Iyad Allaoui

Homme à poigne au passé trouble, le nouveau Premier ministre irakien a six mois pour menerà bien la transition. Une gageure.

Publié le 5 juillet 2004 Lecture : 9 minutes.

Premier ministre de l’Irak, Iyad Allaoui, 58 ans, neurologue et homme d’affaires, a pris officiellement ses fonctions le 28 juin, un mois, jour pour jour, après avoir été désigné par le Conseil de gouvernement transitoire (CGT). Le nouveau « gouverneur » de l’Irak, qui hérite de 9,7 milliards de dollars du Fonds de développement irakien (FDI), devra réorganiser les forces de sécurité, rétablir les services publics, restructurer l’administration, relancer l’économie et, surtout, améliorer le quotidien de ses administrés.
Dans un pays quotidiennement aux prises avec des attentats à la voiture piégée, des attaques de kamikazes et des enlèvements d’étrangers, sa priorité restera le désarmement des groupes armés et la restauration de la sécurité. Il devra aussi montrer qu’il gouverne un pays souverain, à défaut d’être indépendant – puisque 165 000 soldats étrangers y resteront stationnés aussi longtemps que nécessaire. C’est le seul moyen de faire taire ceux qui le traitent de « marionnette des Américains ». Ce ne sera pas une tâche facile.
Quoi qu’en disent ses ennemis, Allaoui ne manque pas d’atouts : il est chiite, comme 60 % de ses compatriotes, mais laïc, donc peu suspect d’affinités avec les ayatollahs, qui ont approuvé sa nomination. Il a aussi le soutien des Américains, vrais maîtres du pays, qui ne sont pas mécontents de lui avoir passé la « patate chaude », celui des Nations unies, qui ont cautionné sa nomination, et celui de la plupart des pays arabes voisins, qui apprécient l’arrivée d’un « homme fort » (ou présumé tel) à la tête du gouvernement irakien. Il sait cependant qu’il doit forcer l’estime de ses concitoyens, en attendant de pouvoir (peut-être, un jour) gagner leurs coeurs. Il sait aussi que, pour parvenir à ce résultat, il doit faire preuve d’indépendance vis-à-vis des Américains, dont la présence militaire dans le pays ne fait guère l’unanimité – c’est le moins que l’on puisse dire. Et convaincre les Irakiens que la collaboration avec les forces de la coalition est nécessaire pour rétablir la paix civile.
Allaoui doit cependant triompher d’un autre obstacle, contre lequel il ne peut rien : son parcours de militant actif du parti Baas, puis d’agent de la CIA et du MI6, les services de renseignements américains et britanniques, n’est pas pour rehausser son image – c’est un euphémisme – parmi les siens. Ce passé trouble lui vaut, paradoxalement, une réputation d’expert en matière de sécurité.
Grand, replet, visage rond et cheveux poivre et sel, Iyad Allaoui est né en 1945 dans une famille qui compte de nombreux hommes politiques. Tels son grand-père, qui fit partie de l’équipe ayant négocié l’indépendance de l’Irak dans les années 1930, et son oncle, qui fut ministre de la Santé sous la royauté. La politique, il l’a donc « bue avec le lait maternel », comme disent les Arabes. En 1967, il est étudiant en médecine lorsqu’il rejoint les rangs du parti Baas, au pouvoir depuis un an. Activiste porté sur l’action clandestine, il n’hésite pas à faire le coup de poing (et le coup de feu, si nécessaire) pour neutraliser adversaires ou rivaux.
Haifa el-Azawi, qui a fait des études à la faculté de médecine de Bagdad à la fin des années 1960, a brossé de lui, dans le quotidien londonien Acharq al-Awsat, un portrait peu flatteur. C’était un « gros bras baasiste » qui « se baladait sur le campus avec un pistolet au côté et poursuivait les étudiantes jusqu’à leur porte ». Selon elle, il doit son diplôme en médecine moins à son assiduité aux cours qu’à ses accointances avec le parti Baas, qui l’a envoyé, en 1971, à Londres, avec une bourse de l’OMS, pour espionner les étudiants irakiens dans la capitale britannique. Errements de jeunesse ?
« Si vous me demandez si Allaoui a eu les mains tachées de sang au cours son séjour à Londres, ma réponse est oui », a déclaré Vincent Cannistraro, ancien officier de la CIA, à Seymour M. Hersh (dans le New Yorker). Avant d’ajouter : « En tant qu’agent payé par les Moukhabarat [services secrets irakiens, NDLR], il a trempé dans de sales trucs. » L’ancien agent a-t-il été impliqué directement dans des assassinats de dissidents du Baas réfugiés en Europe ? Sans doute, affirment d’anciens espions américains et britanniques dans la presse. Qui ajoutent que le turbulent jeune homme n’a pas tardé à être recruté par les services britanniques.
