Blair-Chirac Désaccordsau sommet

La rencontre du 9 juin s’annonce tendue. Méfiants, et en difficulté chez eux, les leaders des deux pays risqueront-ils une crise de plus, notamment sur le dossier iranien ?

Publié le 6 juin 2006 Lecture : 6 minutes.

Il est de notoriété publique que le président Jacques Chirac et le Premier ministre britannique Tony Blair ne sont pas en très bons termes. Ils n’ont pas d’atomes crochus et ne se font pas confiance. Derrière les plaisanteries de surface, l’entente ne devrait pas être cordiale à leur sommet annuel, qui est prévu à Paris le 9 juin.
Les Français n’ont jamais pardonné à Blair d’avoir fait cause commune avec le président George W. Bush sur l’Irak. À leurs yeux, cette catastrophique erreur de jugement a entraîné d’énormes pertes matérielles et humaines, et a fait reculer la cause de l’intégration européenne dans les domaines essentiels de la défense et de la politique étrangère. Aujourd’hui, Chirac veut connaître rapidement la position de Blair sur le dossier iranien. Si Bush attaquait l’Iran pour détruire ses installations nucléaires, Blair le suivrait-il ? Blair a-t-il pris cet engagement avec Bush lors de sa récente visite à Washington ?
Bien qu’il tienne à laisser ouverte la possibilité d’une option militaire, Blair déclare qu’il est favorable à une démarche diplomatique. De fait, on croit savoir qu’il a demandé à Bush de participer avec la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne aux négociations avec Téhéran. Cette proposition, cependant, ne fait pas l’unanimité au Foreign Office. Certains diplomates britanniques craignent que si les États-Unis se joignent aux entretiens, les Européens et les Russes ne soient marginalisés, et qu’il en résulte une violente confrontation États-Unis/Iran, qui aggraverait le risque de guerre. Dans ce cas, jusqu’où Blair est-il prêt à aller ?
Une indication inquiétante sur ce qu’il peut avoir dans la tête est le limogeage de Jack Straw, son fidèle ministre des Affaires étrangères, sous le prétexte qu’il aurait fait offense aux Américains en déclarant qu’une attaque contre l’Iran serait « pure folie » et « inimaginable ». Margaret Beckett, qui a succédé à Straw, est considérée comme un poids léger, incapable de s’opposer au Premier ministre sur un problème politique important. Il en est de même du nouveau ministre de la Défense, Desmond Browne, un avocat à l’expérience limitée dans les relations internationales.
Le récent remaniement ministériel britannique donne à penser que Blair veut une totale liberté de manuvre sur les questions de guerre et de paix – et c’est précisément ce qui inquiète non seulement Chirac, mais aussi l’Espagnol José Luis Zapatero et l’Italien Romano Prodi.
Deux particularités de Tony Blair causent du souci à l’Europe. La première est le ton « messianique » de ses déclarations sur les dangers du terrorisme international et de la prolifération nucléaire. Sa détermination à stopper le programme nucléaire de l’Iran semble avoir pris, chez lui, la dimension d’une « mission ». L’autre est la dépendance de la Grande-Bretagne à l’égard des États-Unis. Un exemple frappant de celle-ci est la participation de la Grande-Bretagne, en tant qu’associé minoritaire, au Joint Strike Fighter (JSF), le plus important programme mondial de défense. Le JSF, également appelé F-35, est un avion de chasse multirôle hypermoderne construit par l’américain Lockheed Martin. Dans sa version actuelle et à venir, il est censé répondre aux principaux besoins aériens de l’US Air Force, de l’US Navy et de la Royal Navy britannique des trente ou quarante prochaines années. L’Australie, le Canada, le Danemark, la Norvège, l’Italie, les Pays-Bas, Singapour et la Turquie participent avec la Grande-Bretagne au financement du projet. Budget prévu : 250 milliards de dollars (195 milliards d’euros).
Mais le projet accumule les problèmes de délais, de conception, de dépassements de budget. Le F-35 est crucial pour le Royaume-Uni parce que, contrairement à l’US Air Force, la Royal Navy a besoin d’une variante à décollage court et atterrissage vertical (STOVL) de l’appareil pour remplacer les Sea Harriers de ses porte-avions. Elle a commandé 150 unités à 104 millions de dollars pièce (81 millions d’euros). Londres a été particulièrement irrité par le refus des Américains de communiquer à la Grande-Bretagne les codes utilisés pour accéder à l’avionique du chasseur. En l’absence de ce transfert technologique, elle menace même de se retirer complètement du projet. La connaissance des codes est en effet indispensable pour modifier, moderniser et entretenir l’appareil dans les prochaines années. Lors d’un récent sommet à Washington, Bush et Blair se sont mis d’accord pour autoriser la Grande-Bretagne à disposer d’une « souveraineté opérationnelle » sur l’appareil, mais il reste à préciser ce que cela signifie en pratique avant que les partenaires ne signent dans le courant de l’année un protocole préliminaire sur le financement de la prochaine étape.
Le conflit sur le JSF a rejailli sur d’autres projets d’armement. Il bloque notamment les études sur trois porte-avions que la Grande-Bretagne et la France ont prévu de construire ensemble – deux pour le Royaume-Uni et un pour la France. Autre question en suspens : le projet de British Aerospace de vendre ses 20 % dans Airbus pour investir chez des fabricants américains de matériel militaire. Là encore, la Grande-Bretagne ne doit pas contrarier les États-Unis si elle veut que le projet aboutisse.
Les missiles Trident des sous-marins nucléaires britanniques dépendent eux aussi de la technologie américaine. Les États-Unis ont récemment accepté de les moderniser.
Autre secteur où la Grande-Bretagne est liée aux États-Unis : le partage de renseignements. Les deux pays sont associés dans le réseau Echelon, qui permet de capter secrètement les communications par radio et par satellite, les appels téléphoniques, les fax et les e-mails dans le monde entier. On estime qu’Echelon intercepte jusqu’à 3 milliards de communications chaque jour. Ce n’est pas un partenariat que la Grande-Bretagne a envie de fragiliser.
Donc, se demandent les Européens, comment réagirait Blair si Bush lui demandait de participer à une attaque contre l’Iran ? Pourrait-il dire non ? Cette question risque de rendre l’atmosphère du prochain sommet franco-britannique non seulement tendue, mais très sombre, parce que Chirac et Blair sont par ailleurs en mauvaise posture chez eux. Les Britanniques estiment que Chirac et son Premier ministre Dominique de Villepin ont été définitivement affaiblis par les défilés dans les rues et les scandales politiques, et que la France sera dans l’impossibilité de faire des propositions importantes tant que l’élection de 2007 n’aura pas installé un nouveau président à l’Élysée. Les Français, de leur côté, se demandent combien de temps encore Blair pourra s’accrocher au 10, Downing Street compte tenu de l’impopularité de sa politique irakienne. Ils s’interrogent sur le nom de son successeur dans deux ou trois ans : sera-ce le chancelier de l’Échiquier Gordon Brown ou le nouveau leader des conservateurs, David Cameron ?
Il se dit que Tony Blair reconnaît en privé que la guerre d’Irak a été une erreur. Les Britanniques ont perdu jusqu’ici 113 soldats, et le coût financier de leur intervention est estimé à près de 20 milliards de livres (29 milliards d’euros). Ces chiffres sont relativement modestes comparés au bilan américain de plus de 300 milliards de dollars (235 milliards d’euros), de quelque 2 500 soldats tués et de 25 000 blessés, pour la plupart grands invalides. Mais à l’échelle européenne, la contribution britannique est considérable. Pour limiter les dégâts, Blair souhaiterait ramener la présence britannique en Irak des 8 000 soldats à 3 000 dès la fin de l’année 2006, espérant qu’on cessera de le traiter de « caniche de l’Amérique ».
Blair a besoin d’un coup d’éclat pour faire oublier l’Irak. Il compte sur l’Afghanistan, où la Grande-Bretagne va prendre le commandement du contingent de l’Otan. Au début de juillet, elle y déploiera 5 000 soldats, ainsi que des hélicoptères de combat et du matériel lourd. La recrudescence de l’activité des talibans, cependant, est inquiétante, car elle indique que les troupes britanniques pourraient avoir de mauvaises surprises.
Que faire de l’Iran ? C’est la question la plus embarrassante qui se pose aux dirigeants occidentaux. Comme dans la période qui a précédé l’invasion de l’Irak, les Européens doivent s’en remettre à des décisions prises à Washington. Au sommet du 9 juin, Blair et Chirac chercheront à savoir ce que l’autre a dans la tête, mais ils ne pourront guère plus que constater qu’ils ne peuvent rien faire.

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