Chirac-Sarkozy duel au grand jour

Le chef de l’Etat somme son très ambitieux ministre de choisir : diriger le parti présidentiel ou conserver son portefeuille de l’Economie. Entre les deux hommes, la guerre est maintenant déclarée.

Publié le 5 juillet 2004 Lecture : 7 minutes.

L’autre semaine, Nicolas Sarkozy, le ministre français de l’Économie et des Finances, rencontrait une centaine de grands patrons. Une réunion identique s’était tenue deux ans auparavant avec quasiment les mêmes protagonistes. L’ambiance était alors presque familiale. Beaucoup de ces chefs d’entreprise tutoyaient le ministre, l’embrassaient, lui donnaient du « Nicolas » et lui prodiguaient des conseils. Cette fois, il n’en est plus question. Au contraire, on le vouvoyait, on l’appelait « Monsieur le ministre d’État ». Ce n’était pas lui, ni ces hommes d’influence qui avaient changé, c’était sa stature. Chacun sentait qu’il était face à un futur candidat à l’Élysée et, peut-être, au prochain président de la République. L’actuel, Jacques Chirac, le sait aussi et ne supporte plus l’ambition de celui qui fut, il y a encore une dizaine d’années, un de ses plus proches fidèles. Au point d’ouvrir officiellement les hostilités. Car il ne faut pas s’y tromper. Entre les deux hommes, la guerre est maintenant déclarée. Elle sera sans merci ; elle sera ponctuée de faux armistices et de vrais combats ; elle sera frontale ; les autres n’en seront que des comparses, qu’il s’agisse des alliés de l’un et de l’autre ou même du Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin.
Jusque-là, la bataille était feutrée. Elle se déroulait par personnes interposées et se traduisait parfois par quelques propos publics. Encore que ceux-ci pouvaient paraître comme des divergences d’opinion fort admissibles en démocratie. Les amis du président et ceux du ministre expliquaient à mi-voix et en privé tout le mal que leur champion pensait de l’autre. Désormais, ces fausses confidences ne sont plus de mise. Car le chef de l’État a sommé son ministre de clarifier la situation. Il le lui a dit un mardi soir, le 22 juin, à l’Élysée. Mais la conversation n’est pas restée longtemps secrète. Révélée par l’entourage de Sarkozy, confirmée par celui de Chirac, elle se résumait au fond à un ultimatum du chef de l’État. Oui, le président acceptait que le ministre devienne le chef du parti majoritaire de la droite, l’UMP (Union pour un mouvement populaire) : il pouvait se présenter à cette fonction, l’Élysée ne s’y opposerait pas. Mais, dans ce cas, Sarkozy devra quitter son poste au gouvernement : il n’était tout simplement pas possible qu’il cumule les deux fonctions.
Pourquoi Chirac en est-il arrivé là ? Comme tout homme politique, il se détermine en fonction des rapports de forces. Pragmatique, il sait quand il faut faire la part du feu. Or il n’était plus possible d’empêcher Sarkozy de s’emparer, s’il le souhaitait, de l’UMP. Les militants le réclamaient, les élus le voulaient et les meilleurs spécialistes jugeaient qu’il l’emporterait sur tout autre candidat avec environ 80 % des voix. Les électeurs de droite eux-mêmes voyaient en Sarkozy leur sauveur. À leurs yeux, il était le seul capable de redynamiser un parti traumatisé par sa défaite, tant aux élections régionales qu’européennes, et affaibli par la situation judiciaire de son actuel patron, Alain Juppé, qui quittera ses fonctions à la mi-juillet. Bref, compte tenu de la popularité, du dynamisme et de l’énergie de « Sarko », rien ne pouvait être opposé à son ambition. En même temps, accepter qu’il reste au gouvernement n’était pas envisageable pour Chirac. C’est qu’avec ce cumul le ministre de l’Économie aurait eu une puissance considérable, impulsant la politique économique de la France et ayant à sa disposition la « machine » UMP. Du coup, Raffarin aurait été relégué au rang de simple coordinateur du travail gouvernemental et le pouvoir sarkozien aurait égalé celui du chef de l’État. Mieux valait donc, selon l’Élysée, se priver d’un ministre populaire et affaiblir le gouvernement que lui accorder ce statut.
Tel est le « marché » de l’Élysée, tel est le « choix » de Sarkozy : se saisir de l’UMP ou rester au gouvernement. Dans un premier temps, il écoute les avis de ses proches : la majorité lui conseille d’opter pour le parti ; sa femme, elle, qui a son influence, préférerait qu’il conserve ses fonctions de ministre. D’autant que le retour de la croissance, confirmé par les experts, lui conférerait une renommée supplémentaire. Après avoir été, au ministère de l’Intérieur, l’homme qui a fait reculer l’insécurité, le voilà en passe de devenir celui de la reprise. Le palmarès est glorieux et, dans l’esprit du ministre, devrait l’être encore bien davantage, car il entend démontrer, à Bercy, sa capacité à réformer et sa volonté de réconcilier la France avec le succès. Aussi beaucoup le poussent-ils à refuser le piège chiraquien et à résister aux manoeuvres de l’Élysée. Bref, argumentent-ils, il doit cumuler tant qu’il le peut et ne pas obtempérer aux desiderata du « Château », surnom de la présidence française. Pourtant, Sarkozy, lui, n’oublie pas que dans la République française, il est difficile de s’opposer ouvertement au président qui nomme les ministres. Ceux qui ont essayé de le faire, tel Michel Rocard vis-à-vis de François Mitterrand, ont été balayés. Au moins peut-il aussi endosser un nouveau rôle, celui de victime. La défroque ne lui déplaît pas. Elle tranche avec les images qu’il a successivement connues, celle de traître lorsqu’il avait choisi Édouard Balladur plutôt que Jacques Chirac lors de l’élection présidentielle de 1995, celle d’ambitieux forcené que les chiraquiens s’efforcent de lui accoler depuis de longs mois. Alors, ces temps-ci, Sarkozy répète à l’envi qu’il respectera la règle pour peu qu’elle ne change pas sans arrêt et qu’elle soit la même pour tous. Et de rappeler que Jacques Chirac, Alain Juppé et François Bayrou furent tous ministres tout en restant chefs de parti. Sans doute aimerait-il être démissionné publiquement : « Si celui qui m’a nommé veut que je m’en aille, je partirai, mais il devra le dire », aime-t-il à confier. Mais vraisemblablement, Jacques Chirac ne lui accordera pas ce plaisir. Déjà des scénarios circulent. Les uns annoncent un remaniement gouvernemental au lendemain des élections sénatoriales qui permettraient de débarquer Sarkozy. D’autres imaginent la nomination d’un nouveau Premier ministre, comme Dominique de Villepin, ce qui permettrait encore d’exclure le ministre de l’Économie. Cette hypothèse n’est toutefois pas la plus probable, Jean-Pierre Raffarin n’ayant pas démérité aux yeux de Chirac et venant même de remporter le titre de Premier ministre de droite ayant duré le plus longtemps depuis 1981.
Trois raisons au moins expliquent l’importance de l’UMP dans la stratégie de Sarkozy. D’abord, l’appui d’un mouvement politique reste essentiel pour conquérir l’Élysée. Rien ne prouve que ce fait garantisse l’accession à la magistrature suprême, mais, depuis 1981, personne n’est encore parvenu à être élu s’il ne disposait pas de militants nombreux et d’une organisation solide : Raymond Barre, en 1988, et Édouard Balladur, en 1995, l’ont appris à leurs dépens. Ensuite, compte tenu des nouvelles lois sur le financement politique, il est fort difficile de mener une campagne présidentielle sans le soutien financier d’un mouvement politique : l’UMP constitue un pactole que son président peut contrôler quels que soient les garde-fous qu’on lui impose. Enfin, un parti politique doit développer un projet et présenter en permanence des propositions. En ce sens, rien n’assure que la présence de Sarkozy à la tête du mouvement soit une très bonne affaire pour Chirac. Celui-ci aura à coeur de soutenir l’action gouvernementale tout en s’en démarquant et en multipliant les propositions. D’autant que « Nicolas », comme on l’appelle à droite, entend profiter de cette fonction pour réfléchir, « se ressourcer » et élaborer dans le détail son programme pour l’élection présidentielle de 2007. Il espère gagner en reconnaissance de ses idées ce qu’il perdra en visibilité en abandonnant le gouvernement. Surtout, il n’entend rien laisser au hasard. « 2007 sera un débat passionnant, car ce sera un changement de génération », pronostique son plus proche ami, passant d’ores et déjà Chirac par pertes et profits.
En tout cas, pas question pour Sarkozy de rester inactif. « L’énergie ne s’use que si on ne s’en sert pas. Il faut vivre chaque journée comme si demain n’existait pas », se plaît-il à répéter. Une autre de ses maximes préférées est d’assurer qu’« il n’y a pas de pire risque que celui de ne pas en prendre ». Certes. Encore que le risque soit aussi limité pour lui, qui n’entend pas faire connaître sa décision avant le début septembre. C’est que l’exécutif français et son parti majoritaire vivent une situation paradoxale. Ils ont tout pour être heureux. Ils ne le sont pas. Car quelle est la situation du pays ? L’économie s’améliore et nombre d’indicateurs, hormis le chômage, passent au vert ; les grandes réformes – les retraites, l’assurance maladie, le nouveau statut de l’EDF – sont chaque fois votées sans que les manifestations hostiles annoncées se produisent ; aucune échéance électorale n’est prévue avant la présidentielle ; la majorité des pouvoirs (présidence, Assemblée nationale, Sénat) est détenue par Chirac et ses soutiens ; la situation internationale et l’échec américain en Irak donnent largement raison aux thèses de Paris et à l’attitude du chef de l’État. Bref, ce sont là autant d’éléments qui plaident pour la stabilité et la poursuite sans heurts du quinquennat chiraquien. Pourtant – et voilà le versant noir de l’affaire -, la droite est en proie au doute permanent. Elle sait que son parti est en pleine déliquescence ; elle est tentée par la rébellion vis-à-vis d’un gouvernement souvent jugé comme manquant d’autorité ; elle est intimement persuadée de perdre les prochaines élections si des signes en faveur de son électorat traditionnel ne sont pas donnés ; elle juge, examinant à la loupe les résultats des dernières consultations, que l’électorat salarié et populaire penche à nouveau pour les socialistes. C’est dire qu’elle est fidèle à Chirac, mais qu’elle croit en Sarkozy. Elle écoutera bien sûr le président le 14 juillet lorsqu’il expliquera le sens de ses actions, tant en politique intérieure qu’étrangère. Mais elle attendra aussi quelques déclarations de « Nicolas ». Au fond, il se passe ce qui se passe en toute guerre : les troupes sont à l’affût du moindre signal des chefs.

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