Est-ce la raison pour laquelle Allaoui a coupé brutalement les ponts avec ses anciens « employeurs » baasistes en 1975 ? A-t-il évolué sur le plan idéologique ? Peu probable, car il était – et reste – un homme d’action et non de réflexion. A-t-il été mû par l’appât du gain ? C’est possible, car il a la réputation d’être soluble dans l’argent. Ceux qui l’ont fréquenté à cette époque disent qu’il a été démasqué par les moustachus de Bagdad. À preuve : Saddam, vice-président depuis 1969 et déjà homme fort du régime, a tenté de le faire revenir au pays. En vain. L’ex-agent des Moukhabarat retourné par le MI6 connaissait bien le sort réservé aux « traîtres », à savoir la liquidation physique. Il a donc cherché à se faire oublier, mais il n’y est pas parvenu : le 4 février 1978, trois hommes pénètrent dans sa villa londonienne et lui assènent plusieurs coups de hache, le laissant pour mort. L’agression lui vaut près d’un an d’hospitalisation. Mais l’épreuve le pousse à s’engager davantage dans l’opposition au régime de Bagdad.
Allaoui se rapproche donc des opposants irakiens exilés à Londres, mais la guerre qui a éclaté, en septembre 1980, entre l’Irak et l’Iran permet au dictateur de Bagdad de redorer son blason au regard des puissances occidentales. Allaoui, son cousin et camarade de classe Ahmed Chalabi, qui n’était pas encore son rival, et les autres opposants au régime durent ronger leur frein. En attendant des jours moins difficiles. Leur attente aura duré onze années, au cours desquelles le régime s’est empêtré dans une guerre sans fin et a dilapidé les richesses du pays, s’enfermant peu à peu dans une paranoïa dont il n’est jamais sorti. Le 2 août 1990, Saddam envahit le Koweït, se mettant ainsi dans le collimateur des puissances occidentales. Sentant le vent tourner, Allaoui se rend en Arabie saoudite, où il crée, en mars 1991, Al-Wifaq al-Watani al-Iraqi (l’Accord national irakien, ANI), un ersatz de parti constitué d’anciens responsables des services de renseignements et de l’armée. Pour financer ses activités subversives en Irak (sabotages, attentats à la voiture piégée…), l’ANI a émargé sur les fonds de la CIA, du MI6 et des renseignements saoudiens. Ahmed Chalabi, entré entretemps au service de l’agence de Langley, en Virginie, crée, de son côté, en juin 1992, le Congrès national irakien (CNI). La rivalité entre les deux hommes, nourrie par une même soif de pouvoir et une cupidité sans borne – Chalabi était rémunéré par la CIA 340 000 dollars par mois -, ne servira pas les intérêts de l’opposition irakienne, ni celle, d’ailleurs, de ses sponsors américain, britannique et wahhabite. Exemple : en octobre 1995, Chalabi prépare une vaste opération d’insurrection contre Saddam qui serait lancée à partir du Kurdistan irakien, avec le soutien des peshmergas de Jalal Talabani. Allaoui, qui doute des chances de succès de cette opération, réussit à convaincre la CIA qu’un coup d’État militaire aurait plus de chances de réussir. L’ex-président américain Bill Clinton, en pleine campagne pour sa réélection, donne son accord. En février 1996, aidé par les services américains et saoudiens – qui lui ont fourni près de 12 millions de dollars et un appui logistique important -, Allaoui, qui se targuait d’avoir le soutien de plusieurs hauts officiers de l’armée irakienne, fomente, à partir de la Jordanie, un coup d’État pour renverser Saddam. L’échec est à la mesure de la mégalomanie du putschiste improvisé. Saddam, dont les services avaient déjà infiltré le mouvement d’Allaoui, laisse se développer la conjuration pour mieux identifier ses acteurs et les punir. Ce qu’il fit : près de trois cents personnes furent arrêtées, qui subirent des tortures atroces, et une trentaine d’officiers exécutés. La CIA n’a pas perdu d’hommes dans cette opération, mais elle était pressée d’expliquer les raisons de son fiasco. Chalabi est alors soupçonné d’avoir vendu la mèche. Vrai ou faux ? Abandonné par la CIA, ce dernier trouve des oreilles plus attentives auprès du Pentagone, alors qu’Allaoui continue à émarger sur les services américains.
Lorsque, le 19 mars 2003, le président George W. Bush envoie ses troupes à l’assaut de l’Irak, le chef de l’ANI offre ses services aux forces de la coalition et aide à « retourner » certains officiers de l’armée irakienne. Et s’en vante même publiquement. Pour le récompenser de ses efforts, comme s’il n’avait pas été suffisamment rémunéré jusque-là, l’Autorité provisoire de la coalition lui confie, en juillet 2003, la direction du Comité suprême de sécurité, créé au sein du CGT. Profitant de ses nouvelles fonctions, il place ses hommes, tisse ses réseaux et prend langue avec d’anciens cadres du Baas. Car, contrairement à Chalabi, Allaoui s’est opposé à la décision de l’administrateur civil américain Paul Bremer de dissoudre l’armée, de démanteler les services de renseignements et de renvoyer tous les baasistes de la fonction publique. Il s’en est même expliqué dans une tribune intitulée « In Search of Justice, Not Vengeance » (« Nous voulons la justice, pas la vengeance »), publiée par le Washington Post, le 28 décembre 2003.
Pour avoir accepté de prendre les rênes d’un pays au bord de la guerre civile, Allaoui sait qu’il est attendu au tournant par ceux qui mettent en doute ses capacités à gérer une situation explosive, comme par ceux qui voient en lui un « passeur » potentiel pour l’Irak post-Saddam. Il sait aussi que sa mission sera d’autant plus difficile qu’il aura seulement six mois pour s’en acquitter, puisque son mandat s’achèvera officiellement – si tant est qu’il puisse le mener à terme – au lendemain des élections prévues avant le 31 janvier 2005.
D’ici là, beaucoup d’eau aura coulé sous les ponts du Tigre et de l’Euphrate. Et peut-être aussi, malheureusement, beaucoup de sang dans les rues de Bagdad, Fallouja, Ramadi, Mossoul et Bassora. Mais cela ne semble pas décourager Allaoui, dont la vie a été jalonnée d’épreuves et d’échecs cuisants. Pour avoir longtemps aspiré à prendre en main le destin de son pays – et il n’a pas ménagé ses efforts -, n’a-t-il pas déjà réalisé son rêve le plus cher ? En effet, il n’a plus rien à perdre, et donc tout à gagner. Traduire : qu’advienne l’enfer, si, au bout, il y a une petite portion de paradis ! Peut-être pas pour lui, mais pour les siens. Et si le sauveteur était aussi, un peu, dans sa tête, une sorte de kamikaze, dans le sens noble du terme, c’est-à-dire celui qui se sacrifie pour les autres ?
Mais il est à craindre que ce costume soit trop grand – ou trop étroit – pour Allaoui. Car ce « Saddam sans moustache », comme aiment à le railler les Irakiens, est un homme de pouvoir, un vrai, un dur. Il ne lâchera pas le morceau. Il y est, et il y restera, le plus longtemps possible. En faisant appel aux anciens cadres du parti Baas, dont il prétend aujourd’hui incarner la ligne authentique, ainsi qu’aux officiers supérieurs de l’armée et aux responsables des Moukhabarat, ne dévoile-t-il pas son ambition de réussir là où Saddam a lamentablement échoué : réunir, sous la bannière d’un nationalisme irakien revu et corrigé par la nouvelle réalité géostratégique, chiites et sunnites, islamistes et baasistes, mais aussi Arabes, Kurdes, Tcherkesses et Turkmènes ? S’il se réalise, dans les délais imposés, par une normalisation de la situation sécuritaire et par la mise en place d’un régime non hostile aux États-Unis, ce scénario ne déplairait pas aux différentes communautés coexistant en Irak, qui y trouveraient finalement leur compte, ni aux Américains, qui seraient débarrassés d’un lourd fardeau, ni, à plus forte raison, aux voisins de l’Irak, notamment Israël, la Syrie, l’Arabie saoudite et, surtout, la Turquie. Seuls, peut-être, le Koweït et l’Iran pourraient en concevoir quelque crainte.
En ce début de juillet, on n’en est pas encore là. Car les combattants islamistes arabes, dirigés par Abou Moussab al-Zarqaoui, chef du groupe At-Tawhid wa-l-Djihad (Unification et guerre sainte), ont déjà inscrit le nom d’Allaoui en tête de leur liste noire des personnalités à abattre. Gageons que, pour éviter d’être isolés, voire dénoncés par la population, ils chercheront à mettre le pays à feu et à sang. Pour transformer le rêve d’Allaoui en un cauchemar irakien.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires