Mitterrand le séducteur

De son expérience d’ancien ambassadeur de France et de collaborateur du général de Gaulle, Pierre-Louis Blanc a gardé « un intérêt marqué pour l’observation des hommes d’État ». Dans « Valise diplomatique » (éditions du Rocher), il décrit d’une plume aler

Publié le 5 septembre 2005 Lecture : 7 minutes.

L’opposant à de Gaulle, auteur du Coup d’État permanent, m’est apparu déplaisant dès le début de la Ve République. Par son physique, car c’était encore le temps où des canines proéminentes lui donnaient un air de vampire et où il portait des favoris un peu trop longs. Par la modulation de sa voix qui, dans les interventions publiques, prenait des intonations faussement bonhommes. Par le manque de naturel de son maintien à la tribune et de son style, lorsqu’il s’agissait d’écrire. Sans compter qu’il était patent que son socialisme – à la différence de celui d’un Mauroy, d’un Deferre, d’un Mermaz – était de pure circonstance.
Élu président en 1981, le personnage arrivé sur le devant de la scène m’intriguait. Séducteur, il savait l’être. Toujours quelque peu distant, il possédait le don ou habileté d’écouter. Une fois les canines disparues et les favoris remisés au magasin des accessoires, la régularité des traits conférait à son visage un charme romano-florentin qui pouvait plaire, une fois dominée la surprise provoquée par la lividité cadavérique de son teint, accentuée par la cavité bien dessinée des yeux. L’homme au masque mortuaire gardait de son éducation dans la bonne bourgeoisie de province une courtoisie dans les manières qui, sans atteindre à celle des gens bien nés, rendait son contact facile, voire agréable. Les étrangers n’étaient pas insensibles à ce calme bien maîtrisé, à son affabilité distante mais attentive. Sa voix manquait certes de naturel, mais pouvait donner le change à ceux qui n’ont pas l’oreille fine. Pour avoir beaucoup fréquenté les estrades électorales, il possédait l’art de s’adresser aux Français en y mettant la fausse humilité pateline qui enchante les naïfs. M’avait étonné, dès son accession au pouvoir, la séduction qu’il exerçait sur nos « intellectuels ». Nous vécûmes une phase de mitterrandolâtrie. On parlait d’état de grâce. Cette approbation s’inscrivait pourtant à l’encontre des sentiments du peuple de droite et d’un grand nombre de Français, inquiets de sa politique économique.
« L’équation Mitterrand » me paraissait donc difficile à résoudre. J’avoue que mon préjugé à son égard était fort enraciné. Un antigaullisme maladif, les sinuosités de son parcours, le côté vieillot de sa pensée politique me le rendaient peu sympathique. J’étais prêt toutefois à réviser mon jugement. Comment en effet ne pas constater qu’il avait atteint son objectif, magistralement assis son autorité sur son gouvernement et séduit une grande partie de la classe médiatico-intellectuelle. Que d’oiseaux au plumage
plus ou moins brillant pris au piège de la culture du séducteur à qui Jack Lang, éperdu d’admiration, servait de rabatteur : Régis Debray, Bernard-Henri Lévy, Françoise Sagan, Michel Tournier, Jean Lacouture, Jean Daniel tout un temps, mon vieil et fidèle ami Frédéric Grendel, le Prix Nobel de la paix Élie Wiesel, rencontré souvent à New York de 1987 à 1991 et que j’avais essayé de mettre en garde me rappelant, sans la lui dire, la réflexion de De Gaulle sur le trio « Mitterrand, Bousquet, Hersant ». Sans compter des gibiers plus modestes car notre président ratissait large qui sortaient éperdus de bonheur de leur déjeuner à l’Élysée. À les en croire, la France avait enfin la merveilleuse aubaine d’être gouvernée, après tant d’années d’obscurantisme, par un chef
d’État capable de parler « littérature » et ouvert à la « culture ». Qu’importait, en regard de ces éminentes qualités, une politique économique allant à contre-courant de
l’époque sous la houlette de Jacques Delors. Je cherchais donc la clé du personnage. Avec quelque habitude des hommes, il en va pour eux comme pour des uvres d’art, le jugement s’opère relativement vite. Après ses deux visites à Stockholm en 1984 et à Athènes en 1985, où je l’accueillais en ma qualité d’ambassadeur, mon opinion était faite. Elle se résumait en peu de mots. François Mitterrand est un grand, voire génial politique, sans avoir pour autant la carrure de l’homme d’État.
Politique génial, qui en douterait aujourd’hui ! Que d’adresse et d’habileté pour passer sans dommages de la pensée « Maréchal nous voilà » des années 1940-1942, avec attribution de la francisque, à une Résistance en contrepoint ! Pour glisser de la IVe République
parlementaire à la Ve, dont il aggraverait les inconvénients qu’il avait précédemment dénoncés ! Pour faire d’une gauche en lambeaux un Parti socialiste sûr de lui et dominateur. Pour avoir l’audace, après avoir nationalisé à cinquante pour cent l’économie française avec Delors, de se faire le chantre avec Fabius du « nini ». Pour mentir sans vergogne sur sa santé, puis, le moment venu, tirer avantage de sa lutte contre la maladie.
Pour tenir cachées sa bigamie et sa fille Mazarine, avant d’en faire un étendard de la libération des murs. Il a laissé la corruption s’étendre autour de lui, tout en affirmant qu’il haïssait l’argent. Et que de suicides dans son entourage ! Trompant son monde jusqu’à sa mort. Finissant par atteindre son objectif comme il l’avait fixé dans sa lettre du 17 juillet 1943 publiée par Pierre Péan : « Je ne peux être un futur chef que par la ruse et la terreur ou grâce au réseau impitoyable de l’inhumain, mais alors quelle force en moi et qu’on me laisse ma chance. Je la sens digne de gouverner. »
Le deuxième volet du diptyque se révèle comme le négatif de celui de la séduction. Les vastes idées, le sens de l’Histoire, le rôle que pouvait y jouer la France n’avaient pas suffisamment fourni matière à ses réflexions ou à un idéal auquel se dévouer. Il avait pris dans ces domaines, à chacune des étapes, le viatique indispensable pour s’avancer vers la cime à laquelle il aspirait. Dès qu’il fallait dégager une vision du monde, concevoir une politique, en fixer les étapes et en organiser la logistique, je le sentais frappé d’impuissance, à se demander d’ailleurs si sa haine froide à l’égard de De Gaulle dont le personnage l’obsédait ne tenait pas en partie au fait qu’il enviait, jusqu’au désespoir, la capacité du « Grand Homme » à agir et à réagir dans des perspectives bien dessinées. François Mitterrand, et ce n’était pas le moindre des paradoxes chez celui qui
se laissait volontiers représenter comme un Don Juan ou un Casanova de l’action publique, souffrait dans sa vanité de son impuissance à créer : « À quoi bon la capacité de séduire si m’échappe celle d’agir ? » Il s’efforçait d’ailleurs, non sans succès, les thuriféraires et les affidés aidant, de dissimuler cette infirmité et de faire illusion. Je me suis souvent demandé si la poursuite effrénée de la politique des « grands travaux » n’avait pas pour objectif secret de conférer à son promoteur l’image du « grand homme d’État » qu’il ne pouvait être.
L’Histoire n’est pas bonne fille et ne s’en laisse pas conter. Avec elle, il faut être à l’heure. Tout retard est sanctionné. La chute du mur de Berlin en 1989 mit notre homme dans le vent. Il ne devait pas retrouver son assise. Il est vrai que la maladie commençait à le tarauder, comme j’avais pu le constater lors de mes visites à Paris et de ses passages à New York, où je notais que le docteur Gubler, toujours dans l’ombre du président, portait de plus en plus de matériels médicaux. Les dernières années du deuxième septennat furent cruelles pour lui et pénibles à observer ainsi que j’ai pu moi-même le constater. Comme Byzance avait eu ses « empereurs du crépuscule », nous avions un président crépusculaire. Sur le visage fardé du monarque, tous les vernis craquaient, alors que sa santé chancelait. J’admirais sa force de caractère face à l’adversité, mais
je constatais combien sa maladie le minait. L’obsession quasi névrotique de De Gaulle l’avait poussé jusqu’à taire son nom lors de la commémoration du cinquantième anniversaire
du débarquement en Normandie en juin 1944. L’animait aussi la singulière volonté non dite, inconsciente peut-être mais réelle, de vouloir, par vanité, réécrire l’histoire de France selon son propre itinéraire, comme si le 18 juin 1940 n’avait pas existé et si la Résistance avait commencé seulement avec celui qui devait prendre Morvan comme nom de guerre en 1942. Dès l’annonce de sa mort, le défunt ne faisant plus peur, son image déjà
craquelée s’est altérée sous l’effet d’une surprenante accélération. Alors qu’à l’habitude, autour d’un cercueil, la critique s’efface quelques heures pour laisser la place au chur plus ou moins sincère des louanges, ici l’effet contraire a joué et, dois-je le dire, m’a quelque peu choqué. Jean-Marie Colombani et Régis Debray dans Le Monde, Jean d’Ormesson dans Le Figaro, Alain Genestar dans Le Journal du dimanche s’en sont pris à celui qui avait tellement et si longtemps voulu être roi.
Reste à savoir maintenant ce que sera avec le recul du temps le jugement de l’Histoire. J’incline pour ma part à penser que l’homme de la Nièvre, s’il a été, comme l’ont écrit à satiété ses admirateurs, un prodigieux personnage de roman, a fait perdre beaucoup de temps à la France. Le jour de ses obsèques, alors que le cercueil du président bigame était déposé, recouvert d’un drapeau tricolore, devant le porche de l’église où devait se donner l’absoute, un subit coup de vent fit glisser sur le sol l’emblème national. Il y eut un moment assez long d’étonnement avant que Jean-Christophe Mitterrand ne répare le méfait de la météorologie. Fallait-il y voir un symbole ? Là encore, à chacun sa réponse.

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