Tour du monde de l’arbitraire
Guantánamo, Darfour, Chine, Russie, Moyen-Orient, Afrique L’état des lieux annuel dressé par Amnesty International n’épargne personne, pas même les démocraties. Et fait froid dans le dos.
« Certains gouvernements, parmi les plus puissants de la planète, ont dû se rendre à l’évidence que [] le mépris pour les droits humains et l’État de droit, loin de faire gagner la guerre contre le terrorisme, provoque uniquement le ressentiment et l’isolement des groupes qui en pâtissent, fait le jeu des extrémistes et affaiblit notre sécurité collective. » Dès l’avant-propos du rapport 2006 d’Amnesty International, Irene Khan, secrétaire générale de l’organisation, donne le ton.
État des lieux planétaire des violations des droits humains, le document dénonce en priorité les dérives nées de la « guerre contre le terrorisme ». Dans sa ligne de mire : la politique menée par le président George W. Bush, en riposte aux attentats du 11 septembre 2001. Les États-Unis, qui se posent comme le chef de file du monde démocratique, sont épinglés pour des atteintes diverses aux droits de l’homme. En cause : leurs pratiques dites de restitution, qui consistent à transférer des prisonniers « vers des pays connus pour pratiquer la torture, comme l’Arabie saoudite, l’Égypte, la Jordanie, le Maroc ou la Syrie », contournant ainsi la législation américaine, qui interdit d’exercer toute forme de traitement cruel, inhumain et dégradant sur un détenu pour lui extorquer des aveux. Amnesty ajoute que les États-Unis eux-mêmes n’ont pas « renoncé catégoriquement à l’utilisation de certaines formes de torture ou de mauvais traitements ». Allusion aux « méthodes » humiliantes expérimentées par les Américains à la tristement célèbre prison irakienne d’Abou Ghraib. Mais aussi au rapport accablant (ébruité au début de 2005) du Pentagone qui répertoriait une cinquantaine de « formes de pression » applicables aux terroristes présumés pour les inciter à « parler ». « Un grand nombre de techniques d’interrogatoire approuvées par les autorités américaines dans le cadre de la guerre contre le terrorisme, écrit Amnesty, s’inscrivent en violation des normes internationales interdisant la torture et les mauvais traitements. [] Il y a notamment l’utilisation de chiens pour susciter la terreur, les positions éprouvantes, l’exposition à des températures extrêmes, la privation de sommeil et le maintien à l’isolement. »
Autre grief : le comportement de la CIA. Entre 2001 et 2005, des vols secrets commandités par la centrale de renseignements ont traversé sans autorisation l’espace aérien européen. En outre, la CIA a orchestré l’enlèvement hors des États-Unis de citoyens de pays tiers soupçonnés d’être impliqués dans des activités terroristes ou présentant quelque intérêt pour les enquêteurs américains. Il lui est également reproché l’ouverture dans plusieurs pays de prisons secrètes sur lesquelles, assure Amnesty International, l’opinion outre-Atlantique réclame des comptes avec de plus en plus d’insistance. Symbole des dérives liberticides de l’Amérique post-11 Septembre : la prison de Guantánamo. Le rapport indique que 759 personnes y sont détenues depuis 2002 sans qu’aucune d’elles n’ait été « reconnue coupable d’une infraction prévue par le code pénal ». Ces « combattants ennemis » relèvent d’instances spéciales mises sur pied en 2004 « qui peuvent retenir comme preuve des éléments tenus secrets et des déclarations arrachées sous la torture ».
Alliée inconditionnelle des États-Unis dans sa « croisade contre le Mal », la Grande-Bretagne de Tony Blair n’est pas épargnée. Les deux pays sont accusés d’avoir « paralysé les institutions internationales, dépensé en pure perte des fonds publics, sacrifié les principes au nom de la guerre contre le terrorisme et fermé les yeux sur des violations massives des droits humains. [] Le monde paie aujourd’hui le tribut de ce comportement, qui a entraîné la remise en cause de principes fondamentaux. »
Après les attentats qui ont fait 52 morts à Londres en juillet 2005, le gouvernement de Tony Blair a élaboré un projet de loi antiterroriste liberticide, version britannique du Patriot Act américain. Le texte, qui remettait en cause l’interdiction de la torture et instituait un délai de garde à vue de quatre-vingt-dix jours pour toute personne suspectée d’acte ou d’intention terroriste, a heureusement été rejeté par le Parlement. La nouvelle loi antiterroriste adoptée à la fin de 2005 n’en prévoit pas moins de pouvoir garder un suspect à vue pendant vingt-huit jours, mais aussi de lui imposer sans jugement, sur la base de présomptions ou de documents secrets, des « ordonnances de contrôle ». Lesquelles limitent ses déplacements, ses fréquentations et même son accès à Internet.
Le sol britannique a par ailleurs été clandestinement utilisé par la CIA pour des transferts de prisonniers qui « ont entraîné de graves violations des droits de la personne, et l’on s’inquiétait vivement de leurs répercussions sur les musulmans et les autres minorités ». Londres est également épinglé pour avoir, avec Washington, placé en détention préventive au moins 10 000 personnes en Irak.
