L’équation touarègue

Les plaies pansées en 1992 sont rouvertes. La rébellion, aujourd’hui retranchée dans le maquis, réclame un médiateur neutre. L’Algérie, la Libye ou un autre pays ?

Publié le 6 juin 2006 Lecture : 6 minutes.

L’heure est grave. Mais dans l’entourage présidentiel, on se réjouit de l’habileté dont Amadou Toumani Touré (ATT) fait preuve depuis le déclenchement, le 23 mai, de la troisième insurrection touarègue. La méthode du chef de l’État malien contraste, en effet, avec celles de ses prédécesseurs. ATT a su éviter les dérapages qui, en 1963 et 1991, avaient suivi le soulèvement de la minorité arabo-berbère (10 % de la population). Quelques heures seulement après la prise d’assaut et le pillage des garnisons de Kidal et de Ménaka – deux villes au nord-est du pays – par les insurgés, le président a exhorté ses compatriotes à ne pas confondre « ceux qui ont attaqué avec les autres Touaregs qui vivent avec nous et qui sont les plus gênés ».
La recommandation a été entendue et relayée par les commandants des unités de l’armée envoyées en renfort pour rassurer la population des deux cités. À commencer par Kidal, capitale des Iforas, où les habitants sont notoirement sensibles aux sirènes de la rébellion. ATT ne veut rien faire qui puisse ajouter à la confusion. Aussi a-t-il décidé de maintenir à son poste le gouverneur touareg de la région, Al Amdou Ag Ilyiène, et d’appeler un autre « homme bleu », le colonel El Hadj Gamou, commandant de la première région militaire, pour diriger les troupes déployées dans la zone. Résultat : dès le 27 mai, des dizaines de civils qui avaient fui la ville de crainte d’éventuelles représailles de l’armée revenaient chez eux. Et une trentaine de soldats déserteurs regagnaient leurs casernes « avec armes et munitions », a précisé le colonel Abdoulaye Coulibaly, le porte-parole de l’armée.
À Bamako, cependant, personne ne s’emballe. On se rend plutôt à l’évidence : depuis ce « mardi noir », le Mali est revenu quatorze ans en arrière. La paix scellée à Tamanrasset, en 1992, entre le gouvernement et les ex-rebelles des années 1990 a vécu. Au palais de Koulouba, on en avait, un moment, douté. Mais on a fini par s’en convaincre. Surtout lorsqu’on a appris qu’Iyad Ag Ghaly, reçu le 18 mai par le chef de l’État, avait rejoint le maquis. Leader historique du Mouvement populaire de l’Azawad (MPA), principale composante de l’ex-rébellion touarègue, Ag Ghaly (44 ans) a été le premier à déclencher la révolte contre le pouvoir central mais aussi le premier à déposer les armes en 1992. Depuis, il s’était converti dans les affaires avant de devenir le principal intermédiaire entre ses anciens compagnons d’armes et les autorités.
Au cours de sa dernière audience avec ATT, Ag Ghaly s’est plaint des conditions d’intégration des ex-rebelles au sein de l’armée régulière. Il a aussi évoqué « le manque d’investissements publics » dans sa région et la revendication d’un statut particulier pour celle-ci. La réponse présidentielle ne l’a pas convaincu, mais il est parti pour Kidal afin d’en rendre compte à ses anciens compagnons. Furieux, ils décident d’attaquer la ville. Il n’a pu les en empêcher. « Le jour des événements, raconte le gouverneur de Kidal, j’ai vu Iyad sur le théâtre des opérations. Il m’a juré, et je le crois, qu’il n’avait jamais souhaité que les choses en arrivent là. » Mais il a fini par rejoindre la ligne dure prônée depuis quelque temps par deux autres anciens dirigeants du MPA : Ibrahim Ag Bahanga et Hassan Fagaga.
Les deux avaient intégré l’armée régulière au lendemain des accords de paix de 1992. Le premier a déserté en 2000 pour dénoncer « la non-application » des engagements pris par le pouvoir. Le second, à la tête de dizaines d’hommes armés, a pris, en février 2006, le chemin du maquis. Un mois plus tard, il a accepté d’entamer des négociations avec le pouvoir, après la médiation de notables touaregs. Le lieutenant-colonel déserteur s’est engagé à ne pas recourir aux armes. En échange, les autorités de Bamako lui ont permis de « descendre » régulièrement à Kidal percevoir son salaire.
