Sami Tchak : « L’Afrique est une réalité occidentale »
Avec « Le continent du tout et du presque rien », l’écrivain togolais mêle roman et essai pour mieux explorer une notion inventée par les puissances coloniales et dénuée de tout fondement réel.
Dans son nouveau livre, Le continent du tout et du presque rien, le romancier togolais Sami Tchak met en scène l’ethnologue français fictif Maurice Boyer au soir de sa vie. De ses études en France à son expérience de terrain au Togo, de ses mésaventures personnelles à ses écrits théoriques, de ses premières émotions homosexuelles à ses derniers feux pour une jeune essayiste africaine, la vie de l’ethnologue raconte en creux une volonté de « penser l’Afrique » comme un tout uni, depuis l’extérieur. Mêlant fiction et réalité, essai et roman, Sami Tchak propose une approche originale et enlevée, où ses différents talents d’auteur nous permettent à la fois de sentir et de comprendre comment l’Afrique fut inventée. Rencontre à Paris avec l’un des écrivains les plus influents de sa génération.
Jeune Afrique : Dans votre nouveau livre, vous vous mettez dans la peau d’un ethnologue blanc, Maurice Boyer. Pourquoi ?
Sami Tchak : C’est la troisième fois que je me mets dans la peau d’un Blanc, la première dans Al Capone le Malien, avec le jeune journaliste René Chérin, et deux fois avec l’ethnologue Maurice Boyer, d’abord dans L’ethnologue et le sage, paru en 2013 aux éditions Odem de Libreville et maintenant dans Le continent du tout et du presque rien. Je suis parti de la question suivante : « Si on le dépouille de la couleur de peau de son auteur, que signifie tout regard vertical porté sur autrui ? »
Que pourrait-on penser, par exemple, du romancier René Maran ? Lorsqu’il a obtenu le Goncourt en 1921 pour son roman Batouala, on a parlé de « premier Goncourt noir ». Mais s’il avait été blanc, avec le même livre, comment aurait-on qualifié sa démarche ? René Maran était, comme son père avant lui, un fonctionnaire colonial français. Même s’il dénonce violemment la colonisation dans la préface de Batouala, il était un administrateur colonial et non, comme Frantz Fanon, un homme engagé auprès des colonisés. Lui représentait le système oppresseur, c’était un dominant chez les dominés, et sa situation lui a servi de poste d’observation. Sa démarche était proche de celle des ethnologues ; c’était un ethnologue noir du système colonial blanc.
Il s’agit de mettre la couleur de côté pour mieux analyser les autres aspects de la domination ?
Certes, il y a une spécificité de la situation créée par la colonisation, avec la peau blanche associée à l’ordre dominant. Mais, quelle que soit notre couleur de peau, quand nous partons avec une position de privilège, notre regard est de surplomb. En me mettant dans la peau d’un ethnologue blanc, je n’ai pas eu à me forcer pour faire ressortir ce regard puisque j’ai la même formation, j’ai accompli mes recherches de terrain auprès de paysans au Burkina Faso, prostituées à Cuba… J’ai été dans la situation de celui qui observe les autres.
Sans négliger le poids de la couleur de peau, je pense qu’il y a des situations où elle ne suffit pas à épuiser la complexité des problèmes que nous abordons
Maurice Boyer, c’est Sami Tchak ?
Je l’ai choisi de manière à ce que nous ayons une relative connivence de pensées, sans être entièrement d’accord sur tout. Je l’ai envoyé dans mon village natal, au Togo. Tèdi, s’appelle en réalité Kamonda-Bowounda, mais Tèdi, dans ma langue, signifie « la terre », « le village », « la ville ». C’est un lieu qui m’est familier, c’est d’ailleurs pour cela qu’y revient un petit garçon, Aboubakar Tcha-Koura, ma véritable identité. On y retrouve aussi mon père, Salifou Métchéri Tcha-Koura, le forgeron boiteux, déjà présent dans trois de mes livres précédents. Maurice Boyer partage avec moi des origines modestes et la trajectoire suivie pour la conquête du savoir. J’ai préparé ma thèse avec un ancien étudiant de Georges Balandier, j’ai connu ce dernier. Maurice Boyer c’est un peu moi, ou mon grand frère.
Pensez-vous que se focaliser sur la couleur de peau soit une erreur ?
Sans négliger le poids de la couleur de peau sur des millions de destins, je pense qu’il y a des situations où elle ne suffit pas à épuiser la complexité des problèmes que nous abordons. Quand on étudie les années dont je parle dans mon roman, on constate qu’une partie de la classe intellectuelle, blanche ou noire, s’associait pour les mêmes combats. Ainsi, autour de la Négritude et de la revue Présence africaine, il y avait Michel Leiris, Georges Balandier, Jean-Paul Sartre aux côtés d’Alioune Diop, Léopold Sédar Senghor, James Baldwin, et ce en pleine période coloniale. Si nous ramenions tout à la couleur de peau, nous aurions du mal à nous fédérer autour de certaines causes humaines au-delà d’une « fraternité ethnique ».
Il s’agit donc plutôt d’une question de classe sociale ?
Peut-être pas seulement une question de classe sociale, mais ce n’est pas parce que nous sommes noirs que nous aurions les mêmes problèmes, la même approche des choses. Tout en vivant à Bobigny au milieu d’une population très modeste, je me considère comme un privilégié, au moins sur le plan culturel, position qui structure mon regard et ne fait pas d’emblée de moi une ressource évidente pour certaines causes communautaires. Quand on oublie ces nuances-là, on a alors tendance à considérer tous les Noirs comme un bloc homogène, ce qui revient à les exclure des complexités culturelles, sociales, économiques…
Aux États-Unis, il est désormais mal vu pour un auteur blanc d’écrire sur une problématique africaine-américaine.
Bien qu’il existe des raisons sérieuses pour qu’on en arrive là, cela ne me paraît pas une bonne chose. Si on poussait cette logique jusqu’au bout, l’idée qu’un Blanc ne pourrait plus écrire sur les Noirs, qu’un Noir ne pourrait plus écrire sur les Blancs ou sur les Juifs nous mènerait à déduire qu’au-delà de ce qui nous distingue à vue d’œil, il n’y aurait plus l’essentiel de notre commune humanité. A-t-on eu par exemple besoin d’être noir pour s’indigner du meurtre de George Floyd ? Si on en arrive à l’idée que seuls les Noirs pourraient parler des Noirs, les Juifs, des Juifs, on risque de créer une diversion nuisible à des combats nobles.
La masse des écrits produits sur l’Afrique par des Occidentaux est conséquente et encore très influente…
Beaucoup d’intellectuels africains ont acquis leur connaissance sur des peuples noirs en lisant des livres écrits par des Blancs. C’est une simple question d’antériorité. Ceux-ci avaient structuré des discours sur nos populations avant que nous ne nous mettions à écrire sur elles. Ce sont nos références premières. Est-ce que nous dirions aujourd’hui qu’il ne faudrait plus se référer à Michel Leiris ou à Georges Balandier parce qu’ils étaient Blancs ? Qu’on puisse critiquer le regard paternaliste, voire colonialiste ou raciste derrière certaines démarches dites scientifiques, c’est différent, cela relève même d’un devoir.
S’affranchir du regard de l’autre est une mission presque impossible.
Vous avez choisi comme titre « Le continent du tout et du presque rien », mais vous évoquez surtout le regard porté de l’extérieur sur l’Afrique.
Le titre est d’abord un clin d’œil au livre de Vladimir Jankélévitch, Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien. Mais il renvoie en effet à cette ambiguïté du regard, que je considère comme incurable, au cœur même de la relation entre humains. Structuré par les ethnologues et les anthropologues blancs, le regard vertical s’est complexifié quand des Africains sont devenus sujets du discours à la fois sur eux et sur ceux qui les ont regardés, les regardent. Y a-t-il réellement, grâce à eux, un rééquilibrage du regard ou son inversion ? Je ne crois pas.
Les anthropologues africains n’apportent pas vraiment un regard neuf. Même ceux d’entre eux qui parlent de déconstruction restent en général à l’intérieur des discours occidentaux. C’est ce que démontre brillamment Valentin-Yves Mudimbe dans son essai culte L’invention de l’Afrique, que je cite en exergue. S’affranchir du regard de l’autre est une mission presque impossible.
Pourquoi ?
Parce que nous sommes le produit de ce regard, nous en faisons intimement partie à cause des moules d’où nous sommes sortis. Pour déconstruire le regard vertical issu de la colonisation, nous sommes nombreux à partir d’un postulat occidental, l’existence de l’Afrique. Or ce continent tel que nous le concevons aujourd’hui est issu de sa structuration idéologique par la colonisation. Déconstruire des discours sur cette Afrique suppose accepter comme une réalité allant de soi cet objet occidental.
Le problème de l’ethnologie, c’est qu’elle a fait émerger des spécialistes allant vers l’autre mais pour se parler surtout entre eux
Il semble évident pour certains d’entre nous de dire : « chez nous en Afrique » ou « nous, les Africains », « l’homme africain », « la mère africaine », « la solidarité africaine », « la sagesse africaine », l’hospitalité africaine » et tant d’autres expressions de ce genre. Mais que signifie tout cela ? De quelle Afrique parlons nous ? En fait, nous tournons en rond à l’intérieur du même ventre, où nous avons d’abord été définis puis circonscrits, l’Occident dominateur.
Avec ce point de vue, l’idée même de panafricanisme vole en éclats !
Mais que peut signifier le panafricanisme quand les États, des émanations coloniales, ont remplacé des royaumes, des empires, qui n’avaient pas pour objectif de bâtir pacifiquement une fédération ? C’est une très belle idée, mais d’où vient-elle ? Je pense que là encore, nous nous retrouvons avec l’ambiguïté de notre héritage colonial. Des intellectuels africains brillants écrivent sur l’Afrique comme entité évidente, mais quand un Achille Mbembe, par exemple, parle de l’Afrique, son objet est forcément en partie structuré par des livres. Sa seule expérience ne lui permettrait pas de couvrir un continent de 55 pays à l’intérieur desquels se mélangent beaucoup de cultures, voire de civilisations. Le panafricanisme puise sa force théorique de la littérature sur un objet mal défini, à la fois réalité et fiction.
Votre livre apparaît aussi comme une charge finale contre l’ethnologie.
Nous n’avons pas eu accès aux carnets de bord des ethnologues. Leurs mésaventures sur le terrain sont moins connues que les conclusions qu’ils ont construites, avec lesquelles ils ont structuré un regard sur les peuples étudiés. Comme Marcel Griaule sur les Dogons. Je pense qu’il faut retourner ce discours à l’intérieur de lui-même en le confrontant à la réalité du terrain pour tenter de faire la part de ce qui relève d’une certaine vérité et de ce qui appartient à des constructions intellectuelles où les concernés ne se seraient pas reconnus.
Dans mon roman, le chef du village demande à Maurice Boyer : « Est-ce que tu reviendras pour nous lire tout ce que tu vas dire sur nous au reste du monde, puisque tu vas parler de nous sans que nous sachions ce que tu racontes ? » Les ethnologues ont eu ce privilège étrange d’étudier les autres, mais pour qui les étudiaient-ils ? Le problème de l’ethnologie, c’est qu’elle a fait émerger des spécialistes allant vers l’autre mais pour se parler surtout entre eux.
Il n’y aurait donc aucun moyen de se comprendre ?
Si ! Par une littérature plus incarnée. Je pense aux grands auteurs russes notamment. Mais on n’écrit pas du Dostoïevski ou du Tolstoï quand on n’a plus physiquement ou mentalement un lien fusionnel avec sa terre. Il faut que le cœur, l’esprit, la tête, le ventre soient en harmonie, en prise avec la terre, le peuple dont on est issu. Cette littérature-là permettrait de rendre compte finement du réel, à l’exemple de Chinua Achebe avec Le monde s’effondre.
La littérature devrait moins réfléchir sur elle-même pour s’aventurer plus dans les réalités terre à terre de l’humain ?
Oui, partir de ces réalités pour les transfigurer, ce qui suppose un fort ancrage, sans lequel les littératures peuvent s’éloigner doublement de leur objet. J’ai parlé de l’éloignement créé par la langue dans La couleur de l’écrivain. Ce n’est pas aussi banal qu’on voudrait parfois le faire croire : écrire à partir d’un peuple dans une langue qui n’est pas la sienne. Heureusement, cela n’empêche pas la naissance de grandes œuvres. Le deuxième éloignement est physique. Arrivé ici à 26 ans, cela fait 35 ans que je vis en France. Même si je porte ma terre natale en moi, je vis dans une sorte d’entre d’eux. Un univers ancré, à partir du Togo, exigerait donc de moi une ré-immersion.
Pensez-vous que beaucoup d’auteurs africains écrivent avec trop de distance ?
Oui, avec la distance physique, et chez certains avec des textes manquant de chair, plutôt cérébraux. Cependant, il existe des grands livres qui sont à la fois très spirituels et suffisamment incarnés. Ainsi, La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr, spirituel, mais aussi suffisamment nourri d’existences humaines. Il y a des démarches qui excluent une certaine catégorie de lecteurs, ce qui n’est pas le cas avec Le monde s’effondre d’Achebe, où des gens de niveaux divers peuvent entrer dans la spiritualité du peuple Igbo sans que rien ne les bloque.
C’est là le but de toute littérature ?
« L’universel, c’est le local moins les murs« , disait Miguel Torga. Un livre très ancré dans le local nous permet d’être en relation presque physique avec une société, un milieu, tout en étant universel. Il y a peut être de notre part ce travail à faire davantage, partir de notre ancrage pour mieux fouiller dans les troubles de l’âme humaine, écrire de grands romans sur la maladie, l’amour… à partir de gens ordinaires. Certains anglophones, des Nigérians notamment, ont réussi cette démarche. Souvent, ils sont passés par des cours de création littéraire. Cela signifie peut-être que le système anglo-saxon est capable de « formater » des écrivains sans tuer leur part de singularité.
Le Continent du tout et du presque rien, de Sami Tchak, JC Lattès, 322 pages , 20,90 euros.
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