« La fin du début »
Je ne puis éviter de vous parler de nouveau cette semaine de l’Irak : ce qui vient de s’y passer est en effet à la fois très étonnant et de la plus haute importance. Non seulement pour ce grand pays et ses voisins, mais aussi pour l’hyperpuissance qui l’occupe, ainsi que pour le reste du monde : vous et moi.
Jugez-en.
En quatre jours, les 28, 29, 30 juin et 1er juillet :
– On a vu le proconsul américain, Paul Bremer, quitter à la sauvette un pays qu’il n’a pu ni reconstruire ni pacifier. Il s’est éclipsé après avoir passé une partie des pouvoirs dictatoriaux qu’il a détenus à un Irakien, choisi principalement par lui : Iyad Allaoui (voir pp. 16-18).
L’autre partie, il l’a confiée au premier ambassadeur des États-Unis en Irak depuis quinze ans, John Negroponte, tout juste arrivé à Bagdad avec mission de codiriger le pays et d’y asseoir l’influence américaine.
Tout en faisant croire aux États-Unis et au monde que l’Irak, occupé par 160 000 militaires étrangers, est redevenu indépendant et souverain.
– On a revu Saddam Hussein, le tyran qui a régné en maître sur le pays pendant une trentaine d’années, l’a engagé dans deux guerres contre des pays voisins, lui a fait subir deux occupations par deux coalitions dirigées par les États-Unis. Capturé et humilié en décembre dernier, il a été, le 30 juin, livré à ses adversaires politiques qui ont pour mission de le juger et, s’ils le veulent, de l’exécuter.
– On a vu l’OTAN, alliance militaire dirigée par les États-Unis et rassemblant vingt-six pays, se déclarer disponible pour prendre en charge la reconstruction militaire de l’Irak.
Déjà déployée au Kosovo et en Afghanistan, l’Alliance Atlantique s’est vue ainsi, bon gré mal gré, investie par les États-Unis d’une mission nouvelle : assurer le service après-vente des guerres américaines.
– On a entendu la Cour suprême des États-Unis rendre deux arrêts qui enjoignent au président George W. Bush de cesser de faire comme si la guerre qu’il a déclarée au terrorisme lui donnait toute latitude de dénier leurs droits aux prisonniers de cette guerre, américains ou non, parqués à Guantánamo et ailleurs.
Ces deux arrêts, qui énoncent clairement que « l’état de guerre n’est pas un chèque en blanc donné au président américain », étaient attendus, aux États-Unis et dans le monde : comme il l’a fait du temps de la ségrégation raciale et lors du maccarthysme, le pouvoir judiciaire américain, plus puissant et vigilant que les médias, intervient un peu tard, mais efficacement, pour corriger, en partie du moins, les abus du pouvoir exécutif.
Juste avant que ces deux arrêts ne soient rendus, un brillant intellectuel américain, Theodore Sorensen, exprimait l’écoeurement de l’ensemble de l’intelligentsia américaine de gauche en déclarant : « Qu’est-il arrivé à notre nation ? Pourquoi sommes-nous tombés si bas ? Nous avons déjà été en guerre plusieurs fois dans le passé mais sans recourir forcément à la torture et aux humiliations sexuelles, sans nous aliéner la Croix-Rouge, sans insulter ou tromper nos alliés et l’ONU, sans trahir nos valeurs et nos traditions, sans commettre les mêmes excès que nos ennemis et sans salir notre nom. »
Ajoutés l’un à l’autre, ces quatre faits risquent d’avoir d’extraordinaires prolongements. En tout cas, ils font de cette fin juin 2004 un grand tournant. Winston Churchill aurait dit : « Ce n’est pas le début de la fin, mais la fin du début. »
C’est « la fin du début », en effet. Un nouveau chapitre de l’histoire de l’Irak, et même de la région, marqué par d’étonnantes évolutions, va s’écrire sous nos yeux :
1. La première est en fait un virage à 180 degrés. C’est le retour programmé du parti Baas à la tête du pouvoir en Irak après une éclipse qui n’aura duré que quatorze mois.
Mais ce n’est pas le même Baas.
Le nouveau Premier ministre, Iyad Allaoui, qui va se montrer de plus en plus comme le vrai successeur de Saddam, s’est exprimé comme un dirigeant historique du Baas ; ses premiers mots ont été pour s’adresser à ses « camarades » et leur demander de revenir prendre leur place au commandement du pays.
Allaoui développe sans états d’âme une thèse audacieuse : lui et les vrais baasistes ont conçu et exécuté le « coup » qui, en 1968, a porté le Baas au pouvoir. Mais Saddam et quelques acolytes, qu’Allaoui qualifie de déviationnistes et de criminels, ont réussi à écarter les vrais baasistes, à leur voler le pouvoir, à le monopoliser et à mal l’utiliser… pendant trente-cinq ans. Ils ont porté tort au parti et au pays.
Allaoui et « les vrais baasistes », qui seront plus Irakiens qu’Arabes, se posent par conséquent comme des « redresseurs » qui reviennent pour remettre le vrai parti au pouvoir et sauver le pays.
Il ne le dit pas mais, pour lui, les Américains ne sont que les instruments de ce retour… qui, pour être complet, devra être couronné par le châtiment, c’est-à-dire l’élimination définitive, des déviationnistes et de leur chef, Saddam.
2. Si les arguments-prétextes utilisés pour faire la guerre et occuper l’Irak partent en fumée l’un après l’autre, les vraies raisons demeurent et les objectifs réels ont encore de sérieuses chances d’être atteints, malgré les erreurs, les fautes et les crimes des actuels dirigeants de l’hyperpuissance américaine.
Il s’agissait de renverser un régime erratique et hostile (aux États-Unis et à Israël) et de le remplacer par un autre plus stable et qui accepte de se situer dans l’orbite américaine.
C’est pratiquement fait : Iyad Allaoui combinera aisément manifestations de nationalisme et acceptation de la suzeraineté américaine. Ce sera, sur ce plan-là aussi, un anti-Saddam qui succède à Saddam.
L’aventure irakienne a déjà coûté à l’Amérique, en quinze mois, 150 milliards de dollars, un millier de soldats tués et quelque dix mille blessés, mais quelle belle prise de guerre !
Samir Gharbi décrira prochainement dans nos colonnes ce qu’elle représente pour les États-Unis. Vous verrez que c’est considérable.
Cela valait-il une guerre ? Certainement pas, à mon avis.
Où en serons-nous fin janvier 2005 lorsque le (premier) mandat de Iyad Allaoui et de son équipe sera terminé ?
Une première certitude : les États-Unis auront un président qui sera soit George W. Bush soit John Kerry.
La deuxième est que l’Irak ne sera pas une démocratie (même en devenir). Mais il sera un pays arabe de plus récupéré par les États-Unis, assez bien installé dans leur orbite et dont les militaires américains ne seront pas (tous) partis. Un très grand Koweït, en somme, ou un très riche Afghanistan.
Et les deux artisans de ce cadeau à l’Amérique auront été, objectivement, Oussama Ben Laden et Saddam Hussein, deux Arabes qui disaient vouloir libérer le monde arabe de l’emprise américaine…
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