Le drôle de jeu du juge Ramaël

Publié le 6 novembre 2007 Lecture : 4 minutes.

« Quand il naîtra, on lui donnera un nom. » Abdelouahed Radi n’a rien trouvé de mieux à dire lorsqu’on l’a interrogé sur les mandats d’arrêt internationaux lancés, le 22 octobre, par Patrick Ramaël, le juge français de l’affaire Ben Barka, contre cinq Marocains, parmi lesquels les généraux Hosni Benslimane, chef de la gendarmerie royale, et Abdelhak Kadiri, ancien patron de la DGED (services extérieurs). En citant un adage local qui recommande de ne pas se chamailler prématurément sur le choix d’un prénom, car l’avenir, n’est-ce pas, n’appartient qu’à Dieu, le nouveau ministre de la Justice est égal à lui-même. Fils de caïd, cet ancien professeur de psychologie cultive le flegme et la sagesse comme ses ancêtres cultivaient la terre. Membre du bureau politique de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), l’ancienne UNFP de Mehdi Ben Barka, qu’il a longuement fréquenté, il connaît parfaitement l’« affaire » et les blocages de toutes sortes qui empêchent la manifestation de la vérité depuis quarante-deux ans. Sans parler des dessous du dernier épisode, autour des tribulations du juge Ramaël.
On sait que Mehdi Ben Barka a été enlevé à Paris le 29 octobre 1965. Le kidnapping a été organisé à l’initiative des autorités marocaines – en particulier le général Mohamed Oufkir, ministre de l’Intérieur, et le colonel Ahmed Dlimi, patron de la Sûreté -, avec le concours très actif de flics, barbouzes et autres truands français, dont Antoine Lopez, chef d’escale à Orly et honorable correspondant du défunt SDECE (le service de contre-espionnage, aujourd’hui DGSE). La CIA et le Mossad n’étaient pas loin. On n’a jamais retrouvé la moindre trace de l’opposant marocain depuis qu’il a été conduit par Lopez dans la villa du truand Georges Boucheseiche, où se sont rendus, dès leur arrivée en France, Oufkir et Dlimi. Achoppant sur des secrets d’États (au pluriel), l’enquête et l’instruction de l’affaire n’ont pas, loin s’en faut, éclairé toutes les zones d’ombre. À l’issue du procès, Lopez a été condamné à huit ans de réclusion et Oufkir à la perpétuité (par contumace), tandis que Dlimi, qui, à la surprise générale, s’était constitué prisonnier, était acquitté. À plusieurs reprises, le dossier a été rouvert, sans résultats notables. Patrick Ramaël est le huitième juge d’instruction.

Ce dernier, en lançant des mandats d’arrêt contre deux généraux marocains et en le faisant savoir le jour même où Nicolas Sarkozy était accueilli à Marrakech par Mohammed VI, a voulu, à l’évidence, faire un « coup ». Comme le dit Me Maurice Buttin, l’avocat de la famille Ben Barka : « Le juge a signé les mandats la semaine dernière, mais il va de soi que la date de l’annonce a été choisie à dessein, pour coïncider avec la visite de Sarkozy. » Diverses procédures doivent être respectées avant que le mandat soit communiqué à Interpol et devienne exécutoire. La chancellerie, qui a son mot à dire et jouit même d’un certain pouvoir discrétionnaire, doit être saisie. On n’en est pas encore là.
La placidité de Radi s’explique aussi par la maigreur des charges susceptibles d’être retenues contre les deux généraux. On a tendance à négliger cette lapalissade : il y a quarante-deux ans, ces derniers n’étaient pas ce qu’ils sont aujourd’hui. En octobre 1965, le capitaine Kadiri était attaché militaire adjoint à l’ambassade du Maroc à Paris. Son nom a été cité parce qu’il a accueilli Dlimi à Orly. À en croire Lopez, Oufkir avait téléphoné à la Sûreté nationale, à Rabat, et c’est le capitaine Benslimane qui était au bout du fil. C’est tout.
Question inévitable : le juge Ramaël n’est-il pas en train de régler des comptes ? Visiblement, la sérénité inhérente à sa fonction semble parfois lui faire défaut. En novembre 2006, il s’était rendu au Maroc pour accélérer l’exécution d’une commission rogatoire ayant le même objectif : recueillir le témoignage des deux généraux. Mais il a cru bon d’inscrire sur sa fiche de police, en guise de profession : « exploitant agricole ». Les Marocains n’ont évidemment pas été dupes, mais l’ont laissé mener son enquête incognito. Quand il a fini par se présenter au ministère de la Justice et a demandé à interroger les généraux, on l’a « baladé » en lui répondant qu’on ignorait leur adresse. Dans ces conditions, les mandats d’arrêt qu’il délivre aujourd’hui ont toutes les apparences d’une réponse du berger à la bergère

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Mais en France, comme l’a rappelé, à Marrakech, le président français, « la justice est indépendante ». On verra jusqu’où peut aller trop loin un juge qui n’a pas nécessairement pour seul objectif la manifestation de la vérité et qui, de surcroît, hérite d’une affaire cadenassée par les raisons de deux États qui filent aujourd’hui le parfait amour. À suivre, donc, sans exclure que ce dernier épisode puisse faire pschitt et déboucher sur une fausse couche.

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