’affaire d’Abéché. Mais le lendemain midi, c’est un tout autre visage que montre le chef de l’État tchadien. De retour à Abéché, il visite le centre social où ont été recueillis les cent trois enfants. Puis il fait venir les neuf de l’Arche, menottes aux mains. Le regard est dur, les paroles coupantes : « Vous avez l’habitude de faire ça ? » Éric Breteau : « On nous a certifié que les enfants étaient tous orphelins. » Les neuf sont renvoyés au commissariat. Puis Idriss Déby Itno les accuse d’« enlèvement » et de « trafic d’enfants ». Il parle même de « prélèvements d’organes » et de « pédophilie ».
Instrumentalisation ? « Non, répondent les autorités tchadiennes. Le chef de l’État n’a fait que traduire l’émotion de tout un peuple. » Mais quand il prend connaissance de la colère de son homologue tchadien, Nicolas Sarkozy se met à douter. Et si tout cela provoquait l’annulation du projet Eufor – trois mille à quatre mille soldats européens dans l’est du Tchad pour sécuriser quatre cent mille réfugiés et déplacés ? Le président français envoie au feu sa secrétaire d’État aux Affaires étrangères et aux Droits de l’homme, Rama Yade (voir pp. 20-21) – « l’opération Arche de Zoé était illégale et inacceptable » – et son ambassadeur à N’Djamena – « les responsables répondront de leurs actes au Tchad ».

Le 28 octobre au soir, Sarkozy appelle Déby Itno, qui le rassure à propos d’Eufor. « Cette tentative d’enlèvement n’aura aucun effet sur le déploiement prochain d’Eufor », confirme un communiqué de N’Djamena, le 30. Vrai ou faux ? À Abéché, les ONG constatent que les tracasseries administratives se multiplient depuis le 25 octobre. Avant même le scandale de l’Arche de Zoé, les futurs responsables d’Eufor redoutaient d’avoir une liberté de manuvre très réduite et d’être accompagnés en permanence par des « officiers de liaison » de l’armée tchadienne. Aujourd’hui, ils ne se font plus d’illusions.
En fait, l’affaire de l’Arche ne change pas fondamentalement la donne. Comme dit un proche du dossier à Paris, « Déby Itno a intérêt à ce que l’opération Eufor se passe bien. Sinon, il risque de voir arriver l’ONU. Et ça, c’est beaucoup plus lourd. » Sous-entendu : l’Eufor, c’est essentiellement la France. Déby Itno a l’habitude. L’ONU, ce sont aussi les Américains. Pour Déby Itno et Kadhafi, c’est une tout autre affaire Simplement, après l’Arche de Zoé, le président tchadien reprend la main. Les enquêteurs de terrain d’Eufor et de la Minurcat, la mission civile de l’ONU qui l’accompagnera, ont quelques soucis à se faire.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires