Bons films et grosse déprime

L’ensemble des films primés présentent une vision du monde pessimiste, violente, voire terrifiante. Cette année, les écrans sont bien noirs…

Publié le 6 juin 2006 Lecture : 11 minutes.

« Si nous avons la vérité sur le passé, nous aurons la vérité sur le présent. » En prononçant cette phrase pour dire pourquoi, en ces temps de guerre en Irak, il avait tenu à tourner Le vent se lève, consacré à la lutte armée des Irlandais contre les occupants anglais dans les années 1920, qui vient d’obtenir la Palme d’or au Festival de Cannes, le grand cinéaste britannique Ken Loach célébrait sans doute les vertus de la levée d’un refoulement historique qu’il appelle de ses vux. Il évoquait en fait aussi ce qui a caractérisé une bonne partie des uvres présentées en 2006 sur la Croisette. Car les nombreux longs-métrages consacrés au passé, à commencer par Indigènes (cf. ci-après), l’un des événements du Festival justement couronné par un Prix d’interprétation collectif pour tous ses acteurs, faisaient fortement écho au présent – celui du malaise identitaire chez les enfants d’émigrés africains privés d’histoire dans les banlieues françaises dans le cas du film de Rachid Bouchareb. Et ceux, tout aussi nombreux, dont l’histoire était supposée se passer aujourd’hui, comme par exemple le très âpre et très violent Flandres de Bruno Dumont, qui a obtenu le Grand Prix du jury (la deuxième récompense), renvoyaient bien souvent à ce que des historiens ont appelé un « passé qui ne passe pas » – la Guerre d’Algérie en l’occurrence dans le film de Dumont, où l’on voit de jeunes paysans français envoyés faire la guerre et commettre des atrocités dont ils paieront le prix.
Ce lien passé-présent donnait une certaine densité à bien des films, mais reflétait aussi à quel point, aujourd’hui, à en juger par ce qu’on voit à l’écran dans le plus grand festival de cinéma d’auteur de la planète, on regarde plus derrière que devant, privé pour l’instant de perspectives.
Le palmarès a bien reflété, pour l’essentiel, la tonalité des films en compétition ou sélectionnés dans d’autres « sections » du Festival. En effet, le cru 2006, qui ne restera sans doute pas dans les annales, était sombre, pessimiste, très politique et peu tourné vers l’avenir, que ce soit de façon implicite ou explicite, réaliste ou utopique. Et si les films présentés étaient souvent de qualité, ils ne pouvaient guère prétendre renouveler le septième art. D’autant qu’il s’agissait rarement de la meilleure uvre de l’auteur quand celui-ci était connu.
Ce fut si vrai que tous les critiques se sont retrouvés d’accord – cas des plus rares – pour commenter la Palme remportée par Ken Loach comme récompensant probablement l’ensemble de son uvre plutôt que son dernier film, aussi convaincant et porteur d’émotions soit-il. En racontant comment deux frères issus de la campagne profonde en Irlande font des choix différents pour combattre la cruelle occupation de leur pays, le cinéaste septuagénaire a réalisé son énième film militant dénonçant les méfaits de l’impérialisme britannique – l’une des veines de son cinéma, l’autre, plus réussie en général nous semble-t-il, étant consacrée à décrire la vie digne mais difficile des classes laborieuses dans la Grande-Bretagne des temps modernes. Donc pas de quoi, normalement, le faire émerger du lot.
Il en était de même pour la plupart des autres favoris pour la Palme à la veille du palmarès. Pedro Almodóvar, comme en 1999 avec Tout sur ma mère, avait la faveur des pronostics pour Volver, une histoire peu avare de rebondissements dont les héroïnes pleines de fantaisie sont des femmes de caractère de la Mancha qui ont affaire aux affres de la vie et de la mort et l’apparition d’un curieux fantôme qui se révélera être de chair et d’os. Il est reparti une fois de plus sans la récompense suprême. Mais avec deux prix de consolation – celui du scénario et celui de l’interprétation féminine, décerné collectivement à l’ensemble de ses actrices emmenées par une formidable Penélope Cruz. Rien qu’à voir la moue dont il gratifiait la caméra pendant que ses muses allaient triompher sur la scène de la grande salle Lumière du Palais des festivals, on comprenait son immense déception. Lui aussi, pourtant, n’aurait pu être récompensé que pour son parcours remarquable depuis son avènement au sommet du cinéma espagnol post-franquiste à l’époque de la Movida tant certains de ses films précédents étaient plus marquants que celui-là, où l’on ne retrouve guère le style piquant et acide – certains diraient pervers – qui a fait sa gloire. La même remarque valait pour Nanni Moretti, dont le Caïman (surnom de Berlusconi) ne fait pas oublier La Chambre du fils, mais le cinéaste italien avait déjà obtenu la récompense cannoise suprême.
Quant au Mexicain Alejandro González Iñárritu, autre prétendant à la Palme pour Babel, il ne s’agissait certes pas d’un cacique. Et son film, du moins son scénario, est relativement peu conventionnel : ce long-métrage, qui parle des difficultés de communication entre les êtres mais constitue aussi comme son titre l’indique une sorte d’hommage à la mondialisation, raconte en parallèle plusieurs événements qui se passent sur trois continents et en quatre langues avec des personnages très différents dont on n’apprendra qu’au fur et à mesure en quoi leurs destins sont liés. Ou comment un coup de fusil malencontreux, tiré sans mauvaise intention par un enfant marocain dans le sud de l’Atlas avec l’arme que vient d’acquérir son père, va avoir des conséquences majeures sur la vie d’un couple de Californiens, d’un entrepreneur japonais et d’une domestique mexicaine tout en risquant de déclencher, paranoïa de l’administration américaine aidant, une nouvelle étape de la lutte planétaire contre le terrorisme. Le film, fort réussi bien qu’inégal, est mené à un train d’enfer selon la tradition hollywoodienne actuelle. Là encore, il ne convainc cependant pas totalement, car il est certes réalisé avec virtuosité mais de façon fort classique – ce qui n’interdisait pas de le distinguer au palmarès mais ne justifiait peut-être pas un Prix de la mise en scène. Et il ressemble aux deux précédentes uvres de l’auteur, notamment Amours chiennes, celle qui l’avait révélé en lui permettant de remporter à Cannes en 2000 la Caméra d’or (sorte de palme du premier film) et qui était déjà construite de la même manière en mêlant différentes intrigues.
La seule audace du jury a consisté à donner un accessit, le Prix du jury, à un premier film – le seul d’ailleurs à concourir pour la Palme, même si beaucoup d’auteurs relativement jeunes participaient également à la compétition. On peut se féliciter que celui-ci soit allé à une réalisatrice, mais on peut aussi être étonné de ce choix. Dans Red Road, Andrea Arnold raconte l’histoire d’une jeune employée modèle d’une société de vidéosurveillance qui repère un jour sur son écran un homme qui vient de sortir de prison, celui-là même qui a ruiné sa vie en tuant, alors qu’il était ivre, son mari et son enfant. Un film en deux parties, l’une consacrée à l’univers de cette société de surveillance dans laquelle on vit un peu plus chaque jour – surtout en Occident -, l’autre au désir de vengeance de l’héroïne. Une question de société très actuelle et un drame intime intense que l’auteur, bien que prometteur, n’a hélas pas réussi à mêler harmonieusement pour nous proposer un film plus cohérent.
On notera que les principaux oubliés de cette distribution des prix n’ont guère suscité de regrets. À l’exception peut-être du Turc Nuri Bilge Ceylan, qui confirme avec son drame sentimental Les Climats un talent esthétique et une sensibilité déjà reconnus en 2003 quand il avait obtenu deux prix à Cannes pour Uzak. Car si Marie-Antoinette est un beau film voué au succès public, ce portrait féministe d’une jeune reine aux prises avec les contraintes redoutables de la vie à la cour de Versailles est finalement frustrant. Le long-métrage, malgré une tentative réussie de confronter la musique de Rameau avec du rock, ne traite aucun aspect de son sujet jusqu’au bout, et il est beaucoup moins original en fin de compte que les deux uvres (Virgin Suicide et Lost in Translation) qui avaient permis à Miss Coppola Jr de se faire rapidement un prénom. Quant au singulier Finlandais Aki Kaurismäki, dont les Lumières du faubourg nous font partager un moment de la triste vie d’un raté solitaire qui est aussi un romantique, il ne surpasse pas avec ce film qui clôt sa « trilogie des perdants » le niveau atteint avec L’Homme sans passé en 2002 et surtout Au loin s’en vont les nuages en 1996.
Le très attendu et très brillant Guillermo del Toro, en mêlant guerre civile espagnole et conte fantastique pour enfant, n’a pas soulevé l’enthousiasme avec Le Labyrinthe de Pan. Il en a été de même pour la courageuse tentative de Lou Ye de repousser sans grand espoir de réussite les limites de la censure en Chine avec Summer Palace. Cette histoire d’une passion amoureuse entre deux étudiants qui comprend des scènes montrant les événements de 1989 sur la place Tienanmen, ainsi que des relations sexuelles explicites, est formellement trop peu aboutie pour que la seule force du sujet emporte totalement l’adhésion.
Les uvres les plus stimulantes ont été souvent projetées hors compétition, que ce soit dans le cadre de la sélection officielle ou dans celui du « off », autrement dit dans les sections parallèles comme la Quinzaine des réalisateurs et la Semaine de la critique. On a déjà parlé dans ces colonnes de deux films qui ont reçu un accueil enthousiaste sur la Croisette : Bled Number One du Franco-Algérien Rabah Ameur-Zaïmeche (J.A. n° 2367) et Bamako du Mauritanien Abderrahmane Sissako (J.A. n° 2368). On peut citer également des premiers films très prometteurs. À commencer – ce n’était pas courant cette année à Cannes – par une comédie, 12 h 08, À l’est de Bucarest du Roumain Corneliu Porumboiu. Ce film sans grands moyens, récompensé par une Caméra d’or méritée, met en scène de façon désopilante et astucieuse une émission de télévision locale au cours de laquelle un animateur, entouré de témoins interrogés en direct par des téléspectateurs, tente de déterminer s’il y eut vraiment, comme on l’a dit, une révolution populaire dans sa ville de province au moment du renversement du régime de Ceaucescu. Inutile de préciser qu’au fur et à mesure que se déroule cette « reconstitution » de la journée décisive, le scénario héroïque qu’avaient écrit les supposés révolutionnaires s’effondre puisqu’il apparaît que les insurgés ne sont passés à l’action qu’après 12 h 08, soit après l’heure annoncée par les médias de la fuite du couple Ceaucescu. Toujours dans un registre politique, El Violin, du Mexicain Francisco Vargas, a enchanté les festivaliers en racontant la double vie d’un vieux violoniste – Plutarco – qui s’est mis au service d’une guérilla paysanne et qui profite de la passion pour la musique d’un capitaine de l’armée régulière pour récupérer des armes à son insu. On peut citer encore Pingpong, première réalisation de fiction de l’Allemand Matthias Luthardt, qui raconte sobrement mais avec de très belles images une histoire de manipulation psychologique d’un adolescent fragile par sa tante qui tourne au drame après une aventure amoureuse entre eux dont chacun ne tire pas les mêmes conséquences.
Dans la catégorie de ce qu’on pourrait appeler le cinéma du réel, Cannes a proposé aussi des moments forts. Avec des documentaires, comme le remarquable Kigali. Des images contre un massacre, comprenant des séquences filmées en 1994 par Jean-Christophe Klotz et une réflexion actuelle sur l’impuissance de ces images (alors largement diffusées) à arrêter le génocide. Ou Serambi, superbe témoignage collectif de cinéastes indonésiens sur la vie de rescapés réalisé dans la région d’Aceh quelques semaines à peine après le tsunami de décembre 2004. Mais aussi avec des fictions fondées sur une reconstitution d’événements plus ou moins récents. Un genre aujourd’hui à la mode. Le film le plus attendu, dans ce registre, était Vol 93, de Paul Greeengrass, qui vient de sortir en Amérique du Nord avec un grand succès. Il s’agit de retracer l’histoire vraie du vol du quatrième avion détourné le 11 septembre 2001 et qui ne s’est pas écrasé sur le Capitole ou la Maison Blanche grâce à une révolte des passagers. Traité comme un film de suspense, en « obligeant » le spectateur à s’identifier aux occupants de l’avion, ce long-métrage est redoutablement efficace. Mais sous son aspect « reconstitution », il cache en fait un film loin d’être neutre idéologiquement. En choisissant de centrer l’action sur le courage de tous les Américains qui avaient emprunté ce vol – le seul passager qui refuse qu’on attaque les pirates de l’air est un Allemand ! -, on transforme le 11 Septembre en un jour de gloire pour les États-Unis. Certes, on ne cache pas ce qui a mal fonctionné ce jour-là (contrôle aérien, etc.), mais on évacue du scénario tout ce qui pourrait gêner ce parti pris d’héroïsation des victimes : l’aspect politique, les motivations des terroristes, la réaction de l’administration Bush, etc.
C’est aussi, et plus encore, pour avoir gommé tout le contexte historique et politique de l’histoire véridique qu’il raconte – l’enlèvement puis la soumission à la torture d’un homme supposé à tort militant d’extrême gauche par une police secrète aux ordres de la junte militaire au pouvoir en Argentine dans les années 1970 et 1980 – qu’Israel Adrian Caetano n’a pas réussi à faire de son film Buenos Aires 1977 autre chose qu’une dénonciation sans grande portée des violations des droits de l’homme dans son pays il y a vingt-cinq ans. Il fait apparaître qu’une simple reconstitution ne suffit pas à donner du sens à ce qu’on montre si le réalisateur ne s’est pas interrogé sur la façon de mettre véritablement en scène la situation exposée pour en proposer une interprétation intéressante. Cette façon de tenter de coller « objectivement » à l’histoire racontée – l’ambition aussi de Vol 93 – trahit à nouveau la relative incapacité à mettre en perspective le sujet traité qui a caractérisé Cannes 2006. Si le Festival propose à travers le travail des artistes de l’image un bon reflet de l’état présent de la planète, alors on a tout lieu d’être inquiet devant cet étalage d’un désarroi radical. On saura dès l’an prochain s’il s’agit à cet égard d’un phénomène passager ou d’une tendance lourde. Une tendance qu’a peut-être accentuée le choix des sélectionneurs cannois de délaisser quelque peu l’Asie et de privilégier cette année – le palmarès en témoigne – le cinéma occidental, en particulier celui des États-Unis, de la France et de l’Europe de l’Est, des régions qui ont du mal à définir ce que sera leur avenir.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires