Échec sur toute la ligne

Selon une enquête du « Wall Street Journal », les Américains cèdent officiellement la place sans avoir atteint l’essentiel de leurs objectifs, ni tenu le moindre de leurs engagements vis-à-vis de la population. Démonstration.

Publié le 5 juillet 2004 Lecture : 7 minutes.

L’occupation américaine en Irak a pris fin officiellement le 30 juin sans avoir atteint l’essentiel de ses objectifs ni tenu son engagement de transformer le pays en une démocratie solidement assise. Telle est la conclusion d’une enquête menée par le journaliste Rajiv Chandrasekaran auprès de responsables américains et irakiens sous couvert d’anonymat, et appuyée sur des documents internes des autorités d’occupation. Il en a rendu compte dans un long article publié par le groupe Washington Post-Wall Street Journal.
Commentaire de Larry Diamond, chargé de recherche à la Hoover Institution de l’université Stanford et consultant auprès de ces autorités : « C’est quinze mois pour rien. L’échec est flagrant. Nous avons gâché une occasion sans précédent. » Les raisons ? Un engagement financier insuffisant, aggravé par la méconnaissance complète de la politique, de la religion et de la société irakiennes. Autre commentaire d’un diplomate du département d’État qui a travaillé plusieurs mois en Irak : « On devait faire de l’Irak un pays modèle, une démocratie modèle, avec une Constitution idéale, une économie idéale et une armée idéale. On peut appeler cela la grande illusion. »
Les habitants des faubourgs de Bagdad, qui, au printemps 2003, accueillaient les soldats américains avec des bouteilles de soda à l’orange bien frais conspuent aujourd’hui les véhicules militaires. Il y a quelques semaines, des jeunes dansaient sur la carcasse d’un Humvee fracassé par une bombe, avant d’y mettre le feu.
L’occupation semble avoir plus transformé les occupants que les occupés. Les Irakiens subissent toujours des coupures de courant, font interminablement la queue aux stations-service, n’ont pas plus de travail qu’avant et s’interrogent sur l’avenir qui a commencé lorsque les tanks américains ont déferlé dans Bagdad. De leur côté, les officiers et les administrateurs américains, qui, l’an dernier, sillonnaient le pays pour faire partager leurs espoirs à la population, courent aujourd’hui de tels risques qu’ils ne sortent plus des zones résidentielles entourées de murs en béton surmontés de fils de fer barbelés. Les Irakiens qui viennent les voir doivent montrer des doubles papiers d’identité et sont fouillés à trois reprises.
L’Autorité provisoire de la coalition (CPA), l’organisme américain chargé d’administrer l’Irak, égrène, quant à elle, ce qu’elle estime être une série de bons résultats : près de 2 500 écoles ont été remises en état ; 3 millions d’enfants ont été vaccinés ; 5 millions de dollars (4,1 millions d’euros) ont été prêtés à de petites entreprises ; 8 millions de livres scolaires ont été imprimés ; de nouveaux billets sans la tête de Saddam Hussein ont été mis en circulation ; des conseils municipaux et régionaux ont été formés ; et un gouvernement national provisoire doit organiser des élections générales en janvier 2005.
Mais la liste des erreurs est beaucoup plus longue. Elles affectent à peu près tous les aspects de la vie quotidienne. Quelque 15 000 Irakiens seulement ont été engagés pour travailler sur des projets financés par l’aide américaine, alors qu’ils auraient dû être au moins 250 000 en cette fin de juin si les promesses avaient été tenues. Au début du mois, sur les 18,6 milliards de dollars votés par le Congrès, 3,7 milliards seulement ont été dépensés. En outre, pour un grand nombre des 2 300 projets qui doivent être financés par cette aide américaine, on fera appel à une main-d’oeuvre étrangère, notamment américaine, pas à des Irakiens. Comme on sait, les groupes Halliburton et Bechtel ont déjà obtenu d’impressionnants contrats. Le favoritisme peut aller jusqu’à confier à un jeune homme de 24 ans la remise en route de la Bourse de Bagdad, sur recommandation de la Maison Blanche.
La production d’électricité plafonne toujours à quelque 4 000 mégawattheures, et la plupart des foyers de Bagdad n’ont droit qu’à neuf heures de courant par jour. L’administrateur en chef Paul Bremer s’était pourtant engagé à assurer une énergie disponible de 6 000 mégawattheures le 1er juin (voir infographie).
L’histoire de la centrale Daura, au sud de Bagdad, est particulièrement significative. Elle devait être, elle aussi, un modèle du grand projet américain de reconstruction de l’Irak. Bombardée pendant la guerre du Golfe en 1991, laissée à l’abandon par Saddam Hussein, elle ne travaillait plus qu’au quart de ses capacités. D’où des coupures de courant prolongées. L’été 2003, des experts de la CPA ont dressé des plans pour la remettre en état. Des sociétés allemandes et russes ont été engagées pour les travaux, et Daura a été classée objectif prioritaire. Aujourd’hui, Daura est bel et bien un modèle, mais un modèle d’échec. Les techniciens allemands ont plié bagage au mois d’avril. Les Russes, fin mai, après que deux d’entre eux eurent été abattus par des insurgés en se rendant au travail dans leur minivan. Les ouvriers irakiens traînent sur le chantier, désoeuvrés. Sur un mur, on peut lire : « Vive la résistance ! » La production d’électricité, qui devait être, le 1er juin, de 500 mégawattheures, est d’une centaine de mégawattheures, la moitié de celle de l’été 2003.
Il en va de même pour les autres services. Les travaux de remise en état des installations de traitement et d’adduction d’eau et des raffineries sont très en retard. L’Irak, qui a deux grands fleuves et les plus importantes réserves de pétrole du monde après l’Arabie saoudite, est obligé d’importer de l’essence et de l’eau minérale. Les attentats contre les gazoducs n’arrangent rien.
Le problème fondamental, cependant, est celui de la sécurité. Il ne l’est pas seulement pour les troupes d’occupation, ou pour les techniciens étrangers qui sont rentrés chez eux ou bien pour lesquels la CPA va dépenser 2 milliards de dollars afin de leur payer des gardes du corps et des véhicules blindés, ainsi que des lieux de résidence protégés. Il l’est aux yeux des Irakiens eux-mêmes, comme le montre un sondage de l’Independent Institute for Administration and Civil Society Studies commandé par la CPA. Les victimes irakiennes des attentats se comptent chaque jour par dizaines, et les dirigeants « collaborateurs » ne sont pas à l’abri. Là aussi, on a multiplié les erreurs.
Ainsi, ces derniers mois, le refus des milices locales d’intervenir contre l’armée du Mahdi de l’ayatollah chiite Moqtada Sadr ou contre les insurgés sunnites de Fallouja a incité Bremer et la CPA à recruter précipitamment des policiers, dont certains avaient des liens avec les résistants et dont la plupart étaient mal entraînés. On estime ainsi que sur les 90 000 policiers actuels 62 000 n’ont aucune formation.
Mais les causes de l’insécurité vont plus loin que ce manque de formation. La première est que les 161 000 soldats de la coalition (138 000 Américains et 23 000 alliés) ne sont pas assez nombreux pour garder les frontières et faire régner l’ordre. La deuxième est la décision tout à fait malencontreuse, prise dès le printemps 2003, de dissoudre l’armée irakienne et de renvoyer chez eux des dizaines de milliers de soldats qui étaient, pour leur part, solidement formés. Non seulement ils ne peuvent plus participer au maintien de l’ordre, mais un bon nombre d’entre eux ont rejoint les rangs des insurgés. L’armée actuelle ne compte que le tiers des effectifs qu’elle devrait avoir.
Un confit est déjà apparu lors de la visite, à la mi-juin, du secrétaire adjoint américain à la Défense Paul Wolfowitz, qui, par précaution, ne veut équiper la future armée irakienne que d’armes légères, tandis que le nouveau Premier ministre irakien, Iyad Allaoui, veut la doter d’armes lourdes – des chars aux avions de combat.
Moins par principe que par négligence, le même problème s’est posé avec le matériel remis aux policiers et aux membres du Corps de défense civile. Au commissariat de Rafidayn, dans le quartier de Sadr City, la moitié seulement des 140 officiers ont des pistolets. Il n’y a que dix fusils d’assaut AK-47 en réserve, trois pick-up au garage et deux radios dans la salle de contrôle, deux ou trois gilets pare-balles pour ceux qui gardent l’entrée. Rien d’étonnant que les policiers de Rafidayn aient pris leurs cliques et leurs claques lorsque le commissariat a été attaqué par l’armée du Mahdi, le 4 avril. Aujourd’hui encore, ces policiers épinglent le portrait de Moqtada Sadr sur leur uniforme lorsqu’ils vont à la mosquée le vendredi. Tactiquement, confient des membres de la CPA, il aurait été plus habile de prendre des mesures énergiques contre Moqtada Sadr en août 2003, lorsqu’un mandat d’arrêt a été lancé contre lui par un tribunal irakien, au lieu de lui laisser le temps de rallier autant de partisans.
Le fossé qui sépare les représentants de la coalition de la vie quotidienne des Irakiens peut être illustré par une visite de la Zone verte, que certains membres de la CPA appellent la Cité d’émeraude. Là-bas, pas de coupures de courant. Des navettes bien propres sont à la disposition des piétons. Les cafés en plein air restent ouverts tard dans la nuit. On n’y fait pas grand cas des traditions islamiques. Les femmes se promènent en short. On trouve sans difficultés des cheeseburgers au bacon. « C’est une autre planète », dit un Irako-Américain membre important de la CPA, qui s’aventure régulièrement dans Bagdad pour voir sa famille.
Loin de chercher à se faire des relations « en ville », les employés de la CPA se rafraîchissent sur les fauteuils en rotin des bars de la Zone verte. Loin de faire leurs achats sur les marchés de Bagdad, ils vont au Shopping Bazar, où les articles les plus vendus sont des souvenirs de Saddam Hussein…
Le haut personnage qui se sera le plus risqué en dehors de la Zone verte avant de passer le relais à l’ambassadeur John Negroponte, le 1er juillet, aura été l’administrateur Paul Bremer. Protégé, il est vrai, par une armada de véhicules blindés survolée par des hélicoptères. Ses administrés admirent son courage et ses dix-huit heures de travail par jour, mais confient qu’il aurait eu intérêt à s’entourer de collaborateurs parlant un peu mieux l’arabe et ayant une meilleure connaissance du Moyen-Orient.

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