C’est dans ce dernier pays que les plus graves violations du droit international humanitaire ont été notées au courant de l’année 2005. Amnesty relève un anachronisme, un retour à un passé que l’organisation de défense des droits de l’homme croyait révolu depuis les conventions de Genève de 1949 régissant le droit de la guerre. « En Irak, les forces de la coalition (dirigée par les États-Unis et le Royaume-Uni) et les troupes gouvernementales irakiennes ont commis des violations massives des droits humains, notamment des actes de torture et des homicides. »
L’obsession sécuritaire et la traque des membres du réseau al-Qaïda ont d’autres effets désastreux sur les droits humains. La lutte antiterroriste a accentué le désintérêt des pays riches pour les « guerres oubliées », avec leurs cortèges de violations des droits de l’homme. Relégué au second plan, le conflit du Darfour, dans l’ouest du Soudan, a fait près de 300 000 morts et des millions de réfugiés depuis 2003, et occasionné des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. « L’action des Nations unies et de l’Union africaine n’a pas été, loin s’en faut, à la hauteur des besoins », déplore le rapport.
Autres théâtres de violations massives des droits de l’homme délaissés au profit de la lutte antiterroriste et de l’Irak : Israël et la Palestine. En 2005, 190 Palestiniens, dont 50 enfants, ont été tués par l’armée israélienne, et 50 Israéliens, dont 6 enfants, ont péri, victimes des groupes armés palestiniens. Mais Amnesty épingle surtout l’État hébreu : « Les Palestiniens ont été tués illégalement, par des tirs délibérés [] dans le cadre d’un usage excessif de la force. » Et fustige « les blocages militaires et les restrictions imposés par Israël dans les Territoires occupés », responsables du « chômage élevé et [de] la pauvreté ». Devant la paralysie du processus de paix, le blocage de la « feuille de route » et la passivité du Quartet chargé de veiller à sa mise en uvre, l’organisation de défense des droits de l’homme rappelle que chaque jour qui passe rallonge le calvaire des habitants assiégés de Gaza et de la Cisjordanie.
La cuvée 2006 d’Amnesty rompt avec l’idée que les violations des droits humains sont l’apanage des pays d’Afrique, d’Amérique latine, d’Asie, bref de l’ex-Tiers Monde. Des pays occidentaux riches, reconnus comme des démocraties avancées, sont incriminés, parfois plus gravement que des dictatures africaines ou latino-américaines. La faute à un monde en mutation rapide, de plus en plus déstructuré, qui place les pays développés devant de nouvelles menaces comme le terrorisme et de nouveaux défis telles l’immigration massive, la gestion des minorités, la criminalité transfrontalière, les violences urbaines
Un pays comme la France, « patrie des droits de l’homme », par le passé très peu citée dans des rapports de ce type, est cette fois-ci montrée du doigt. Motif ? Les brutalités policières à répétition restées impunies. « Les mauvais traitements et les homicides racistes imputables à la police depuis dix ans ne sont pas des cas isolés. [] Les auteurs présumés de tels actes ne sont pas toujours amenés à rendre compte devant la justice. » Amnesty s’appuie sur une étude publiée en avril 2005, laquelle établit que 18 cas de violence policière, sur 30 analysés, ne sont pas allés jusqu’au procès ou n’ont pas été sanctionnés. Le rapport cite également l’état d’urgence décrété en novembre 2005 – lors des émeutes dans les banlieues – qui « a créé un terrain favorable pour des risques de violences policières ». Devant de telles mises en cause, Jean-Claude Delage, secrétaire général d’Alliance, le premier syndicat des gardiens de la paix français, a énergiquement réagi : « Cela vise à déstabiliser l’État de droit et la police républicaine. [] Il s’agit d’idées reçues qui font fi des policiers tués ou blessés. » La France est également critiquée pour avoir restreint la portée du droit d’asile en 2005. Tout comme l’est la Belgique pour « détention d’étrangers, y compris des mineurs, pendant des périodes prolongées, dans des conditions qui s’apparentent souvent à un traitement cruel ».
Si les violations des droits humains ont tendance à baisser dans nombre de pays, elles continuent hélas de concerner tous les continents. Même s’il y a des différences de degré – et non de nature – dans les agissements incriminés.
L’Asie ne fait pas exception à la règle, loin s’en faut. En Chine, le respect des libertés fondamentales est inversement proportionnel au rythme de la croissance économique. La palme de l’horreur revient au Myanmar, où les militaires « affichent un profond mépris pour la population ». Les atteintes aux droits y sont multiples : oppression des minorités, recours aux travaux forcés, arrestation d’opposants (dont le Prix Nobel de la paix, Aung San Suu Kyi) Au Népal, aux dérives absolutistes du roi Gyanendra répond une rébellion maoïste qui assassine et torture. La Russie de Vladimir Poutine cumule les maux : mauvaises conditions de détention dans les prisons, menaces contre les médias, absence d’indépendance de la justice, intolérance, prolifération de crimes racistes (28 meurtres et 365 agressions racistes recensés en 2005) Dans le silence assourdissant de la communauté internationale, notamment de l’ONU et des membres du Conseil de sécurité, Moscou est en train de perpétrer de graves crimes de guerre en Tchétchénie : homicides, enlèvements, torture, détentions arbitraires Héritières d’une tradition étatique autoritaire, les ex-Républiques soviétiques ont toutes été condamnées par Amnesty. Alors que l’Ukraine et la Géorgie font de légers progrès pour respecter les principes démocratiques, les régimes totalitaires de la Biélorussie et du président Karimov en Ouzbékistan essuient de multiples reproches.
