Il était une fois l’Irak

L’Institut du monde arabe de Paris consacre une exposition à l’ancienne Mésopotamie. Retour sur un passé d’une richesse exceptionnelle.

Publié le 5 juillet 2004 Lecture : 6 minutes.

Pas un jour ne passe sans que l’Irak ne soit sous les feux d’une dramatique actualité. L’Institut du monde arabe (IMA) de Paris relève le défi de parler de ce pays autrement. Dans la salle d’exposition du rez-de-chaussée, la guerre d’aujourd’hui est à peine évoquée. Tout au plus occupe-t-elle un des vingt-sept panneaux qui relatent, par le texte et la photo, l’épopée de la Mésopotamie. Cette guerre est comme noyée dans l’Histoire. Une histoire de plusieurs millénaires. On oublierait presque les violences qui secouent la ville de Nadjaf en admirant les mosaïques bleues de sa célèbre mosquée. Un instant, Fallouja bombardée, Bagdad pillée, Koufa saccagée laissent place aux rêves de Babel, aux souvenirs du jardin d’Eden, ou de ceux, suspendus, de la légendaire Sémiramis…
Berceau de la civilisation, la Mésopotamie, arrosée à l’ouest par l’Euphrate et à l’est par le Tigre, n’en est donc pas à sa première bataille. À travers les siècles, les conflits s’enchaînent, se répètent et parfois se ressemblent. Mais, à chaque fois, la région a ressurgi de ses cendres, plus belle, plus forte. À chaque renaissance, elle a posé de nouveaux jalons de la civilisation moderne. N’est-ce pas là, en 3200 avant notre ère, que l’écriture cunéiforme s’ébauche avant de se déployer dans tout le Moyen-Orient et d’être finalement reprise par les Phéniciens qui s’en inspirèrent pour créer l’alphabet ? C’est là aussi qu’a été établi, plus tard, le Code de Hammourabi, un bloc de diorite noire où sont gravées 282 règles qui préfigurent la législation moderne en statuant notamment sur le vol, le mariage, les enfants ou encore sur les femmes.
À l’époque, aux IIe et IIIe millénaires avant Jésus-Christ, ce sont les Empires assyriens et babyloniens qui alimentent cette effervescence culturelle et intellectuelle. C’est un peu plus tard que Babylone – « Porte des dieux » – atteint l’apogée de sa splendeur, sous le règne de Nabuchodonosor II. Enceinte de murs doublement fortifiés, surplombés de tours, Babylone protège jalousement ses trésors. Passé la célèbre porte d’Ishtar, les voyageurs venus des quatre coins d’Orient, que ce soit pour faire fortune avec les caravanes chargées des marchandises les plus précieuses, ou pour apprendre auprès des savants de la ville, découvrent les temples dédiés au dieu Mardouk, la colossale ziggourat Etemenanki et les palais coiffés de magnifiques terrasses verdoyantes – les fameux jardins suspendus.
Rien d’étonnant à ce qu’Alexandre le Grand, qui s’empare de la Mésopotamie en 333 av. J.-C., rêve d’ériger Babylone en capitale d’un empire qui s’étendrait de la Méditerranée aux confins de la Perse. Et puis, lentement, avec la conquête de l’Irak par les Arabes islamisés, Babylone va perdre de sa superbe. Pour asseoir leur pouvoir, les Arabes vont en effet fonder en 638 deux nouvelles villes : Basra (Bassora) et Koufa qui rivalisent en créations culturelles. Elles se disputent, entre autres, l’invention de la grammaire arabe – la première adoptant une approche logique, tandis que Koufa s’appuie sur l’usage pratique.
Bagdad s’impose quand même comme la capitale politique, culturelle et économique incontestée sous les Abbassides qui succèdent aux Omeyyades de Damas au milieu du VIIIe siècle. Située à moins de cent kilomètres au nord des ruines de Babylone, elle voit converger les savants de toute la région. D’autant que les princes s’y montrent de généreux mécènes. La langue qui véhicule le savoir est l’arabe, mais les porteurs de ces connaissances sont chrétiens, juifs, perses… La ville abrite alors une véritable mosaïque ethnique, qui favorise l’émulation. Astronomie, mathématiques, philosophie, musique et bien d’autres arts font la joie des Irakiens, comme le rappelle Les Mille et Une Nuits. Une Maison de la sagesse, Bayt al-Hikma, est même créée sous l’impulsion d’al-Mamoun, le fils d’Haroun al-Rachid, le vainqueur des Byzantins.
Comme toujours, la splendeur ne dure qu’un temps. Rapidement, l’empire succombe. Peut-être victime de sa mégalomanie. Il est si grand qu’il ne parvient plus à protéger ses frontières et à assurer une certaine unité, ciment du pouvoir. Bagdad est mis à sac par les Mongols en 1258. Contenus au-delà de l’Euphrate par les Mamelouks venus d’Égypte et de Syrie, les Mongols s’installent en Mésopotamie. La ville et le pays entier s’appauvrissent.
Un peu plus d’un siècle plus tard, en 1401, le peuple est trop affaibli pour lutter contre un autre conquérant étranger, Tamerlan, un chef militaire turco-mongol parti à la conquête de l’Asie centrale et du Proche-Orient. Heureusement, les Irakiens ont toujours su tirer avantage des éléments venus de l’étranger. Ils considèrent les conquérants comme des gens de passage, incapables d’altérer leur âme ni l’esprit de leur terre. Soliman le Magnifique, l’Ottoman entré dans la capitale en 1534, est l’un d’eux. Ainsi l’Irak, terre soumise aux aléas de la guerre, traverse-t-il les siècles.
Le pays moderne, tel qu’on le connaît aujourd’hui, naît du démembrement de l’Empire ottoman. L’accord secret Sykes-Picot, en 1916, partage l’empire en zones d’influence britannique et française. Après la Première Guerre mondiale, l’État irakien est placé sous la tutelle de la Grande-Bretagne. Un mandat plutôt houleux, émaillé de révoltes, notamment à Nadjaf et à Kerbala. L’indépendance du royaume irakien n’arrange rien. Assassinats, putschs militaires et autres complots se succèdent de 1932 à 1958, période durant laquelle on comptera cinquante-huit cabinets ministériels. Deux hommes sortent du lot : le Premier ministre Nouri Saïd et le prince régent Abd al-Ilah. Autre fait marquant : la politique résolument pro-occidentale des dirigeants. La faiblesse du pouvoir semble laisser le champ libre aux arts, qui connaissent leur âge d’or. À la fin des années 1940, notamment, les poètes irakiens lancent le Mouvement de rénovation, lequel remet en question la structure du poème classique. Un mouvement purement artistique alors que ses successeurs se lancent dans la poésie engagée.
Et pour cause. La monarchie hachémite est renversée en 1958 ; la République, proclamée. Dans un premier temps, un vent de liberté souffle sur Bagdad. De nouveaux médias, véritables tribunes pour les hommes de lettres dans l’ensemble du monde arabe, voient le jour. À Bagdad seulement, quarante-cinq nouveaux titres sont enregistrés et certains peuvent se targuer de diffuser à plus de vingt mille exemplaires. La peinture connaît également un renouveau. La calligraphie arabe est revisitée à coups de touches postimpressionnistes ou cubistes. Quant au pouvoir politique, il est tout occupé à gérer la production pétrolière, à contenir les révoltes du Kurdistan, à soutenir le développement socio-économique du pays, à alimenter le nationalisme arabe. Il lui faut aussi manoeuvrer entre les intérêts géopolitiques des deux superpuissances, les États-Unis d’un côté, l’Union soviétique de l’autre.
Cette période faste pour la démocratie et les arts prend fin une décennie plus tard, en 1968, quand le parti Baas fait main basse sur le pays. On connaît la suite : guerre avec l’Iran, invasion du Koweït suivie de l’intervention des puissances occidentales, deuxième guerre du Golfe… Et Saddam Hussein qui terrorise une grande partie de la population, dont de nombreux artistes partis en exil. Le poète Abdel Wahab al-Bayati, mort à Damas en 1999, a ainsi consacré son oeuvre et sa vie à la résistance. Le célèbre joueur de oud (sorte de luth) Mounir Bachir a, pour sa part, décidé de mourir sur sa terre, en 1997. Jamais il n’a quitté le pays, si ce n’est pour jouer sa musique dans les salles de concert du monde entier. Comme pour rappeler que l’âme irakienne avait survécu et survivrait.

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