Les caméras du génocide

Une floraison de films récents évoquent la tragédie de 1994 au Rwanda. Comment montrer l’indicible.

Publié le 5 septembre 2005 Lecture : 5 minutes.

Les tournages se succèdent au Rwanda depuis trois ou quatre ans pour évoquer le génocide de 1994, qui a fait plus de 800 000 morts, surtout d’origine tutsie – souvent découpés à la machette par leurs propres voisins ou par les milices Interahamwes.
Il y a quelques semaines, avec d’autres invités, nous avons atterri sur le tournage d’Un dimanche à Kigali, du réalisateur québécois Robert Favreau. Pour les besoins d’une scène particulièrement pénible, aux portes de la capitale rwandaise, des barrages routiers avaient été reproduits : cadavres ensanglantés, souliers arrachés, vêtements épars sur la voie. De faux Interahamwes armés de machettes et de gourdins attaquaient des femmes et des enfants terrifiés. Le héros du film, un journaliste blanc incarné par le Québécois Luc Picard, voyait Gentille, sa femme rwandaise, arrachée de ses bras par des miliciens armés.
Un dimanche à Kigali, adapté du roman de Gil Courtemanche et produit par la société canadienne Équinoxe Films, raconte une histoire d’amour brisée par la tragédie collective. Plusieurs figurants, recrutés dans la capitale et ses environs, avaient vu les massacres décimer leur famille. Ils ne pouvaient évoquer que d’une voix atone, gelée, la torture et l’exécution d’un père, d’une mère, d’un mari, de deux bébés jumeaux secoués à mort. D’autres avaient participé en personne aux tueries et témoignaient du bout des lèvres.
La population de Kigali n’est pas seulement constituée de familles de rescapés ou de génocidaires. Les Tutsis jadis exilés en Ouganda ou en Tanzanie, revenus au pays après la victoire des troupes du président Paul Kagamé, sont désormais nombreux dans la capitale. Mais sur chaque colline verdoyante cohabitent des survivants et d’anciens bourreaux. Et pour la caméra, des Rwandais, quels que soient leurs souvenirs, reproduisaient les gestes de l’indicible.
Sur le plateau, des psychologues avaient été recrutés afin de soutenir ceux que le retour du cauchemar faisait craquer. Une figurante pleurait en évoquant l’assassinat de son mari. En arrière-plan, les faux morts enduits de mélasse et de sirop rouge prenaient la pose sur un terre-plein au soleil de midi. Au début du tournage, dans une école, certaines fillettes ont pris peur et ont dû être assistées.
Car le réalisme de certains décors, la vue des machettes rougies et des gourdins, suscitent l’angoisse. Le réalisateur a filmé peu de scènes vraiment violentes, mais il ne pouvait les évacuer complètement.
Doit-on trouver prématurée la représentation de ces massacres devant les caméras, alors que les plaies sont encore si vives ? Dans tout le pays, siègent encore aujourd’hui les tribunaux populaires gacacas qui confrontent les complices du génocide à leurs anciennes victimes. Rien n’est cicatrisé.
Sur le plateau, des Rwandais se disaient heureux de voir le cinéma témoigner de ce qu’ils ont vécu, pour en perpétuer le souvenir, voire l’exorciser. « Tant de gens ignorent encore ce qui nous est arrivé, déclaraient des figurants. Et puis, ça fournit du travail… » De fait, ces tournages sont une manne financière déversée sur le pays. Le film de Robert Favreau a injecté 1 million de dollars dans l’économie rwandaise. À 20 dollars par jour, les 250 rôles de figurants étaient fort courus, même s’il s’agissait de revivre pour la caméra des cauchemars toujours vivaces…
Au Rwanda, depuis le bain de sang, la vie n’a pas repris comme avant, y compris sur la scène culturelle. Il n’existe plus guère de troupes de théâtre où trouver des acteurs et des figurants pour le cinéma. Plusieurs comédiens en herbe apprennent sur le tas, mais à l’heure de distribuer les premiers rôles, les équipes recrutent souvent à l’étranger. C’est une jeune actrice française d’origine sénégalaise, Fatou Ndiaye, qui incarne Gentille, l’héroïne d’Un dimanche à Kigali. Le pays manque d’acteurs expérimentés, mais, d’une production à l’autre, le métier rentre, et la population s’habitue quelque peu à voir des équipes reconstituer l’enfer d’hier.
Tout est pourtant à vif. Le cinéaste Robert Favreau évoque cet homme à qui il a emprunté sa maison pour le tournage : « Je lui ai expliqué qu’un fils mort y serait retrouvé par son père. Les larmes lui sont montées aux yeux. Dans cette chambre, lui-même avait trouvé son fils assassiné. Comment savoir où l’on met les pieds, quelle douleur on ravive ? »
Un dimanche à Kigali, film québécois dont la sortie est prévue au printemps prochain, est le quatrième long-métrage tourné dans le pays avec le génocide de 1994 en toile de fond, mais la toute première fiction en langue française. Jusqu’ici, seuls la Grande-Bretagne et les États-Unis s’étaient frottés à un tel thème.
Hôtel Rwanda, du Britannique Terry George, sorti récemment avec succès dans de nombreux pays, fait revivre l’extermination à travers l’histoire véridique de Paul Rusesabagina, qui hébergea des familles tutsies à l’hôtel des Mille Collines, dont il était le gérant. Mais tout avait été tourné en Afrique du Sud. Auparavant, le Rwanda avait vu débarquer en 2001 la première équipe de tournage déterminée à aborder le sujet sur les lieux du crime : 100 Days, du Britannique Nick Hugues, est une fiction qui raconte les amours brisées d’un couple rwandais au coeur de la tourmente.
Sometimes in April, du cinéaste haïtien Raoul Peck, une fiction réalisée l’an dernier et produite par la chaîne américaine HBO, suit les parcours divergents de deux frères. Le premier, animateur de radio, a incité les Hutus à exterminer leurs concitoyens et se voit jugé dix ans plus tard par un tribunal international. Le second, époux d’une Tutsie, a déserté l’armée pour secourir sa famille. Tourné également en 2004, Shooting Dogs, du Britannique Michael Caton-Jones, produit par la BBC et UK Films, évoque les désarrois d’un prêtre britannique et de son adjoint durant les massacres.
On pourrait s’étonner qu’aucune production française – à l’exception du documentaire Après, de Denis Gheerbrant (sorti en 2004) – n’ait abordé le sujet au cinéma. Les mauvaises langues argueront que les pontes du septième art répugnent à remuer certaines cendres trop ardentes. La France n’a-t-elle pas été accusée d’avoir armé les Hutus ?
Mais ce n’est pas fini. Le cinéaste québécois Yves Simoneau devrait bientôt réaliser à Kigali, en langue française, J’ai serré la main du diable, un film coproduit par le Canada, la Grande-Bretagne et l’Afrique du Sud. C’est une adaptation des mémoires du général canadien Roméo Dallaire, ancien chef de mission de l’ONU au Rwanda. Celui-ci avait dû assister, impuissant, au génocide, sans pouvoir obtenir, malgré son insistance, le feu vert de ses supérieurs pour laisser intervenir les Casques bleus.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires