La révolution amazighe
Depuis le début de l’année scolaire, les trois dialectes berbères sont, pour la première fois, enseignés dans 350 écoles-pilotes du royaume.
A l’école publique Inbiat, à Rabat, les quarante garçons et filles du cours préparatoire ânonnent en choeur les bribes de phrases que leur enseigne leur institutrice. Rien là d’étonnant ? Non, à ceci près que la maîtresse s’exprime en berbère. Plus exactement, en tamazight, le « parler » du Moyen-Atlas.
C’est la première année que la langue berbère, représentée par ses trois « dialectes » – le tamazight, le tarifit (au Nord) et le tachelhit (au Sud, dans le Haut-Atlas et le Souss) -, est enseignée, à raison de trois heures hebdomadaires obligatoires, dans les classes de CP de 354 écoles-pilotes. D’ici à 2010, si le calendrier est respecté, elle devrait l’être dans l’ensemble des écoles et lycées du royaume.
Il s’agit d’une petite révolution. Alors que les Berbères représentent 35 % de la population, les manuels scolaires expliquaient, jusqu’en 1998, que l’histoire du Maroc commençait au VIIIe siècle, avec l’avènement de la dynastie des Idrissides. L’Antiquité berbère, soit les huit siècles précédents, était occultée. Toute évocation de cette période était considérée comme un délit. En 1981, l’historien Ali Sadqi Azayko l’apprit à ses dépens : il fut condamné à douze mois d’emprisonnement pour avoir publié un article dans lequel il utilisait le terme d’« invasion » pour désigner la conquête arabo-musulmane… Aujourd’hui, l’Antiquité berbère n’est toujours pas enseignée dans les écoles (plusieurs plaintes ont été déposées, pour cette raison, contre le ministère de l’Éducation nationale), mais son existence est néanmoins reconnue.
Les nombreuses associations qui se constituèrent à partir de la fin des années 1960 pour obtenir la reconnaissance de la langue et de la culture berbères furent longtemps victimes de l’acharnement des défenseurs du panarabisme. Et régulièrement réprimées par feu Hassan II. Il y a tout juste dix ans, en mai 1994, à Errachidia, dans le sud-est du pays, des militants « berbéristes » furent arrêtés et condamnés à des peines de prison pour avoir manifesté à l’aide de banderoles appelant à l’enseignement de leur langue.
En août de la même année, Hassan II se lança dans l’un de ces tours de passe-passe dont il avait le secret. Dans un discours consacré à la culture berbère, il n’écarta pas l’hypothèse que l’enseignement de la langue puisse être enfin autorisé. De brefs bulletins d’information télévisés en « dialecte », d’ailleurs très mal réalisés, furent diffusés à des heures de faible écoute… Et ce fut à peu près tout. Les recommandations royales restèrent lettre morte.
Il a fallu attendre l’accession au trône de Mohammed VI pour que le problème soit enfin pris au sérieux par le Palais. Le jeune roi est en effet conscient du risque de marginalisation des Berbères. Et d’instrumentalisation de leurs revendications par les extrémistes de tout poil. Mais l’ouverture qu’il propose est essentiellement culturelle, ce qui correspond à une réalité : le Maroc n’est pas l’Algérie, où la « question kabyle » a pris une tournure avant tout politique.
Le 1er mars 2000, à l’initiative de Mohamed Chafiq, un intellectuel qui a joué un rôle très important dans l’unification des différents mouvements (il fut, par ailleurs, directeur du Collège royal), un « manifeste berbère » est lancé. Le 30 juillet de l’année suivante, dans son discours du Trône, le jeune roi soutient que le berbère est une « dimension essentielle de l’identité marocaine ». Trois mois plus tard, il ordonne la création de l’Institut royal de la culture amazighe (Ircam), dont l’objectif affirmé est de « sauvegarder et promouvoir la culture amazighe dans toutes ses expressions ».
Si certaines associations comme le Réseau amazigh pour la citoyenneté (Azetta), d’inspiration gauchiste, refusent de participer à l’Ircam, qu’elles considèrent comme « une instance politique destinée à récupérer le mouvement associatif amazigh pour éviter la politisation de la question berbère », la création de l’institut n’en est pas moins, symboliquement, une avancée capitale dans la reconnaissance de l’amazighité du Maroc. Aujourd’hui, les Berbères peuvent proclamer haut et fort : « Je suis marocain, mais je ne suis pas arabe, je suis berbère. »
Mais l’opération va bien au-delà du symbole, puisque l’enseignement du berbère a bel et bien débuté en septembre 2003. Grâce à l’Ircam, qui a entrepris un (énorme) travail de standardisation de la langue, et publié, au mois de mai dernier, les premiers manuels scolaires.
Si la réforme est en marche, il se trouve des esprits chagrins pour regretter qu’elle ne corresponde pas à leur idéal. Le choix de l’alphabet retenu pour l’écriture de la langue – le tifinagh, l’alphabet aujourd’hui utilisé par les Touaregs – suscite ainsi des polémiques. Certains auraient préféré l’alphabet arabe, plus fonctionnel dans la mesure où de nombreux Marocains en sont familiers. D’autres, les caractères latins, plus universels, et qui, au cours des dernières années, ont été utilisés par des linguistes berbères. Mais, politiquement, ce choix était difficile.
La précipitation avec laquelle l’enseignement a été mis en place est également critiquée par certains militants. D’abord, parce que ledit enseignement se limite à la langue et ne concerne ni la culture ni l’histoire. Ensuite, parce que les enseignants n’ont bénéficié que d’une formation de quinze jours, pendant l’été 2003. Ahmed Boukous, le recteur de l’Ircam, reconnaît qu’il s’agit-là du « maillon faible » du programme et plaide pour que les enseignants berbères bénéficient de la même formation que les autres.
Enfin, aux yeux de certains, la standardisation de la langue aurait dû constituer un préalable à son enseignement. Or, actuellement, les trois dialectes sont enseignés. Selon Ahmed Arrehmouch, le président d’Azetta (et avocat au barreau de Rabat), « cela conforte nos ennemis, qui soutiennent que le berbère n’est pas une langue à part entière mais une collection de dialectes et qu’il est donc impossible de la reconnaître comme une langue nationale ou officielle. La méthode utilisée par l’Ircam ne vise qu’à détruire notre unité. Nous avons déjà quatorze siècles de retard, nous aurions pu attendre quatre ans de plus ! »
L’unification de la langue est en effet indispensable. Car les parlers du Rif, des montagnes de l’Atlas et du Souss présentent à la fois un fonds commun (environ 50 % des mots) et d’importantes différences. De ce point de vue, le berbère ne saurait être comparé à l’arabe, dont les dialectes (marocain, algérien, tunisien, etc.) ont tous pour racine l’arabe littéraire.
La standardisation doit donc, selon l’Ircam, se faire de façon progressive. Le choix d’un alphabet officiel était une première étape. Il s’agit désormais d’établir une orthographe et un vocabulaire moderne communs. De fait, certains mots n’existent pas dans tous les dialectes, voire dans aucun d’entre eux. C’est le cas, par exemple, de « stylo » ou de « tableau ». Les linguistes de l’Ircam doivent donc d’abord rechercher si le terme existe dans l’un ou l’autre des dialectes berbères. Et notamment le tamashek, la langue des Touaregs, qui se trouve être la mieux préservée des influences extérieures. Dans le cas contraire, ils s’efforcent de découvrir une racine à partir de laquelle un nouveau mot pourrait être créé. « Avion » (taylalt, en berbère) a par exemple été forgé à partir du verbe « voler » (ayl). Si tout cela se révèle impossible, le mot est alors directement emprunté à une langue étrangère (exemple parmi d’autres : « oxygène »). De cette manière, l’Ircam espère parvenir à une « unification » progressive de la langue.
Quant aux revendications des Berbères qui ne concernent ni la langue ni la méthode, l’Ircam peut difficilement y répondre. Et d’autant moins qu’il n’est pas habilité à prendre des décisions : son rôle se borne à présenter des recommandations au souverain. Il en est ainsi du refus de certains bureaux d’état civil d’enregistrer les prénoms berbères. Selon Ahmed Boukous, qui est intervenu à plusieurs reprises à ce sujet, le phénomène est en régression, mais il n’a pas disparu.
L’enclavement et le sous-développement des régions majoritairement berbères, dont le monde rural est en premier lieu victime, sont également stigmatisés. Tout comme l’absence quasi complète de médias en berbère : il n’existe que très peu de journaux dans cette langue et aucun programme télévisé, hormis les fameux bulletins créés à l’instigation de Hassan II. Mais la revendication principale demeure la reconnaissance du berbère comme langue nationale ou officielle. Sa portée n’est pas seulement symbolique : on imagine aisément les difficultés auxquelles un Berbère non arabophone qui doit se présenter devant la justice ou demander un certificat de naissance à la mairie de son domicile est confronté. Même s’il y a toujours moyen de se débrouiller grâce à un parent ou à un ami qui fait office de traducteur, il s’agit là d’une négation des droits civiques d’une partie importante de la population.
D’autant que, comme le souligne Driss Khrouz, le directeur de la Bibliothèque nationale, la « question berbère » concerne finalement tous les Marocains. « La meilleure façon pour les Berbères de promouvoir leurs intérêts est de sortir des clivages. L’amazighité nous unit tous. Après treize siècles de mélanges et d’influences diverses, qui peut aujourd’hui se prétendre uniquement berbère ou arabe ? »
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