A quoi joue Tshisekedi ?

L’opposant, qui a incarné la résistance à Mobutu et le combat pour la démocratie, n’est jamais là où tout le monde l’attend. Après avoir signé l’accord de paix instaurant la transition, il a boudé l’attelage qui la dirige. Et décidé de boycotter les élect

Publié le 6 juin 2006 Lecture : 10 minutes.

« Nous allons aux élections pour voter qui ? » À Mbuji-Mayi, le fief d’Étienne Tshisekedi dans le Kasaï oriental, beaucoup de gens sont déboussolés. Désemparés même par la décision de leur chef de ne pas se porter candidat à la présidentielle du 30 juillet prochain. « Comment quelqu’un qui a tant souffert peut-il refuser de faire aboutir son combat ? » dit l’une de ses militantes les plus fidèles de Kinshasa. « Des fois, je ne comprends pas Étienne. Il joue et, au moment de marquer le but, il s’arrête ! » lâche une de ses vieilles connaissances, la mobutiste Catherine Nzuzi wa Mbombo, elle-même candidate.
« Quel gâchis ! » Le mot revient sans cesse. « Vingt-cinq ans de sacrifices pour rien », se désole un militant de Mbuji-Mayi qui avait déjà réuni tous les documents pour se présenter aux législatives. Le 2 avril au soir, à la clôture des candidatures, son dossier est resté à la maison. Pour ce vétéran de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS) et pour beaucoup d’autres, la frustration est immense. Et la même question est sur toutes les lèvres : « Pourquoi le vieux n’y va-t-il pas ? »
Tshisekedi n’est pas bavard. Très peu d’interviews. Deux ou trois déclarations par an. La carrure d’athlète et l’air bougon, l’homme aime se faire rare et mérite bien son surnom : le Sphinx de Limete – du nom du quartier de Kinshasa il habite. Pourtant, le 14 mars dernier, le vieil opposant s’est fait arracher quelques mots. Et en a peut-être dit plus qu’il ne le voulait. Ce jour-là, plusieurs centaines d’étudiants UDPS exaspérés par son silence viennent protester devant son portail : « On veut qu’il soit candidat. Ce n’est pas possible qu’il reste dormir sans rien faire. » Au bout de quelques heures, le Sphinx apparaît et lance : « Allez-vous accepter que le père de la démocratie congolaise aille aux urnes par la petite fenêtre ? » « Non », répond la foule. Les troupes se calment et rentrent chez elles. Belle pirouette qui dit bien l’obsession du vieux lion : ne pas passer par « la petite fenêtre ».
À la fin de l’an dernier, Tshisekedi pose trois conditions à son retour dans le processus électoral. Il réclame le monopole du sigle UDPS pour son parti, l’inscription sur les listes électorales de tous les Congolais qui ont suivi ses consignes de boycottage, et l’entrée du parti dans les instances dirigeantes de la Commission électorale indépendante (CEI) et de la Haute Autorité des médias (HAM). Le 2 avril, seule la première revendication est satisfaite. L’UDPS renonce alors à toute candidature à la présidentielle et aux législatives. La fenêtre n’est pas assez grande.
À première vue, le « líder máximo » s’est tiré lui-même une balle dans le pied. En décembre 2002, il signe l’accord de paix de Pretoria. Mais en 2003, il ne daigne pas se porter candidat à l’un des postes de vice-président. Il attend qu’on vienne le chercher, comme ce jour de 1992 où la Conférence nationale l’a désigné Premier ministre. Ses anciens compagnons de l’opposition – Joseph Olenghakoy en tête – le trahissent. Ils choisissent quelqu’un d’autre. Du coup, il part en guerre contre les acteurs de la transition – le président, les quatre vice-présidents – sur le thème : « 1 + 4 = 0 ».
C’est l’engrenage. Le 30 juin 2005, ses plus chauds partisans manifestent contre la prolongation de la transition. Puis ils boycottent les opérations d’inscription sur les listes électorales et le référendum constitutionnel du 18 décembre dernier. Pendant trois ans, Tshisekedi a dit non à tout. Au tournant de l’année 2006, il change d’avis. Mais un peu tard. Trois mois ne suffisent pas pour rattraper le temps perdu.
