Maroc : les « refuges artistiques » de Mahi Binebine et Nabil Ayouch
Présidée par ce duo d’artistes, la fondation Zaoua va ouvrir un cinquième centre culturel au Maroc, à Marrakech. L’occasion pour le peintre Mahi Binebine de raconter la genèse de leur projet, lancé après les attentats de 2003 à Casablanca.
Aux abords de la place, dans la médina de Marrakech, un troupeau d’enfants emprunte une ruelle où trône un panneau « Les étoiles de Jemaa el-Fnaa ». Après quelques virages au fil du labyrinthe, on découvre le cinquième centre culturel de la fondation Zaoua, présidée par le réalisateur Nabil Ayouch et le peintre et écrivain Mahi Binebine. Ce dernier revient sur leur volonté commune de « ne pas laisser les gamins dehors », à l’origine de l’avalanche de projets culturels qui voit le jour depuis bientôt dix ans.
« L’histoire a vraiment commencé le 16 mai 2003, avec les attentats de Casablanca » commence Mahi Binebine. Douze jeunes kamikazes sortent du bidonville de Sidi Moumen et se font exploser en ville, tuant 33 personnes. « Juste après ça, je vais à Casa pour découvrir le quartier de Sidi Moumen. Je vais à la rencontre des associations, je fais un travail quasi anthropologique pour comprendre comment c’est arrivé, et je me mets à rédiger leur histoire », se souvient-il.
Terroristes et victimes
L’écriture prend plusieurs années, « parce que je suis sur une corde raide », précise l’auteur. On a l’habitude de lire le récit de terroristes monstrueux à l’origine de ces crimes, mais Binebine ne veut pas raconter cette histoire-là.« Je veux les raconter aussi comme des victimes, même si ce qu’ils ont fait est terrible. Je veux parler des responsabilités autres que les leurs, celle de l’État par exemple, qui laisse 400 000 personnes vivre dans ce bidonville terrifiant sans électricité, avec ses égouts éventrés. Je veux parler de la responsabilité d’une mafia pseudo religieuse qui conditionne, enrôle ces jeunes et leur vend un hypothétique paradis. »
La mère d’un kamikaze monte sur scène et demande pardon à une femme qui a perdu son fils et son mari dans un attentat
Finalement sort, en 2010, le roman Les Étoiles de Sidi Moumen, rapidement adapté à l’écran par Nabil Ayouch. Les deux hommes collaborent et naît Les chevaux de Dieu (2012). Ils décident d’aller le présenter aux habitants de Sidi Moumen. En cherchant un lieu pour le diffuser, ils tombent sur un bâtiment supposé être un centre culturel : à part des murs, il n’y a rien. La mairie le leur prête et les deux hommes invitent à la projection les familles des terroristes, mais aussi celles de victimes. « On voulait les mettre dans une même salle et les faire se parler. C’était un sacré pari. À un moment, la mère d’un kamikaze monte sur scène et s’adresse à une femme qui a perdu son fils et son mari dans l’un des attentats. Elle lui demande pardon. La soirée est pleine d’émotions, on se croirait dans une télénovela brésilienne, tout le monde pleure. »
Quatre Étoiles
Si la projection est un succès, le livre et le film le sont encore bien davantage, tant à l’échelle nationale qu’internationale. « Ensemble, on se dit qu’on a gagné tellement d’argent sur la misère qu’il faut qu’on le leur rende, à ces gamins. On se lance dans l’idée d’ouvrir un centre culturel pour eux, dans Sidi Moumen. » Après négociations avec le maire, le local de la projection est récupéré par la Fondation Zaoua et transformé en un centre dédié aux jeunes, en 2014. Salle de cinéma, de musique, de peinture, studio d’enregistrement y sont installés.
Des cours de langue y sont donnés par des professeurs venus d’autres associations. Ce dernier volet a pour but de « montrer aux gamins que l’autre n’est pas l’ennemi, les encourager à apprendre des langues pour aller vers ce cousin qu’ils ne connaissent pas ». Le lieu n’est pas du goût de tout le monde, l’accueil est mitigé. D’un côté, on leur demande de partir, venir éduquer les filles risquerait de les « pervertir », de l’autre, les mères se battent pour inscrire leurs enfants au centre. « On a eu une avalanche de jeunes, on s’est arrêté au maximum de nos capacités, 1 000 enfants », se souvient Binebine qui estime que depuis, ils se sont fondus dans le paysage et sont acceptés.
C’est un peu comme les Instituts français, sauf qu’on s’installe dans les coins populaires
Alors pourquoi ne pas voir plus grand ? « Évidemment, on a commencé à rêver, à se dire : on ne va pas s’arrêter là ! » Il raconte l’ouverture des petits frères à Tanger en 2016 (Les Étoiles du détroit), à Agadir en 2019 (Les Étoiles de Souss) et en 2020 (Les Étoiles de la médina), et finalement, en novembre 2021, celle du dernier né, Les Étoiles de Jemaa el-Fnaa, à Marrakech. « C’est un peu comme les Instituts français, sauf qu’on les trouve souvent dans les quartiers bourgeois, alors que nos centres s’installent dans les coins populaires », affirme le peintre.
À chaque fois, l’objectif et la structure sont les mêmes : occuper, éduquer, offrir un refuge artistique et culturel aux enfants. Le programme, lui, s’adapte à la région. « Par exemple à Agadir, c’est axé sur la culture berbère, les chants locaux… », explique-t-il. À Marrakech, entre les enfants qui prennent un cours de danse et ceux qui pianotent sur un clavier à l’étage, on trouve une salle avec des ordinateurs. Pour trouver des intervenants artistiques, « on a des accords avec des instituts étrangers : quand ils ont un spectacle, ils payent une nuit d’hôtel de plus à la troupe et on leur demande de venir jouer une fois de plus pour les pauvres. En général, ça marche ! » Il arrive aussi que des espaces de répétitions soient prêtés en échange de cours bénévoles.
« On a mendié pendant très longtemps »
Pour en arriver à ouvrir ces cinq centres, « on a mendié pendant très longtemps », sourit Binebine. Un mécène leur a donné le riad d’Agadir et celui de Marrakech a été obtenu après trois années « de séduction » auprès du ministre de la Jeunesse et des Sports. Côté finances, la Société générale, la Fondation pour l’éducation et la santé Piou Redo, sous l’égide de la Fondation du Luxembourg, sont des soutiens de taille.
Malgré cela, il reste dur de faire tourner de telles machines : il faut compter 150 000 euros par centre et par année, selon l’artiste. « Quand c’est la galère, on fait une expo, on vend des tableaux », précise-t-il. Les activités n’y sont pas complètement gratuites, mais ne rapportent pas d’argent, « on fait payer 5 euros pour les cours de langue à l’année, 20 centimes le cinéma, c’est symbolique, pour apprendre aux enfants que rien n’est gratuit, mais ceux qui n’ont pas d’argent peuvent avoir une dérogation », précise-t-il.
La fondation Zaoua devrait ouvrir 17 centres culturels du même type dans tout le pays
Depuis peu, l’État contribue aux frais de fonctionnement. « L’Initiative nationale pour le développement humain (INDH) couvre un tiers des dépenses de tous les centres, continue Binebine. L’État ne nous aime pas : Nabil fait des films “tordus” et moi je suis soupçonné de donner une mauvaise image du royaume, plaisante-t-il. Mais on commence à devenir incontournables et ils ont décidé de nous venir en aide. » La collaboration devrait même s’intensifier, avec un nouveau projet sur le feu : 17 centres culturels du même type, dispatchés partout dans le pays et commandés à la Fondation Zaoua par le ministère de la Culture.
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