Blocher, le mouton noir de l’Europe

Exploitant à merveille la fibre xénophobe, le leader de l’UDC a réussi son pari : faire de son parti la première formation politique du pays.

Publié le 6 novembre 2007 Lecture : 4 minutes.

Il prétend ne pas être raciste, mais n’aime pas les moutons noirs. Surtout quand ils viennent manger l’herbe de ses vertes prairies. Christoph Blocher, le grand vainqueur des législatives du 21 octobre, revendique volontiers son côté « paysan mal dégrossi ». Normal : ce tribun populiste né il y a soixante-sept ans à Schaffhouse, dans le nord de la Suisse, dirige, depuis une quinzaine d’années, l’Union démocratique du centre (UDC), un vieux parti de la droite agrarienne devenu, avec 29 % des suffrages, la première formation politique du pays. Pourtant, ce fils de pasteur calviniste, septième d’une famille de onze enfants élevés dans le culte des valeurs traditionnelles, est aussi un des hommes les plus riches de Suisse. Un milliardaire qui a fait fortune dans la chimie, et dont le rêve avoué est de devenir un jour président de la Confédération. Un rêve désormais à portée de main.

Blocher déboule sur la scène politique en 1992, en menant campagne seul, ou presque, contre l’adhésion de la Suisse à l’espace économique européen (EEE), afin que la Confédération préserve « sa neutralité et son indépendance ». Ultralibéral, farouche partisan du maintien du secret bancaire, contempteur attitré de l’envahissante bureaucratie étatique, il se fait remarquer par sa verve et son franc-parler. Son style décomplexé, fait d’attaques frontales et de bons mots, tranche avec celui d’une classe politique anesthésiée par des décennies de démocratie consensualiste. Il fait passer l’UDC de 11 % à 26,5 % entre 1992 et 2003, et, fort de ce résultat, arrache un second siège au Conseil fédéral (le gouvernement, formé de sept membres au prorata de leurs suffrages), où il fait son entrée comme ministre de la Police et de la Justice.
Les observateurs, qui tablaient sur un assagissement du trublion et un tassement de l’UDC aux législatives de 2007, en sont pour leurs frais. Plus provocateur que jamais, il axe entièrement sa campagne sur sa cible de prédilection, les étrangers, présentés sur une de ses affiches électorales comme des moutons noirs, et exploite la fibre xénophobe en insistant sur le lien supposé entre immigration et délinquance, et sur les risques de dilution de l’identité nationale liés à l’arrivée de hordes de nouveaux entrants « culturellement inassimilables ». Un de ses partisans, Oskar Freysinger, opposé à la construction d’un minaret de mosquée dans sa ville de Sion, n’a pas hésité, lui, à s’en prendre aux musulmans en les faisant représenter « le cul en l’air en train de prier », et en agrémentant son affiche d’un « conseil amical » : « utilisez plutôt vos têtes »
Les dérapages très calculés de l’UDC font mouche. Et troublent la tranquillité légendaire de la petite Confédération alpine. La campagne est émaillée d’incidents, parfois violents, d’affrontements entre gauchistes et blochéristes en marge des manifestations de ces derniers. C’est une fâcheuse première. La presse internationale se passionne pour le scrutin. Les milieux d’affaires de Zurich et de Genève sont consternés : Blocher, qui est souvent comparé à l’Autrichien Jörg Haider – qui avait réussi, en 1999, à faire de son parti, le FPÖ, la deuxième formation politique du pays, avant de rentrer dans le rang -, donne une très mauvaise image de la Suisse

la suite après cette publicité

Le 21 octobre, l’UDC a enregistré le meilleur résultat électoral d’une formation xénophobe en Europe depuis 1945. Mieux – ou plutôt pis : les populistes, bien ancrés dans la partie alémanique du pays, réalisent une percée dans les cantons francophones, dépassant 20 % dans des villes aussi cosmopolites et ouvertes que Genève et Lausanne. Pourtant, la crispation suisse autour de la question de l’immigration est à tout le moins irrationnelle. Certes, le pays bat des records en matière d’immigration puisque 20,6 % de la population totale est étrangère. Les immigrés représentent le quart de la population active. Une situation unique en Europe qui s’explique par le plein-emploi ! Car le chômage – 2,5 % – est presque inexistant. La croissance – 3,2 % l’an passé, 2,8 % espérés cette année – est vigoureuse, et les comptes publics sont excédentaires. L’insolente prospérité helvétique doit donc beaucoup aux étrangers, qu’ils soient résidents, travailleurs, « exilés fiscaux » ou simples touristes fortunés d’Afrique ou du Golfe. La criminalité et les incivilités y sont notoirement plus faibles que partout ailleurs en Europe continentale. Oui mais voilà, attachés à leurs spécificités, mal à l’aise face à des phénomènes qu’ils ne maîtrisent pas – la mondialisation et la construction européenne -, les Suisses sont gagnés par la tentation du repli identitaire. Ils ont peur pour leur modèle social, leurs industries, leur devise, peur d’être submergés par les demandeurs d’asile venus des Balkans ou d’Afrique. Cette obsession s’exprime avec d’autant moins de retenue que l’autocensure n’est pas vraiment de mise sur le sujet : 58 % des citoyens s’avouent xénophobes. Une opinion qui a déjà trouvé une traduction réglementaire : la Suisse a la législation la plus sévère d’Europe en matière d’immigration, applique des quotas, sauf pour les ressortissants des pays « membres historiques » de l’Union européenne (les Quinze), ainsi que ceux de Norvège et d’Islande

La victoire de l’UDC a bouleversé le jeu politique. Si la répartition des sièges au Conseil fédéral – 2 pour l’UDC, 2 pour le Parti radical (centre), 2 pour les socialistes et 1 pour le PDC (centre-droit) – ne devrait pas être modifiée, de nouvelles alliances pourraient se dessiner, comme, par exemple, un rapprochement entre les radicaux et l’UDC, surtout si le conseiller radical Pascal Couchepin, allergique aux populistes, venait à jeter l’éponge. Dans ce cas de figure, Blocher et ses alliés disposeraient d’une majorité au Conseil et pourraient engager une politique plus en accord avec leurs penchants euro-sceptiques et sécuritaires. Rejetés dans l’opposition, les socialistes pourraient alors user de l’arme du référendum d’initiative populaire pour paralyser l’action gouvernementale. Mais tout cela reste, pour le moment, de l’ordre du scénario catastrophe. Une chose cependant semble acquise : le modèle suisse du consensus a du plomb dans l’aile.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires