Bonnes affaires et petites galères

Les institutions panafricaines font désormais partie du paysage local. Même si les rapports avec le pays hôte sont parfois délicats.

Publié le 5 juillet 2004 Lecture : 6 minutes.

Entre Addis-Abeba et l’Union africaine (UA), c’est « je t’aime, moi non plus ». Comment donner meilleure image des rapports de fascination-répulsion qui existent depuis longtemps entre le siège de l’institution panafricaine et la capitale qui l’accueille ? Addis ne peut plus concevoir de vivre sans l’UA, mais la tracasse sans cesse. L’organisation, parfois lassée des difficultés rencontrées, menace de partir s’installer à l’autre bout du continent, mais n’en fera jamais rien. Comme un vieux couple, les deux partenaires progressent par petits arrangements.
Une grande source de satisfaction pour l’Éthiopie est évidemment le prestige qu’en retire sa capitale, dont le nom se prononce désormais d’un bout à l’autre de la planète. L’UA lui confère un certain lustre international, un peu comme les Nations unies pour New York ou l’Union européenne pour Bruxelles. « Entendre parler de leur pays dans le monde entier est désormais un sujet de fierté pour les Éthiopiens. C’est mille fois mieux que lorsque notre nom évoquait seulement la sécheresse, la guerre et la famine », plaisante une étudiante. Mais aucun accord de siège, document qui réglemente les relations entre le pays hôte et l’invité, n’a encore été signé entre le gouvernement éthiopien et la Commission de l’UA. « Du temps de l’Organisation de l’unité africaine [OUA], le secrétaire général Salim Ahmed Salim n’avait guère poussé à la signature. Aujourd’hui, avec la Libye qui pèse de tout son poids pour récupérer l’institution à Syrte, il y a de fortes chances que la procédure s’accélère », confie un responsable.
Cet accord bouleversera les rapports entre les fonctionnaires internationaux et l’administration éthiopienne. Par exemple, il procurera l’immunité aux employés étrangers, ce qui n’est pas sans importance dans un pays où une simple infraction au code de la route peut vous valoir quarante-huit heures de garde à vue dans un commissariat de police. L’actuel laissez-passer ordinaire de l’UA ne donne donc pas à son titulaire le statut de diplomate ni ses facilités. Il le contraint à demander régulièrement des visas d’entrée, lesquels arrivent rapidement à expiration. Le personnel qui ne voyage pas souvent se désole : « C’est parfois la galère pour sortir du pays, explique Ibrahima, Sénégalais en poste depuis les années de l’OUA. Il faut parfois faire un petit aller-retour à l’extérieur pour simplifier la procédure. Et tu as intérêt à avoir réglé toutes tes factures avant de partir. »
La réglementation éthiopienne, très stricte, permet de contrôler le flux et le reflux des étrangers, mais aussi de les rappeler à leurs devoirs, ce qui n’est pas forcément un défaut. « Si tu fais un enfant à une Éthiopienne, n’imagine pas t’enfuir sans elle, précise Ibrahima. Si elle te signale aux autorités, tu seras bloqué à la frontière et contraint de lui verser une indemnité d’entretien et d’éducation de 35 000 dollars. Une partie va d’ailleurs au fisc. » Même chose pour le personnel de maison, dont le salaire doit être intégralement payé si leur employeur quitte le territoire, ne serait-ce que pour des vacances. « Pour éviter les litiges, on leur fait signer des soldes de tout compte à chaque fois que la famille rentre au Sénégal », ajoute Ibrahima.
Indéniable avantage qu’Addis-Abeba et sa région tirent de la présence de quelque quatre cents fonctionnaires internationaux : ils assurent l’emploi de nombreux Éthiopiens, aucun étranger n’étant autorisé à travailler. Chaque famille utilise les services de deux ou trois personnes au minimum : un chauffeur, un gardien, une cuisinière-femme de ménage. Les salaires versés sont très bas, à l’aune du revenu d’un employé de l’UA, de l’ordre de 50 dollars par personne, nourriture et logement compris. Mais un chauffeur dans une société commerciale ne gagne guère plus du double. Comme seuls les Éthiopiens ont le droit d’acheter des maisons, les fonctionnaires font le bonheur des propriétaires fonciers. Les loyers, payables d’avance par tranche de six mois ou de un an, s’élèvent au minimum à 1 200 ou 1 500 dollars par mois pour une petite maison de célibataire, et jusqu’à dix fois plus pour une grande résidence dans un quartier huppé.
Autre retombée très positive pour la ville, les sommets des ministres et des chefs d’État, qui auront lieu désormais tous les deux ans à Addis-Abeba. Ils suscitent un important regain d’activité. Jean-Pierre Manigoff, directeur de l’hôtel Sheraton, estime que chaque cession lui impose l’emploi de 250 salariés supplémentaires, contre 700 en période normale. Son établissement, le plus grand et le plus luxueux de la ville, connaît alors un taux de remplissage de 100 %, contre 70 % habituellement. « Mais de plus en plus de compagnies privées organisent des séminaires et des voyages incentive [d’encouragement, NDLR], ce qui augmente maintenant notre taux de fréquentation de 2 % à 3 % par an, estime-t-il. Ils sont attirés par le climat qui, en dépit de l’altitude, est plaisant, par l’absence de moustiques et par la sécurité. Il y a très peu de violence urbaine à Addis-Abeba. » Ils sont aussi intéressés par les sites historiques comme Lalibella, Axum ou Gondar, situés à une heure d’avion de la capitale.
Cette dynamique encourage le gouvernement à s’occuper de la ville. Celle-ci se hérisse de grues qui érigent, à marche forcée, de nouveaux immeubles de bureaux ou de logements, alors que les infrastructures existantes font l’objet de rénovation. Des kilomètres de trottoirs sont refaits à l’aide de pavés de pierre. Le système d’assainissement et de collecte des eaux usées, modernisé, est soigneusement entretenu. C’est un aspect très important pour une ville-déversoir, construite sur un haut plateau qui culmine à 2 400 mètres, entourée de montagnes et soumise à une forte saison des pluies qui dure près de six mois. En l’espace de dix ans, le niveau de vie des citadins a sensiblement augmenté. Signe de cette apparente prospérité, on remarque un nombre croissant de voitures individuelles qui engorgent les grands axes. Pour fluidifier le trafic, le gouvernement a fait réaliser un boulevard périphérique dont le dernier tronçon est en cours d’achèvement. Ce qui n’empêche pas les chauffeurs de taxi de pester contre l’étroitesse des rues, rendues encore plus dangereuses par l’inconscience des piétons qui les traversent n’importe comment, ou par les enfants qui mendient ou vendent des mouchoirs en papier aux fenêtres des véhicules.
Addis filerait donc le parfait amour avec ses fonctionnaires internationaux ? Pas tout à fait. Les rouages de l’administration sont complexes, et il faut presque six mois aux étrangers pour obtenir une puce de téléphone cellulaire. Les agents de l’Union africaine ne peuvent posséder qu’une seule voiture, et il leur est impossible d’en changer avant trois ans. Les familles nombreuses se débrouillent avec les taxis, ou s’engagent dans des démarches compliquées via leur ambassade, dont les quotas automobiles sont plus importants. La procédure d’ouverture d’un simple compte en banque, indispensable pour toucher son salaire, est longue et fastidieuse, et il faut présenter un contrat de travail d’un an au minimum. Une fois l’obstacle franchi, le titulaire pourra y déposer de l’argent sous forme de chèque et, évidemment, recevoir des virements. Mais gare à lui s’il perçoit des per diem en argent liquide. Impossible d’en reverser une partie sur son compte, la loi éthiopienne l’oblige à tout dépenser. Une manière de redistribuer les richesses. Car à Addis, on trouve de tout, partout et à toute heure. Et jamais un commerçant ne rechignera à accepter un billet étranger, même si la loi l’oblige à n’accepter que la monnaie locale, le birr. Le Mercato, le plus grand marché découvert de toute l’Afrique, comme le proclame fièrement une grande pancarte située à l’entrée de sa rue principale, connaît un accroissement constant du volume des transactions estimé à 3 % par an, confirmant ainsi la tendance à l’expansion du commerce éthiopien. Cela dit, le système économique demeure très protectionniste. « Les investisseurs étrangers ne sont pas toujours les bienvenus dans certains secteurs. Les moyens de production doivent rester aux mains des Éthiopiens, les étrangers n’ont pas le droit de travailler ni de créer une entreprise. C’est un héritage de notre passé marxiste », justifie maladroitement un officiel, sous couvert d’anonymat.
Mais le pays, de plus en plus séduit par les visiteurs et leurs devises, s’ouvre au tourisme. Union africaine oblige, les deux tiers du trafic de la compagnie aérienne Ethiopian Airlines se font à destination de vingt-quatre villes du continent. Elle dessert également Paris, Rome, Francfort, Amsterdam, Londres, Copenhague, Washington et New York, les pays du Golfe et du Proche-Orient, et va jusqu’à Pékin, Hong Kong, New Delhi et Bangkok. L’afflux de ces étrangers encourage le gouvernement à ouvrir davantage le pays et à montrer ses richesses, jusqu’alors jalousement cachées.

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