L’Afrique sous surveillance américaine

Pour intensifier sa lutte contre l’islamisme sur le continent, les États-Unis multiplient les accords militaires avec les pays riverains du Sahara. Une coopération qui n’est pas exempte d’arrière-pensées politiques.

Publié le 5 septembre 2005 Lecture : 8 minutes.

L’Afrique de l’Est revient sur le devant de la scène du terrorisme international. Sept ans après l’explosion des ambassades américaines de Nairobi et de Dar es-Salaam, trois ans après celle d’un hôtel de Mombasa tenu par des Israéliens, les enquêteurs des attentats manqués du 21 juillet à Londres se penchent de nouveau sur la mouvance fondamentaliste est-africaine. Trois des auteurs présumés de ces attaques sont des Britanniques originaires de la sous-région – plus précisément, de la Somalie, de l’Érythrée et de l’Éthiopie.
Nul doute que le chaos qui règne dans certains États de la Corne de l’Afrique en fait de possibles repaires pour les sympathisants d’al-Qaïda. Un rapport du Conseil de sécurité de l’ONU de septembre 2004 soulignait l’ampleur du trafic d’armes dans cette zone et l’existence, en Somalie, de dix-sept camps d’entraînement militaire supervisés par le groupe al-Itihaad, affilié à la nébuleuse d’Oussama Ben Laden et dirigé par un certain Aden Hashi Ayro, lui-même étant passé par les camps d’entraînement afghans. Ce que confirme une enquête de l’International Crisis Group (ICG, un centre de recherche indépendant pour la prévention des conflits), publiée le 11 juillet 2005, au sujet de la lutte antiterroriste américano-éthiopienne dans le pays. Le rapport indique également qu’al-Itihaad serait responsable de la mort de quatre coopérants étrangers entre octobre 2003 et avril 2004 au Somaliland.
Aux yeux de Washington, le danger va bien au-delà des seules régions orientales du continent. Selon le commandement militaire américain en Europe (Eucom), « 25 % des quelque quatre cents combattants étrangers faits prisonniers en Irak viennent d’Afrique ». Le FBI, qui a déjà des agences au Nigeria et au Maroc, a annoncé l’ouverture de deux nouveaux bureaux à Dakar et à Freetown, d’ici à début 2006. Objectif : lutter contre le crime organisé et les trafics en tout genre – diamants, armes et drogue – qui sévissent dans une région ravagée par les guerres civiles et qui servent parfois à financer le terrorisme. Il s’agit dans le même temps de sécuriser une zone riche en pétrole. En mai dernier, le procureur général du Tribunal spécial pour la Sierra Leone, David Crane, avait révélé que Charles Taylor, ancien président du Liberia aujourd’hui en exil au Nigeria, était en relation avec le réseau terroriste al-Qaïda, qu’il avait reçu de l’argent et hébergé des membres de la nébuleuse terroriste.
Le Sahara et le Sahel seraient des zones particulièrement à risque, selon les Américains. Ceux-ci prennent très au sérieux les activités du Groupe islamique combattant marocain (GICM), impliqué dans les attentats de Casablanca en 2003 et de Madrid en 2004, et plus encore celles du Groupe salafiste pour la prédication et le combat algérien (GSPC). Considéré par les Américains comme une « filiale d’al-Qaïda », le GSPC est responsable de l’enlèvement, en 2003, de 32 touristes occidentaux à la frontière entre le Mali et l’Algérie, libérés quelques mois plus tard. Il a également revendiqué l’attaque lancée le 4 juin dernier contre le poste militaire de Lemgheity, au nord-est de la Mauritanie, qui a fait quinze morts et une vingtaine de blessés.
Aussi George W. Bush a-t-il décidé d’accroître massivement les moyens accordés à « la guerre contre la terreur » menée sur le continent. Selon l’hebdomadaire français Le Canard enchaîné, une base américaine permanente et une station d’écoute auraient été installées dans le sud de l’Algérie, près de la frontière malienne, à quelque 200 km de Tamanrasset. Environ 400 militaires camperaient sur place. L’information est toutefois démentie par le Pentagone. Cent millions de dollars ont également été accordés, en juin 2003, à l’Initiative de lutte contre le terrorisme en Afrique de l’Est, qui couvre six pays de la région : Djibouti (où l’Amérique dispose de troupes permanentes depuis décembre 2002), l’Érythrée, l’Éthiopie, la Tanzanie, l’Ouganda et le Kenya. Tandis qu’à l’ouest du continent, l’Initiative Pan Sahel (PSI), lancée en 2002 à la suite des attaques du 11 septembre 2001 et qui a pris fin l’an dernier, va être remplacée par l’Initiative transsaharienne de lutte contre le terrorisme (TSCTI). Ce programme, qui a débuté officieusement en 2005 avec 16 millions de dollars, devrait être doté, à partir de 2007, de 100 millions de dollars par an durant cinq ans. Le budget total du PSI ne dépassait pas les 6,5 millions de dollars au total. En outre, neuf pays seront concernés – Algérie, Maroc, Tunisie, Nigeria, Sénégal, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad – contre seulement les quatre derniers auparavant. L’objectif reste le même : renforcer les capacités militaires des pays africains à contrôler les frontières et traquer les terroristes dans les sables sahariens. Embourbés en Irak et en Afghanistan, les États-Unis souhaitent restreindre au maximum le recours à leurs propres troupes dans les opérations qui peuvent se dérouler sur le continent.
Du 6 au 26 juin dernier, plus d’un millier d’experts américains ont donc débarqué au Mali, au Tchad, en Mauritanie, au Niger, au Sénégal et en Algérie pour entraîner des bataillons de soldats, plus de 3 000 hommes au total, à la lutte antiterroriste. Intitulé « Flintlock 2005 », l’exercice est ambitieux. Les instructeurs américains avouent mal connaître l’Afrique. Selon le Washington Post, ils ont atterri au Tchad avec d’anciennes cartes militaires où figurait encore le nom de Fort-Lamy au lieu de celui de N’Djamena… pour se retrouver face à des troupes aussi désorganisées que mal équipées. L’armée tchadienne, qui compte 25 000 soldats, est noyautée par les Zaghawas, de l’ethnie dont est membre le président Idriss Déby. Âgés de 14 à 48 ans, vêtus d’un uniforme dépareillé quand ils en possèdent un, certains savent tout juste se servir d’une arme, selon les Américains. « Le plus difficile est de faire en sorte qu’ils ne se tirent pas dessus durant les entraînements », souligne un sergent. À la fin des quinze jours d’entraînement, tous admettaient que les soldats tchadiens n’étaient pas encore en mesure de pourchasser seuls des terroristes internationaux. Le soutien des États-Unis reste nécessaire pour piloter les opérations. C’est d’ailleurs ce qui a permis d’assurer le succès du raid lancé en mars 2004 dans le désert du Tibesti, dans le nord du pays, lorsque l’armée tchadienne était parvenue à neutraliser 43 combattants du GSPC, alors dirigé par Abderrazak el-Para, l’auteur de la prise d’otages de 2003.
Certains pays sont toutefois accusés de monter en épingle le péril terroriste pour obtenir des fonds, des équipements ou simplement la bienveillance de Washington dans la gestion de leurs affaires intérieures. Des critiques visant notamment la Mauritanie. En effet, en dépit de la récente attaque du GSPC dans le nord-est du pays, la nébuleuse islamiste mauritanienne reste, de l’avis général, un phénomène modeste, et l’islamisme radical importé n’a que peu de chances de s’implanter durablement. L’ancien président Maaouiya Ould Taya, renversé par un putsch le 3 août dernier, avait emprisonné nombre d’islamistes dont le tort principal était souvent d’être des opposants politiques. Quelques jours après le coup d’État, plusieurs d’entre eux ont été libérés par les nouveaux dirigeants.
De même, au Tchad, la menace islamiste est loin d’être en tête des priorités d’Idriss Déby, davantage préoccupé par les quelque 4 000 rebelles antigouvernementaux stationnés non loin de la frontière orientale et qui seraient soutenus par Khartoum. Pour N’Djamena, ce sont bien eux les « terroristes » à éliminer. « Lorsque d’autres vous utilisent pour vous amener à vous battre contre votre propre pays, ils sont des terroristes », a déclaré le ministre tchadien de la Sécurité publique et de l’Immigration, Abderamane Moussa, au Washington Post. Loin de sillonner le désert tchadien, le bataillon formé par les Américains stationnerait donc à N’Djamena pour protéger le chef de l’État…
C’est au Nigeria et au Mali que le péril islamiste serait le plus sérieux, selon les chercheurs de l’ICG. Les Occidentaux ne voient pas d’un bon oeil le fait que douze États du nord du Nigeria aient adopté la charia, la loi islamique. En outre, à Maiduguri, dans l’extrême nord-est du pays, un mouvement d’étudiants fondamentalistes, qui se dénomment eux-mêmes « talibans », a fait parler de lui en décembre 2003 lorsqu’il a tenté d’attaquer un commissariat de police. Cette poignée d’illuminés ne semble cependant pas représenter un réel danger pour la sécurité nationale.
Au Mali, la présence du GSPC dans le Nord, la multiplication du nombre d’ONG islamiques (passées de six, en 1991, à plus d’une centaine en 2000), ainsi que l’implantation du Tabligh, un mouvement missionnaire né en Inde au début du XXe siècle, constituent des inquiétudes « légitimes », selon l’ICG. Également appelé Da’wa, cette mouvance fondamentaliste arrivée au Mali en 1992 s’est rapidement concentrée sur le milieu touareg, principalement sur les ex-leaders ifoghas de la rébellion du début des années 1990. Apolitique, le Tabligh n’a jamais été directement impliqué dans des actions violentes, mais Washington et Bamako s’inquiètent de la recrudescence du nombre de prosélytes pakistanais dans la région de Kidal, d’autant que beaucoup d’entre eux seraient munis de faux papiers d’identité.
Une autre figure du Pakistan aurait également des liens avec la région : le docteur Abdul Qadeer Khan, père de la bombe atomique pakistanaise et parrain d’un réseau de trafics qui aurait notamment servi l’Iran et la Corée du Nord. L’ICG indique que Khan a effectué plusieurs voyages au Mali, au Niger, au Tchad, au Soudan ainsi qu’au Nigeria en février 1998, puis en 1999 et 2000. Et s’est également rendu à Tombouctou en 2002 où il possède l’hôtel Hendrina Khan, du nom de sa femme. Ces visites qui peuvent être liées à la proximité des mines d’uranium d’Arlit, au Niger, demeurent troublantes. Dans son livre Qui a tué Daniel Pearl ? (Grasset, 2003), l’écrivain français Bernard-Henri Lévy indiquait que le savant pakistanais serait membre de Lashkar e-Toïba, un groupe lié à al-Qaïda.
De là à faire du Mali, du Nigeria et des autres pays de la région un terreau favorable au développement d’activités djihadistes, il y a un pas qu’il vaut mieux se garder de franchir. Le Sahel n’est pas l’Afghanistan, et le risque de déstabilisation que court la région semble autant, sinon davantage, lié au grand banditisme qu’à l’islamisme radical. Les réseaux de contrebande y sont puissants et multiples. Une partie du commerce entre l’Algérie et le Mali, par exemple, s’effectue dans la clandestinité, puisque les postes de douane et de police de la région ont été éliminés dans le cadre de l’accord de paix qui a mis fin à la rébellion touarègue au milieu des années 1990. Enfin, la nature exacte des relations entre al-Qaïda et le GSPC reste à déterminer. Le groupe a certes fait allégeance à Oussama Ben Laden et des échanges épistolaires ont eu lieu avec le Jordanien Abou Moussab al-Zarqaoui. Mais quelle est la signification opérationnelle de tels liens ? La prise d’otages des touristes occidentaux en 2003 s’apparentait davantage à une opération d’autofinancement qu’à un fait d’armes retentissant.
Quoi qu’il en soit, si les Américains veulent écarter la menace terroriste d’Afrique, il leur faut s’attaquer à l’ensemble des causes, directes et indirectes, qui suscitent la sympathie des extrémistes et facilitent leur recrutement : un objectif qui implique de lutter contre la pauvreté et d’offrir de réelles perspectives d’avenir aux populations du continent. Il ne suffira pas de s’attaquer à la poignée d’éléments dangereux qui naviguent dans les sables sahariens ni de former quelques bataillons de militaires capables de les débusquer.

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