Ankara met la pression

À bout de patience face à l’inaction américaine, la Turquie menace de porter le conflit avec les rebelles séparatistes du PKK au-delà de ses frontières.

Publié le 6 novembre 2007 Lecture : 6 minutes.

La situation est explosive. Cent mille militaires turcs massés à la frontière sont prêts à en découdre avec les 3 500 rebelles séparatistes kurdes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Déjà, quelques bombardements ont eu lieu dans les zones montagneuses du nord de l’Irak qui leur servent de base arrière pour mener la guérilla dans le Sud-Est anatolien.
En Turquie, les manifestations nationalistes se multiplient ; le chef d’état-major, Yasar Büyükanit, a promis aux guérilleros de leur infliger des souffrances « dont ils n’ont même pas idée », et le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, balaie d’un revers de la main les appels à la modération de George W. Bush. Côté irakien, le gouvernement central avoue son impuissance, tandis que celui de la région autonome du Kurdistan, par la voix de son leader Massoud Barzani, se dit prêt à résister « jusqu’au bout » en cas d’invasion.
Tout cela n’a rien de surprenant. Depuis le déclenchement de la guerre d’Irak, en mars 2003, la Turquie joue sur tous les tons la politique du « retenez-moi ou je fais un malheur ». Mais cette fois, un seuil a été franchi. Les enchères montent à la veille du sommet sur l’Irak qui devait se réunir à Istanbul le 2 novembre. Explications.

Que craignent la Turquie et les États de la région ?
La création d’un État kurde indépendant et une nouvelle guerre civile. Quatre pays où existe une minorité kurde (Turquie : 15 millions de personnes ; Irak : plus de 4 millions ; Iran : 8 millions ; et Syrie : 1 million) vivent dans la hantise de voir un État kurde se constituer à leurs dépens. La relative prospérité de la région autonome du Kurdistan n’est pas de nature à les rassurer. Créée en 1991 pour protéger les habitants d’Irak du Nord des persécutions de Saddam Hussein, dotée d’importantes ressources pétrolières, d’un gouvernement et d’un Parlement, elle pourrait être tentée de se détacher de la fédération irakienne si le chaos perdurait. Autre donnée psychologique importante : les Turcs restent très marqués par la guerre civile qui les a opposés au PKK entre 1984 et 1999 (35 000 morts, dont 5 000 jeunes recrues et civils turcs).

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Pourquoi la Turquie passe-t-elle à l’action ?
Par nécessité, par dépit et pour faire pression sur les États-Unis. Par nécessité, puisque le PKK a repris la lutte. Depuis deux ans, il multiplie attentats et attaques sur le sol turc. Avec une intensité croissante : plus de 150 tués depuis le début de 2007, dont une quarantaine depuis septembre, dans les régions d’Hakkari, de Sirnak et de Diyarbakir (Sud-Est).
En guise de riposte, mais aussi par dépit face à l’inaction américaine, le Parlement d’Ankara a voté, le 17 octobre, une résolution autorisant son armée à mener des opérations limitées en Irak du Nord. Jusqu’ici, les Turcs ne se privaient pas d’y infiltrer des commandos spéciaux (5 000 à 10 000 hommes).
Ce vote parlementaire théâtralisé fait donc avant tout partie d’un chantage à l’égard des États-Unis à qui Ankara reproche de ne pas l’aider à lutter contre le PKK. Certes, le Pentagone a inscrit celui-ci sur la liste des organisations terroristes, histoire de calmer son allié turc, membre de l’Otan et caution musulmane utile dans le cadre de « la guerre contre le terrorisme », mais, en quatre ans, les Américains n’ont jamais joint l’acte à la parole. Et pour cause : en Irak, outre qu’ils ont des soucis plus immédiats, ils ont tout intérêt à se concilier les bonnes grâces des Kurdes, leur seul soutien local.