Vu de Paris, Bruxelles ou New York, le chef de l’UDPS est allé tout seul à la faute. Tant pis pour lui ! Quelques jours avant la clôture des candidatures, le commissaire européen au Développement, Louis Michel, l’apostrophe dans le quotidien La Libre Belgique : « J’ai été implorer Tshisekedi d’être candidat. Je ne comprends toujours pas pourquoi, alors qu’il a signé les accords, il a appelé à boycotter l’enregistrement des électeurs. À quoi ça rime ? S’il est populaire, ce que je crois, il doit être candidat. » À Kinshasa, le secrétaire général adjoint des Nations unies chargé des opérations de maintien de la paix, Jean-Marie Guéhenno, rencontre Tshisekedi, puis déclare : « Certains partis donnent l’impression d’avoir peur d’affronter le verdict des urnes. » Un diplomate enfonce le clou : « Ne pas aller aux élections, c’est refuser de se compter, d’affronter le réel. Tshisekedi veut mourir en opposant, mais il signe aussi la mort de son parti. »
À 73 ans, le vieux lutteur du Kasaï a-t-il pris peur ? Se dérobe-t-il au jugement des électeurs comme le cheval devant l’obstacle ? Pas si simple. Au sein de l’UDPS, le débat a été très serré entre les Joseph Mukendi, Rémy Massemba, Valentin Mubake, Marcel Mbayo, Ève Bazaïba et autres Marthe Tshisekedi, l’épouse à poigne du Sphinx. Les uns ont plaidé pour le vote. Avec un argument simple : « On est assez fort pour battre les tricheurs. » À l’appui de leur démarche, deux références de poids : « À Kinshasa, en 1992, Mobutu avait les deux tiers de la salle, mais il n’avait pu empêcher l’UDPS de retourner la Conférence nationale en sa faveur. Et à Madagascar, en 2002, la dynamique du changement a balayé tous les fraudeurs au pouvoir. » Sans oublier la métaphore d’actualité : « Au Mondial, le pays organisateur est toujours favorisé par l’arbitre, mais ce n’est pas pour cela que l’Allemagne va gagner cette année ! »
Contre le vote, d’autres ont rétorqué : « Le handicap est trop important. Les nôtres ne sont pas inscrits. La CEI a refusé de rouvrir les bureaux d’enrôlement des électeurs alors qu’elle avait largement le temps de le faire au début de cette année. C’est la preuve que cette commission électorale est aux ordres du pouvoir. Plus grave, à la différence de 1992, la communauté internationale ne nous soutient pas. Au contraire, elle cautionne l’attitude de la CEI et de son président, l’abbé Malu Malu. C’est le signe que les bailleurs de fonds appuient le candidat Kabila et que les élections sont jouées d’avance. » Les antivote ont gagné.
Le problème chez les tshisekedistes, c’est que les choix ne sont pas tous rationnels. D’abord, parce que l’UDPS est le parti d’un homme. Quand le « président national » prend une décision, personne ne bronche. Par peur des foudres du chef et – c’est moins avouable – par crainte des représailles des gros bras du parti, ces « parlementaires debout » au coup de poing facile. Cette année, pourtant, une femme fait front. C’est la secrétaire nationale Ève Bazaïba. À Kinshasa, elle brave l’interdit du « líder máximo ». Elle se présente aux législatives comme candidate indépendante. « Quand j’ai annoncé ma décision, j’ai été insultée au téléphone, jusque dans mon intimité. Mais je tiens bon, dit-elle. Monsieur Tshisekedi, je le suis depuis 1988. Il m’a toujours fascinée. Mais je crois que, si on veut changer le système, il faut faire comme les termites. Il faut rentrer dans le système. » À Kinshasa, beaucoup l’appellent mère Courage.
Elle se dresse face à l’UDPS, qui est aussi un parti chargé d’histoire. Et pour tout dire, un peu prisonnier de ce passé glorieux. Depuis la lettre ouverte que le député Tshisekedi et douze autres élus ont adressée à Mobutu en 1980, l’enfant du Kasaï incarne la résistance au mobutisme et le combat pour la démocratie. Un noble combat à mains nues. Tshisekedi, tout le monde le sait, est un homme courageux. Contre la dictature mobutiste, il a payé de sa personne. Plusieurs arrestations. La bastonnade. La torture. On sait moins que c’est aussi un homme avisé. Contrairement à la légende, ce n’est pas un mauvais tacticien. Plusieurs fois, il a su éviter les pièges de son adversaire. En 1991, Mobutu cherche à le compromettre en l’associant à la gestion du pouvoir. Il lui propose la primature. Méfiant, Tshisekedi pose une condition. Le président doit renoncer à son rôle de garant des institutions. Mobutu refuse. Un an plus tard, Tshisekedi devient effectivement Premier ministre. Mais cette fois, c’est la Conférence nationale qui le désigne. Il entre par la grande porte. Pas par « la petite fenêtre ». Bien joué !
Comme tous les mythes, l’homme a aussi sa part d’ombres. Avant d’être l’opposant irréductible de Mobutu, Tshisekedi a été pendant vingt ans le compagnon de route de son régime prédateur. En 1960, le tout jeune commissaire à la Justice – qui n’a pas encore terminé ses études de droit – signe le mandat d’arrêt contre Patrice Lumumba. Quelques semaines plus tard, celui-ci est assassiné. En 1966, le jeune ministre de l’Intérieur ferme les yeux sur la liquidation de quatre opposants lors des « pendaisons de la Pentecôte ». Et, même en 1992, alors qu’il est Premier ministre, l’enfant du Kasaï ne prend aucune mesure pour sanctionner les auteurs d’un nettoyage ethnique au Katanga. Plusieurs milliers de Kasaïens sont tués au terme de véritables chasses à l’homme
À l’UDPS, personne n’ose parler de ce passé encombrant. On préfère entretenir le culte de la personnalité du chef. Ce qui fait dire à ses détracteurs : « L’UDPS n’est pas un parti politique. C’est un mouvement messianique. Son programme est un acte de foi. On y croit ou on n’y croit pas. » La force du parti, c’est qu’il mobilise les troupes derrière une figure totémique et une idéologie victimaire : « Pour nous, aller aux élections, c’est donner un fusil à notre voisin en sachant qu’il veut nous tuer », dit un de ses cadres. Sa faiblesse, c’est qu’il enferme ses militants dans une mentalité d’assiégés sur le thème : « On est seul contre tous, mais on est dans la vérité. »
Complexe de persécution ou de supériorité ? « Un peu des deux », répond la mobutiste Catherine Nzuzi wa Mbombo. « Le problème de Tshisekedi, c’est qu’il croit que tout lui est dû. Et quelquefois, il ne voit pas les choses en face. En 2002, pendant les négociations de paix en Afrique du Sud, il a même réclamé le poste de président de la République. Je lui ai dit : Étienne, sois réaliste ! Comment tu vas faire partir celui qui est là ? Et en 2003, il a préféré rester en Afrique du Sud plutôt que d’aller à Kinshasa pour se battre et devenir vice-président. » En fait, le vieil opposant souffre simplement d’un complexe de la différence. Parce qu’il ne se considère pas comme les autres, il revendique un statut spécial. Ses adversaires le savent. Ils anticipent ses attitudes hautaines et ses bouderies. Ils le poussent à la faute. À l’autoexclusion.
Du coup, une question se pose. Tshisekedi fait-il l’impasse sur ces élections pour ne pas prendre le risque de casser le mythe ? « Tshisekedi est un fin connaisseur de la carte électorale. Il a analysé les résultats du référendum de décembre dernier. Le non et le boycottage n’ont marché qu’à Kinshasa et dans les deux Kasaïs. Il a compris qu’il n’avait plus la popularité des années 1990 dans l’est du pays, qui est très peuplé », dit le député Christophe Lutundula. « La mort de Mobutu lui a fait perdre beaucoup de voix », renchérit le sénateur Lambert Mende. « Son fonds de commerce, c’était l’antimobutisme. Avec Joseph Kabila, il n’a plus en face de lui un dictateur sanguinaire. »
Peut-être Tshisekedi fait-il aussi le pari que l’électorat congolais s’est beaucoup émietté depuis dix ans. Finies, les grandes espérances nationales. La guerre civile est passée par là. Aujourd’hui, il n’y a plus d’État. Au village, au quartier, il ne reste que la solidarité ethnique. « Je vote pour le mien », disent beaucoup de gens. Le premier tour de la présidentielle pourrait réserver quelques surprises en faveur des candidats régionaux et aux dépens de quelques grandes figures nationales. L’animal politique Tshisekedi fait ses calculs. Trop de handicaps. Sans doute se dit-il : « La maison élections est pleine de pièges. Si j’entre par la petite fenêtre, je n’ai aucune chance. C’est la grande porte – la révision des listes, un droit de regard sur la CEI – ou rien. »
Le Sphinx de Limete fait peut-être un dernier pari. Celui de l’échec du processus. La stratégie de la rupture. « Les élections auront sans doute lieu car les Occidentaux y tiennent. Mais que se passera-t-il après ? » dit Joseph Mukendi. C’est l’hypothèse du chaos. L’UDPS y trouverait une nouvelle légitimité. À la veille du report de la date de la présidentielle au 30 juillet, la très influente Église catholique n’était pas loin de faire la même analyse. « Le 30 juin prochain, la transition est terminée. Il faut qu’il y ait un consensus, avec un acte formel de la classe politique, pour arriver à s’entendre sur l’après-30 juin », lance Mgr Laurent Monsengwo, archevêque de Kisangani et grand ordonnateur de la Conférence nationale de 1992. Sous-entendu : il faut négocier entre toutes les parties un nouveau calendrier électoral acceptable par tous. Et le prélat de préciser dans la presse belge : « Dans l’histoire de notre pays, jamais on n’a résolu un problème politique par l’exclusion. Jamais. L’inclusivité, c’est que Tshisekedi et les autres soient là. » Dans l’entourage de l’homme d’Église, on pense même qu’une fin de transition sans Kasaïens pourrait conduire à la même crise qu’en Côte d’Ivoire.
Dans les chancelleries, personne ne veut croire à l’échec de la transition. Et on cherche à convaincre Tshisekedi de ne pas ruer dans les brancards. Le 18 avril, le président de la Commission de l’Union africaine, Alpha Oumar Konaré, l’a rencontré à Kinshasa, puis a déclaré : « Le président Tshisekedi est un grand Congolais, un grand Africain. Je suis convaincu qu’il apportera sa contribution au processus en cours et qu’il continuera à rendre de grands services à son pays. » Une épitaphe ? Non. Konaré sait qu’au Congo tout est possible, et qu’il ne faut surtout pas enterrer le vieux trop vite. À Mbuji-Mayi, un émissaire des Nations unies dit en riant : « Les UDPS, vous essayez de les calmer en les plongeant dans une cuve d’acide, mais ils ressortent en criant : Tshisekedi, Tshisekedi ! »

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