Vie et uvre d’un universaliste

La célébration du 600e anniversaire de la disparition du grand penseur arabe permet de revisiter son uvre, qui se révèle d’une étonnante modernité.

Publié le 6 juin 2006 Lecture : 4 minutes.

Abderrahman Ibn Khaldoun fut le plus génial des historiens arabes. En célébrant cette année le 600e anniversaire de sa disparition (1332-1406), la Tunisie et la communauté internationale rendent hommage à un homme qui, au XIVe siècle déjà, a apporté une contribution majeure à la pensée universelle. Les trois pays du Maghreb central, l’Espagne, comme l’Égypte où il a passé les vingt dernières années de sa vie, le revendiquent. Ce géant de la culture appartient en fait à l’ensemble de l’humanité.
Né à Tunis le 27 mai 1332 dans une famille arabe d’origine andalouse – établie à Séville au IXe siècle, puis en Tunisie où son grand-père fut ministre des Finances -, le jeune Abderrahman effectue de brillantes études à la grande mosquée de la Zitouna, avant d’entrer au service du souverain hafside Ishaq Ibrahim en 1352. L’année suivante à Fès (Maroc), il est nommé secrétaire particulier du prince mérinide Abou Iman. Sa vie devient alors une extraordinaire aventure dans un contexte de complots et de guerres civiles. Il est emprisonné durant deux ans, de 1356 à 1358. Le nouveau souverain mérinide Abou Salim le réhabilite et le nomme grand cadi avant qu’il ne tombe à nouveau en disgrâce.
Il quitte donc l’Afrique pour l’Espagne où la cour de Grenade l’accueille avec les honneurs en le désignant ambassadeur auprès de Pierre de Castille dit « le Cruel ». D’une remarquable témérité, l’homme était également très sollicité au point que, lorsqu’une cour l’expulsait, la cour adverse l’accueillait.
Entre 1374 et 1378, Ibn Khaldoun se retire en Oranie, à Qalat Ibn Salama, et rédige sa fameuse Muquaddima (« Prolégomènes »), une introduction à une Histoire universelle Kitab Ellbar (« le livre des exemples »). C’est alors qu’il regagne la Tunisie, son pays natal, où il séjourne pendant quatre ans – pour écrire notamment son Histoire des Berbères. Sans lui, cette histoire, fort compliquée, serait demeurée indéchiffrable. Dispensant ses cours à la Zitouna, il suscite l’enthousiasme des étudiants, mais aussi l’hostilité des conservateurs. En 1384, le grand savant rejoint Le Caire, où, là encore, il gagne la reconnaissance en devenant le grand cadi du rite malékite en vigueur au Maghreb et en Espagne. Mais il y connaîtra aussi la prison. Homme politique, diplomate mais aussi penseur, Ibn Khaldoun est partagé entre la science et l’action. En 1400, il rencontre le Mongol Tamerlan, qui va bientôt entrer à Damas et ouvrir l’ère de la puissance ottomane. Constatant que l’Orient arabe vacille et que l’Espagne musulmane ne parvient pas à établir la paix durable à laquelle elle aspire tant, il en ressent une immense amertume. Il s’éteint le 17 mars 1406 au Caire, où il repose encore.
L’uvre d’Ibn Khaldoun occupe une place majeure dans la culture universelle. L’homme a vécu et observé, au XIVe siècle, les rivalités dynastiques qui déchiraient le Maghreb et la Reconquista chrétienne qui combattait l’Andalousie musulmane.
Dans ses « Prolégomènes », son uvre maîtresse destinée en réalité à introduire son Kitab Ellbar, il propose une nouvelle méthode qui considère que l’objet de l’Histoire devient une étude de la société humaine. Il introduit dans les éléments historiques la géographie physique et humaine, la climatologie, les échanges de toutes sortes, les modes de production, l’organisation du travail. En plein Moyen Âge et bien avant Bossuet, Montesquieu et Karl Marx, l’auteur suggère une saisie globale des événements du monde pour fonder une histoire qui ferait déboucher conjonctures, spéculations et légendes vers l’action. Il suggère le Umran (« la civilisation ») où l’Histoire a une double tâche. D’une part, elle s’occupe du passé des peuples. D’autre part, elle étudie le Umran actuel dans ses rapports avec le phénomène national. La dimension de sociabilité entre triomphalement dans le concept historique. Brusquement, l’Histoire se voit promue au rang de science. Ainsi naquit la sociologie.
En ce début du XXIe siècle où la communauté internationale célèbre le 600e anniversaire de la disparition de ce grand citoyen du monde, il faut relever la vivante actualité des concepts que cet homme politique et théoricien avait élaborés. Nous en retiendrons quatre : tout d’abord, cet homme était un précurseur qui, ne confondant pas la religion et l’État, aurait pu vivre dans les temps modernes. Il faisait une distinction entre la religion et la Milla, l’esprit communautaire des croyants. Comme Spinoza (trois siècles plus tard !), il estimait que Dieu est une hypothèse fondamentale de travail, mais qu’il y a une différence entre l’existence et la grâce – qui conduisent les hommes à la vérité – et l’autorité, qui conduit à la politique. Ibn Khaldoun soutenait aussi avec force que l’homme possède une aspiration naturelle à la connaissance. Descartes le rejoindra au XVIIe siècle. La précocité avec laquelle cet homme annonçait la société du savoir est étonnante. Plus surprenant encore, pour lui, l’état du monde et des nations ne suit pas une direction linéaire. Il s’agit d’une suite de changements qui se succèdent. Peut-on imaginer, demande-t-il, qu’après le Prophète Mohammed, l’évolution s’arrête ? Il ne le pense pas et l’Islam admet, selon un dire du Prophète, qu’il y aura toujours à périodicité régulière, des réformateurs éclairés. Enfin, précocité inouïe à l’époque, Ibn Khaldoun affirmait que seule la solidarité aide l’homme à assurer sa survie et que, si la sagesse divine préserve son existence et perpétue son espèce, la vie en société est évidemment indispensable à l’humanité.

* Ambassadeur, ancien Représentant permanent de la Tunisie auprès des Nations unies. Noureddine Mejdoub est aussi peintre et sculpteur.

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