Que reprochent les Turcs aux Américains ?
D’être inefficaces, pis encore, de les trahir. Ce n’est pas au gouvernement de Bagdad que la Turquie adresse l’essentiel de ses reproches, estimant que les véritables responsables de la situation sont Massoud Barzani et les États-Unis. En théorie, les services de renseignements turcs et américains coopèrent, et une commission tripartite s’est constituée avec les Irakiens. Sans résultats concrets.
Résultat : l’antiaméricanisme est devenu virulent en Turquie, dans l’opinion comme dans les cercles du pouvoir. Il se nourrit de faits réels et de rumeurs. Ainsi, les États-Unis doivent régulièrement se défendre d’entretenir des liaisons coupables avec le PKK, sous forme d’échange de renseignements et de fourniture d’armes. En août, une opération secrète américano-turque destinée à frapper l’organisation rebelle aurait avorté après que des fuites ont malencontreusement révélé son existence. Ces indiscrétions émanaient-elles de l’armée américaine ? Il ne fait aucun doute, en tout cas, que certains de ses éléments (notamment au sein du Centcom, le commandement central) se montrent moins soucieux que l’administration Bush de garder des liens privilégiés avec la Turquie et lui préfèrent les Kurdes, plus directement utiles dans le bourbier irakien.
Par ailleurs, la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants a adopté, le 10 octobre, un projet de résolution portant reconnaissance du génocide arménien de 1915. Si les projets d’intervention militaire turque en Irak ont coïncidé avec cet événement, ce n’était pas un hasard.

Qui a intérêt à voir la situation s’envenimer ?
Le PKK et son « meilleur ennemi » : l’armée turque. Ils se combattent, mais ont besoin l’un de l’autre pour exister. Rien d’étonnant à ce que le PKK ait repris les armes : sur le plan politique, il est en perte de vitesse. Fait nouveau : lors des législatives du 22 juillet, le « vote kurde » s’est détourné du parti censé représenter ses intérêts (le DTP, ou Parti pour une société démocratique, vitrine légale du PKK), qui présentait des candidats « indépendants », pour se reporter en grande partie sur l’AKP, le Parti (gouvernemental) de la justice et du développement.
Parallèlement, l’armée turque a elle aussi subi des revers politiques. Ses menaces et les manifestations monstres du camp laïc n’ont pu empêcher l’élection, le 28 août, d’Abdullah Gül, numéro deux de l’AKP et ancien islamiste, à la présidence de la République, jusque-là bastion de la laïcité. Et les législatives anticipées de juillet, convoquées pour dénouer cette crise institutionnelle, se sont traduites par une victoire sans appel de l’AKP.
Or rien de tel pour reprendre la main qu’un climat de tension. C’est tout le jeu de l’armée, qui, depuis mars dernier, pousse le gouvernement, pourtant réticent, à s’engager en Irak. Autant dire en terrain miné !

Pourquoi Massoud Barzani est-il la bête noire d’Ankara ?
Parce qu’il est très populaire chez les Kurdes de Turquie, où les militants n’ont plus de chef charismatique depuis l’arrestation d’Abdullah Öcalan en 1999.
Contrairement à Jalal Talabani, le matois Massoud Barzani a préféré la présidence de sa région natale à celle de la République irakienne, faisant le pari d’une indépendance future. D’autant plus insupportable pour Ankara que Barzani ferme complaisamment les yeux sur les activités du PKK et refuse d’en livrer les membres.

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Comment réagissent la Syrie et l’Iran ?
Damas soutient, Téhéran joue profil bas. La récente et spectaculaire réconciliation turco-syrienne se poursuit. Lors d’une visite à Ankara, le 18 octobre, le président Bachar al-Assad a déclaré qu’en menant une opération limitée en Irak la Turquie usait d’un « droit légitime ».
En revanche, le dossier nucléaire et les menaces américaines conduisent l’Iran à une grande prudence. Il prône le dialogue et se garde bien de rappeler que, cet été, il a envoyé des troupes affronter des rebelles du PJAK (la branche iranienne du PKK) et fait bombarder leurs positions en Irak.

Que va-t-il se passer ?
Le scénario catastrophe – que la Turquie soit entraînée dans un conflit plus vaste – est improbable. Certes, Ankara veut réellement en finir avec les bases arrière du PKK. Mais sa menace est surtout un coup de bluff destiné à obtenir des Américains et des Irakiens qu’ils lui donnent des renseignements sur les positions du PKK et qu’ils lui livrent ses principaux chefs. Le Pentagone s’est engagé sur le premier point le 31 octobre. La menace d’un embargo économique contre le Kurdistan irakien pourrait inciter Barzani à se montrer plus conciliant sur le second. Sa région est en effet très dépendante de la Turquie pour la fourniture d’électricité et de produits alimentaires. Or le gouvernement turc envisage de relever les taxes imposées au poste frontière de Habur, unique point de passage entre les deux pays. Voire d’exporter ses marchandises via la Syrie, contournant ainsi la région autonome kurde, avec pour effet un manque à gagner de quelque 250 millions de dollars pour l’administration Barzani. Un argument qui ne devrait pas laisser ce dernier insensible.

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