Capitale de l’Afrique

Cité de deux millions d’âmes fondée par l’empereur Ménélik, Addis-Abeba reflète tous les contrastes du continent.

Publié le 5 juillet 2004 Lecture : 9 minutes.

Du 6 au 8 juillet 2004, Addis-Abeba accueille le sommet de l’Union africaine. De nombreux chefs d’État et de gouvernement des 53 États membres sont présents dans la capitale éthiopienne, provoquant d’interminables embouteillages lors du passage de leurs convois, mais aussi la joie des commerçants… Pour cette occasion, et plus encore qu’à l’accoutumée, Addis-Abeba s’impose en tant que capitale de l’Afrique. Une Afrique tantôt belle, tantôt repoussante, une Afrique tantôt moderne, tantôt féodale, bref un continent bourré de contradictions, que l’Éthiopie reflète à merveille. Famines à répétition, guerre larvée avec le voisin érythréen, pauvreté endémique, passé dictatorial, présent autoritaire, richesses culturelles et historiques, exportations basées essentiellement sur le café et le qat – drogue euphorisante très populaire dans la Corne de l’Afrique -, succès sportifs et beauté des femmes : dans tous les clichés que les Éthiopiens eux-mêmes se plaisent à colporter, il y a une incontestable part de vérité. Flânerie au gré des quartiers de cette ville de deux millions d’habitants, fondée par l’empereur Ménélik il y a un peu plus d’un siècle.

8 heures, dans un « buna bet » de Maganagna Road
Il coûte 1 birr (0,10 euro) ou 2, selon les lieux, mais on n’est jamais déçu par un espresso ou un macchiato éthiopien. Et pour cause : l’arabica produit en Éthiopie est considéré comme le meilleur du monde et il se trouvera toujours quelqu’un pour vous rappeler que le café est « le don de l’Éthiopie au monde ». À la suite de la baisse des cours, il représente aujourd’hui 40 % des recettes d’exportation du pays (environ 160 millions de dollars), contre 60 % en 2000. La culture du caféier, qui occupe 400 000 hectares, fait vivre 10 millions de personnes. Et si les meilleures qualités de grain profitent surtout aux consommateurs occidentaux, la « cérémonie du café » telle qu’elle est pratiquée ici donne au breuvage toute sa saveur.

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9 heures, dans une Lada bleue âgée de plus de 30 ans
Après une courte mais ferme négociation, le chauffeur de taxi, Habtamou, ancien soldat à la courte barbe grisonnante, accepte la course pour 15 birrs – soit 50 % de moins que ce qu’il a demandé au départ au farangi (Blanc). La voiture peine dans les côtes, la radio grésille, l’animateur évoque le record du 5 000 mètres qui vient d’être battu par le jeune prodige éthiopien, Kenenisa Bekele. Habtamou se réjouit de cette énième victoire, même si, comme beaucoup, il « préfère le football » et affiche une mine déconfite en parlant de l’équipe nationale. Ses pronostics pour les jeux Olympiques d’août, à Athènes ? Aucune idée, il ne sait pas qu’ils ont lieu cette année ; l’information ne circule ni vite ni bien dans l’ensemble de l’Éthiopie. Pour les transports, c’est pareil. De trop rares et mauvaises routes. Mais Habtamou a de la chance : pour se rendre dans sa famille, sur les rives verdoyantes du lac d’Awassa, elle est bitumée. « Vous devriez venir, on peut aller voir les hippopotames en barque. Il y a aussi beaucoup d’oiseaux ! »

9 h 15, Musée national
On y vient pour une seule chose : rendre hommage à l’une de nos plus anciennes ancêtres, Dinknesh (« tu es merveilleuse », en amharique), plus connue sous le nom de Lucy (Australopithecus afarensis, environ 3,5 millions d’années) et découverte en novembre 1974 par Donald Johanson, qui la baptisa d’après la chanson des Beatles, Lucy in the Sky. Et que l’on ne s’avise pas d’affirmer que notre ancêtre pourrait être le Tchadien Toumaï. Les Éthiopiens tranchent sans ambages une complexe querelle scientifique : « Toumaï ? Pfff, ce n’est qu’un vulgaire singe ! » Là, devant la copie en plâtre du fossile de Lucy – l’original est conservé à l’abri -, on ne peut qu’être ému par la frêle ossature de celle qui est un peu notre mère à tous… Quant au reste du musée, poussiéreux et mal entretenu, il permet tout juste de se faire une idée de la longue et riche histoire de l’Éthiopie, de ses arts et de son artisanat. Il y en aurait, des choses à raconter, sur les fortunes et le déclin du royaume d’Aksoum, sur la dynastie des Salomon, sur les empereurs Tewodros, Yohannes, Ménélik et, bien sûr, Hailé Sélassié, que les rastafariens honorent chaque année en musique à Shashemene, 250 kilomètres plus au sud…

10 h 30, Meskel Square
Il faut venir ici plusieurs fois par jour tant l’immense – et « affreuse », selon l’avis toujours délicat du Lonely Planet – place en gradins de terre battue change fréquemment de physionomie. En milieu de matinée, on remarque surtout le trafic dense des voitures et des minibus, ainsi que le grand panneau consacré à la lutte contre le sida, à l’entrée du musée d’Addis-Abeba. Plus tard, avant la tombée de la nuit, on verra les coureurs et les équipes de foot s’entraîner en groupe. À quelques pas du stade. Quelqu’un, peut-être, vous rappellera que c’est ici que le colonel Mengistu Hailé Mariam haranguait la foule. Le Conseil national militaire (le Derg) d’inspiration marxiste-léniniste qu’il dirigeait est jugé responsable de la mort de plus de 100 000 personnes durant la période de la « terreur rouge » de 1977 et 1978. Entamé en 1994, le procès des responsables – dont le « Négus rouge », déchu en 1991, aujourd’hui réfugié au Zimbabwe – défraie régulièrement la chronique et devrait s’achever cette année. Il faudra plus de temps encore pour que les blessures cicatrisent. Il n’est pas rare, au cours d’une conversation, que l’on vous rappelle tantôt franchement, tantôt à demi-mot, les ravages de cette sombre période.
Ainsi Enock, qui travaille dans une banque, se souvient : « Quand je partais à l’école, le matin, je voyais tous ces corps allongés dans la rue, à proximité de la prison. Mon père me disait qu’ils dormaient dehors car ils n’avaient pas de maison. » Et pour Meiraf, professeur d’anglais de 24 ans aux cheveux bouclés, le passé reste très présent dans sa vie quotidienne : « Mon père est sorti de prison il y a trois mois. Il était général, sous l’ancien régime. Pendant treize ans, c’est ma mère qui s’est occupée de nous. Maintenant, il est à la maison tout le temps. C’est dur de retrouver du travail, et il ne comprend pas que les choses ont changé. »

Midi, sur Churchill Road
Dans le dos, la gare du Chemin de fer djibouto-éthiopien construit en 1897, qui ne voit passer que quatre ou cinq trains par semaine. En face, le rond-point Charles-de-Gaulle et, dans la perspective, Piazza, où l’on trouve petits hôtels, cafés, restaurants et, surtout, bijoutiers. À la main, un téléphone portable. Il s’agit de prendre un rendez-vous pour l’après-midi. Cette simple démarche demande une bonne dose de patience. Le réseau fonctionne mal et une conversation risque d’être coupée deux ou trois fois avant que vous n’ayez pu confirmer le lieu et l’heure à votre correspondant. Dans le pire des cas, les Éthiopiens patientent une année entière pour obtenir la carte SIM de leur mobile…

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12 h 30, à la terrasse du City Café
Le trafic a considérablement diminué sur Bole Road. L’heure du repas est sacrée. Jeunes filles en jupe courte et jeunes hommes cravatés engloutissent pâtisseries et jus de fruits, interrompus dans leurs conversations par les sonneries sporadiques de leurs téléphones. Ici, pas de problème de nourriture. Mais il n’est pas nécessaire d’aller bien loin pour remarquer les dégâts causés par la malnutrition. Depuis la grande famine de 1984 et 1985, l’Éthiopie pâtit d’une image de pays aride peuplé d’hommes faméliques. En réalité, les terres du Sud-Ouest plantées de faux bananiers surprennent par leur fertilité, et les hauts plateaux sont semés de tef (une variété de millet), de sorgho et d’orge jusqu’à plus de 3 000 mètres d’altitude. Cela dit, l’insuffisance alimentaire touche chaque année entre 5 millions et 7 millions de personnes et, bien que le pays parvienne chaque année à attirer une aide substantielle, les investisseurs étrangers restent très frileux. Et les bailleurs de fonds, notamment américains, se refusent à financer des projets de long terme. La stabilité du pays – situé au carrefour du Soudan, du Yémen, du Kenya et de la Somalie – est pourtant considérée comme une garantie contre le terrorisme.
Le projet du gouvernement consistant à déplacer – pour un coût de 217 millions de dollars – environ 2,2 millions de personnes sur trois à cinq ans dans le but de combattre le cercle vicieux de la famine soulève de plus en plus de doutes, notamment parmi les nombreuses ONG qui travaillent en Éthiopie. Environ 300 000 personnes volontaires ont, à ce jour, été déplacées des hauts plateaux vers les plaines, réputées plus fertiles et mieux arrosées. Mais elles y ont souvent trouvé la malaria et la maladie du sommeil, et peu de points d’eau. Soutenu par le gouvernement, le programme souffrirait de « quelques problèmes de logistique »…

14 heures, dans le hall de l’hôtel Impérial
Pour arriver ici, il a fallu emprunter le périphérique construit (« en dépit du bon sens », selon certains) grâce à la coopération chinoise. Petit couac dans le rendez-vous fixé avec Eyob Alemayehu, directeur exécutif d’une petite entreprise de photographie, Light of Eda, et Yohanes Girma, fondateur de l’école de mannequinat Jopisces Modeling & Advertising Training Center. Cela à cause de l’organisation horaire locale, où 6 heures correspondent à midi GMT… Yohanes, bouc soigneusement taillé et léger blouson de cuir noir, rit du malentendu : « Nous n’avons jamais été colonisés, ce n’est pas pour nous laisser imposer vos horaires et votre calendrier ! » Et, de fait, l’Éthiopie suit le calendrier julien (et non grégorien), ce qui autorise un joli slogan touristique, employé d’ailleurs à tire-larigot : « L’Éthiopie, treize mois de soleil ». Mais en l’occurrence, la conversation dérive vers un autre soleil : le sourire de Liya Kebede, top model international que les jeunes élèves de Yohanes rêvent d’imiter. La plupart pour devenir connu(e)s en Europe ou en Afrique du Sud. « Il y a beaucoup de choses à réaliser en Éthiopie. Certains rêvent de travailler ailleurs, moi j’ai fait le choix de rester. Comme beaucoup d’autres. Pour que les choses bougent », confie en revanche Iwob, le portable à la main, qui cite en exemple la réussite de la compagnie Ethiopian Airlines et le développement de la production de fleurs. Et affirme que si les infrastructures suivent, le tourisme pourrait croître dans les lieux historiques (Lalibela, Gondar, Aksoum) comme dans les parcs nationaux (Omo, Bale Mountains, etc.).

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15 h 30, Mercato
Le plus grand marché à ciel ouvert d’Afrique est, comme tous les jours, en ébullition. Vêtements, nourriture, épices, bestiaux, pièces détachés, antiquités, bijoux, meubles, tout est là. Le qat aussi, que certains « broutent » à longueur de journée en regardant filer le temps.

16 h 30, dans un cybercafé d’Arat Kilo
Discussion politique avec Fekadou, étudiant en droit vêtu comme un rappeur américain. Pour qui votera-t-il, en 2005, lors des prochaines élections générales ? Pas d’hésitation : « Nous ne connaissons pas bien l’opposition et, comme le dit le proverbe, « Mieux vaut dîner avec un diable que l’on connaît qu’avec un ange que l’on ne connaît point » », explique-t-il pour justifier, par défaut, son soutien à un Premier ministre qui n’est pas exempt de toute critique.
Depuis l’adoption de la Constitution de la République fédérale et démocratique d’Éthiopie en 1994, le pays a accompli de significatifs progrès en matière de démocratie. La Loi fondamentale a garanti les libertés fondamentales, créé un gouvernement fédéral et neuf gouvernements régionaux, et conféré l’essentiel des pouvoirs au Premier ministre et à son Conseil des ministres, réservant au président de la République un rôle protocolaire. Si des améliorations ont eu lieu en matière de liberté de la presse et de transparence des élections, l’Éthiopie reste un pays autoritaire où l’information circule peu.
En matière d’économie, Mélès Zenawi n’a toujours pas réussi à inverser la tendance, et l’Éthiopie figure toujours sur la liste des pays les moins avancés, précédée de la République centrafricaine et suivie du Mozambique. En cause : la guerre contre l’Érythrée qui aurait coûté entre 1 milliard et 3 milliards de dollars (et 100 000 âmes), une réforme agraire repoussée sine die, une forte croissance démographique (2,2 %), un climat capricieux et des infrastructures insuffisantes, pour ne citer que quelques exemples.

20 heures, dans une gargote de Piazza
Injera (galette à base de tef), doro wot (poulet et oeuf dur en sauce pimentée), tedj (hydromel) et bière Saint-Georges. La soirée ne fait que commencer, pour la jeunesse dorée, les fonctionnaires de l’Union africaine et des Nations unies, les cadres des ONG… Et dans les asmari bet où se produisent de provocateurs ménestrels ou les boîtes de nuit, elles peuvent être chaudes, les nuits d’Addis, même si à plus de 2 000 mètres d’altitude le fond de l’air reste toujours frais…

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