Un « laxisme » que de nombreux partenaires du Mali reprochent à ATT. Fagaga a même été reçu, début avril à Tombouctou, par un hôte de marque : le colonel Mouammar Kadhafi. Le leader libyen qui venait d’ouvrir, un mois plus tôt, un consulat à Kidal, promet de débloquer 50 millions de dollars pour le développement du « pays touareg ». Une véritable bouffée d’oxygène. Ajouté au Programme d’investissement et de développement de la région du nord lancé par Bamako – 17 milliards de F CFA (26 millions d’euros) -, l’investissement permet d’espérer des lendemains meilleurs dans la région.
Il est difficile de savoir ce que se sont dit les deux hommes. Moussa el-Kouni, le consul libyen, laisse clairement entendre que Fagaga a promis au « Guide » de ne pas tirer le premier. Pourtant, « le coup » du 23 mai n’a pas l’apparence d’une opération improvisée. Le rebelle a eu le temps d’informer ses complices à l’intérieur des deux casernes de Kidal. Ils lui ont facilité l’accès aux dépôts d’armes. Il a même tout coordonné avec le commandant Moussa Bah, qui dirigeait la caserne de Ménaka. Après avoir pillé la garnison qu’il commandait, ce dernier a fait jonction avec Fagaga sur les hauteurs de Taghrar. Ces montagnes à la frontière malio-nigérienne abritent désormais le QG de la nouvelle rébellion. Butin de la razzia ? Outre l’arsenal des trois camps militaires, les chefs rebelles auraient emporté plusieurs tonnes de denrées alimentaires, pillées notamment dans les magasins du Programme alimentaire mondial (PAM) à Kidal. Plus tard, une vingtaine de déserteurs, partis de Tessalit, sont venus grossir leurs rangs.
La Libye était-elle au courant ? En tout cas, à la veille de l’insurrection, les Libyens avaient fermé leur représentation consulaire. Mais leur attitude n’est pas la seule suspecte. Celle des États-Unis fait également l’objet de nombre de conjectures. Présents dans la région dans le cadre du programme sécuritaire Pan-Sahel, les Américains n’ont, contre toute attente, rien vu venir. « Comment a-t-il pu en être ainsi ? » s’interroge une partie de la presse à Bamako. Les dirigeants maliens, eux, ne veulent engager aucune polémique. Leur priorité : « éviter le pourrissement de la situation ». Dès le 28 mai, Mohamed Ag Erlaf, ex-ministre de la Jeunesse et des Sports, aurait pris langue avec les rebelles. Le notable touareg aurait proposé aux maquisards un retour au bercail en échange d’une application graduelle des accords de 1992. Avec, cette fois, la garantie de l’Union africaine pour le respect des engagements pris.
Joint sur son téléphone satellitaire, Fagaga remet les pendules à l’heure. Selon lui, « le temps des médiateurs touaregs, tout comme celui des négociations bilatérales avec Bamako, est révolu ». « Nous exigeons l’implication d’un médiateur étranger ». La Libye ? « Pas nécessairement, précise-t-il. Nous acceptons n’importe quelle autre partie que le gouvernement aura choisie. » En réalité, le choix serait entre Tripoli et Alger. La Jamahiriya avait un moment envisagé d’envoyer une mission d’information au Mali. Mais l’idée a été écartée au lendemain de l’annonce de la participation d’ATT au sommet de la communauté des États sahélo-sahariens (Censad) à Syrte les 1er et 2 juin.
Les Algériens sont certes plus familiers du dossier. Ce sont eux qui avaient supervisé la signature des accords de paix de 1992 et facilité, en 2000, l’entente entre Bamako et Ag Bahanga. Ils sont même plus motivés. Ces derniers jours, plus de 2 000 réfugiés kidalois sont arrivés à Tamanrasset et à Bodj Mokhtar, dans le Sud algérien.
Reste qu’Alger n’apprécie que modérément la « mollesse » de l’armée de Bamako à l’égard du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) qui, sans cesse, parcourent le Nord malien. Cette petite brouille fait-elle pencher la balance en faveur du médiateur libyen qui, de toute évidence, jouit de l’entière confiance des maquisards ?

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