Autrefois décrite comme un continent liberticide, l’Afrique progresse dans l’estime des activistes des droits de l’homme. Amnesty International se réjouit de la réussite des processus démocratiques dans certains pays (Bénin, Mali, Ghana, Cap-Vert, Afrique du Sud) et des accords de paix signés dans les zones en crise. Mais l’organisation déplore de « graves atteintes aux droits humains – y compris des meurtres, viols et d’autres formes de sévices sexuels » perpétrés dans des pays déchirés par des conflits : Burundi, RD Congo, Soudan, Côte d’Ivoire, Tchad Et s’insurge contre le drame des réfugiés et des personnes déplacées exposés à « de graves atteintes à leurs droits fondamentaux ». Les conséquences des conflits sont on ne peut plus préoccupantes. « Les gouvernements et les groupes d’opposition armés ont continué à transgresser les droits humains et le droit international humanitaire au Soudan (particulièrement au Darfour), dans le nord de l’Ouganda, au Tchad, en Côte d’Ivoire et en RDC. »
Le cas de l’Ouganda est symptomatique. Les pourparlers de paix n’ont pas empêché une rébellion obscurantiste, l’Armée de libération du Seigneur, de poursuivre les hostilités, provoquant le déplacement de 3 millions de personnes.
Si elle est plus apaisée depuis le retour au calme en Algérie, l’Afrique du Nord reste confrontée à l’impunité, au maintien en détention de prisonniers politiques et aux atteintes à la liberté d’expression. En Libye, exemple typique (il n’y a dans ce pays ni parti d’opposition, ni élection pluraliste, ni média libre), Amnesty cite le cas de l’opposant Fathi el-Jahmi, « arrêté pour avoir, lors d’entretiens dans des médias internationaux, critiqué le chef de l’État et appelé à des réformes politiques ».
Malgré quelques avancées, le continent est toujours le théâtre de nombreuses dérives : « Des défenseurs des droits humains, des journalistes et des opposants politiques ont été la cible de manuvres de harcèlement, d’agressions et de placements illégaux en détention pour avoir critiqué leurs gouvernements. » En outre, « des millions d’hommes, de femmes et d’enfants vivent dans le dénuement et sont privés d’eau saine, d’un logement décent, de nourriture, d’éducation ou de soins de santé de base. La situation est aggravée par une corruption endémique et par l’incurie manifeste des pouvoirs publics, peu soucieux de garantir à leurs citoyens la jouissance des droits économiques et sociaux les plus élémentaires. » En dépit de l’entrée en vigueur du Protocole relatif aux femmes (ajouté à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples), les Africaines continuent de subir mutilations génitales, violences conjugales, viols, traites, sévices sexuels
Le rapport déplore la passivité de l’Union africaine (UA), de son Parlement et de son Conseil de paix et de sécurité. Est dénoncé, par exemple, leur « manque de fermeté » à l’égard du Zimbabwe, où les autorités « ont entravé l’action humanitaire des ONG et des agences des Nations unies, y compris quand elles tentaient de trouver des abris aux personnes privées de logement », expulsées par le régime de Robert Mugabe dans le cadre de l’opération « Murambatsvina » (« se débarrasser des ordures », en langue shona). Au terme de son tour du monde de l’arbitraire, Amnesty International constate que la situation n’est pas reluisante mais qu’il y a quelques « raisons d’espérer ». La peine de mort a été abolie dans 124 pays. En 2005, la Cour pénale internationale (CPI) a commencé à fonctionner, en dépit de l’hostilité des États-Unis, et a même lancé des mandats d’arrêt contre les chefs rebelles ougandais. Des milliers de personnes vivent à nouveau en paix en Angola, au Liberia, en Sierra Leone…
Pour consolider les acquis et élargir le champ des libertés, Amnesty formule une série de requêtes pour 2006. Elle demande à l’ONU et à l’UA de résoudre le conflit au Darfour, invite les Nations unies à parrainer un traité sur le commerce des armes, enjoint au tout nouveau Conseil des droits de l’homme de l’ONU (créé sur les cendres de la Commission du même nom) de remplir pleinement sa mission de contrôle et de sanction des transgressions. Elle appelle aussi les États-Unis à fermer Guantánamo, à rendre publics les noms des personnes détenues dans le cadre de la « lutte contre le terrorisme », et à indiquer les endroits où elles sont emprisonnées. Partout dans le monde, la lutte contre l’arbitraire reste un défi de tous les instants.
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