Un débarquement si discret…

Face à la levée de boucliers suscitée par la création d’un commandement militaire américain dédié à l’Afrique, Washington réduit la voilure. Les moyens dont disposera cette structure restent flous, et sa localisation indéterminée.

Publié le 5 mai 2008 Lecture : 11 minutes.

L’année 2007 a constitué un tournant dans la stratégie américaine vis-à-vis de l’Afrique. Non que le continent se soit hissé en tête des priorités de Washington, loin s’en faut. Mais le lancement d’Africom (Africa Command), le commandement militaire américain dédié au continent, fait revenir l’Afrique sur les « écrans radars » des États-Unis.
Jusqu’en 2007, l’Afrique ne figurait sur les cartes stratégiques « US » que comme un vague appendice de l’Europe. Ou plutôt, elle était écartelée entre trois des cinq régions militaires américaines – Afrique du Nord, de l’Ouest, Afrique centrale et australe -, et relevait du commandement européen (Eucom) ; le commandement Moyen-Orient – Asie centrale (Centcom, basé en Floride) supervisait les opérations de l’est de l’Afrique, du Kenya à l’Égypte ; enfin, Madagascar, les Comores, la Réunion et Maurice étaient placées sous la responsabilité du Pacom, le commandement militaire pour l’Asie-Pacifique basé à Honolulu (Hawaii). Dans l’esprit des stratèges américains, le continent était une pièce rapportée de peu d’importance, découpée grossièrement suivant les pointillés des empires coloniaux.
Certes, les Américains n’étaient pas absents du terrain africain : en plus de leurs attachés militaires, ils disposaient déjà, avant 2007, de douze bureaux d’« assistance militaire » répartis sur tout le continent. Plusieurs programmes d’entraînement et de soutien logistique illustrent leur engagement sur le sol africain, notamment le Partenariat transsaharien de lutte contre le terrorisme (Trans-Sahara Counter Terrorism Partnership), qui regroupe neuf pays (Tunisie, Algérie, Maroc, Mauritanie, Sénégal, Mali, Niger, Tchad, Nigeria) et se taille la part du lion dans le budget « africain » du département de la Défense. Avec, pour ennemis désignés, Al-Qaïda et ses succédanés La formation des bataillons « d’élite » relève quant à elle d’Acota (African Contingency Operations Training and Assistance), qui opère dans plus de vingt pays depuis 1997. S’ajoute à ces partenariats un soutien logistique en matière de sécurité maritime et aérienne (comme le programme de contrôle aérien « Safe Skies for Africa ») ou de lutte contre les grandes catastrophes (« Golden Spear »).

Budget infinitésimal
On est bien sûr frappé par la fragmentation de ces programmes, dont les budgets additionnés restent infinitésimaux à l’échelle du département américain de la Défense et des défis du continent africain : environ 250 millions de dollars (sur un budget global de 439 milliards de dollars, auquel s’ajoutent les budgets des opérations en Irak et en Afghanistan). L’apport en formation, et parfois en équipement, pourrait être significatif pour les régimes africains bénéficiaires, mais si l’on considère l’ampleur des crises humanitaires et des conflits qui déchirent la zone, l’Afrique est clairement le parent pauvre d’une politique étrangère américaine aux moyens par ailleurs considérables. Africom procède donc d’un effort de rationalisation du patchwork des programmes américains sur le continent. Mais il s’agit aussi d’un virage stratégique. Le « livre blanc » de la défense américaine de mars 2006 (The National Security Strategy of the United States of America) annonçait cette rupture en accordant une place à l’Afrique et notamment à l’Union africaine, désignée comme le principal partenaire des États-Unis sur le continent. Que s’est-il passé pour que les militaires américains décident de redessiner leurs cartes et de faire sortir l’Afrique des « oubliettes humanitaires » où elle avait été confinée ? C’est un mélange complexe qui a contribué à raviver leur intérêt pour le continent. Quelques années après les attentats du 11 septembre 2001, il leur est apparu clair que l’Afrique, de « quantité négligeable », était devenue le point aveugle de leur stratégie.
En matière sécuritaire, les attentats de 1998 contre les ambassades des États-Unis au Kenya et en Tanzanie n’ont pas sorti Washington de son « sommeil stratégique » vis-à-vis de l’Afrique (si ce n’est le bombardement de l’usine pharmaceutique d’Al-Shifa, au Soudan, ordonné par Bill Clinton cette même année). Il a fallu attendre la « guerre contre la terreur » déclenchée par le président Bush, en novembre 2001, pour que l’on s’intéresse aux activités de cellules terroristes en Afrique du Nord et au Sahel, ainsi qu’aux « foreign fighters » (combattants étrangers partis en Irak, pour certains d’origine africaine) qui vont bientôt revenir sur le continent pour créer de nouveaux foyers d’instabilité (c’est en tout cas ce que craignent les militaires). À partir de 2005, l’échec évident du projet de « Grand Moyen-Orient », dont l’un des objectifs était de sécuriser les sources d’approvisionnement en pétrole, a fait prendre conscience aux États-Unis qu’ils avaient tous leurs Âufs dans le même panier et qu’il convenait de se rapprocher d’autres régions exportatrices. Enfin, l’arrivée en masse des Chinois sur le continent n’a guère rassuré les Américains, quoi qu’ils en disent. Ce contexte a favorisé l’émergence à Washington d’un petit lobby d’africanistes, qui veut non seulement redonner une place significative à l’Afrique, mais aussi incarner un nouveau modèle de politique étrangère américaine, plus modeste (ou plus subtil), moins obsédé par les questions de sécurité et prenant en compte la dimension économique, sociale et culturelle des conflits.
Aux commandes d’Africom, un général quatre étoiles (le grade le plus élevé, en temps de paix), William Ward, Africain-Américain de 58 ans au physique d’athlète, bardé de médailles, qui se fait appeler par un surnom, suivant la coutume américaine : « Kip ». Sa mission : rendre opérationnel le « commandement africain » d’ici à octobre 2008. Il n’est bien sûr pas anodin que les Américains aient nommé un Noir à la tête du nouveau commandement : de nombreux Africains croient encore que les Africains-Américains sont leurs frères – bien à tort, tant la communauté noire américaine s’est désintéressée du continent africain depuis la fin des années 1970, jugeant sans doute avec raison que la revendication de leurs droits de citoyens américains avait peu à voir avec le panafricanisme Ward, qui nous reçoit dans son bureau de Stutt­gart, joue bien entendu de ses lointaines racines, les revendique ?- pour immédiatement indiquer que la beauté de l’Amérique, c’est son fameux melting-pot, censé réunir dans une même nation toutes ces origines différentes qui font les États-Unis Africain, peut-être, mais surtout américain.

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Mission diplomatique
Un profil militaire « typique » n’aurait sans doute pas suffi à surmonter les obstacles politiques de taille qui se dressent sur la route d’Africom : frilosité de nombreux États africains, opposition des opinions publiques, scepticisme au sein même d’une partie de l’administration américaine, méfiance de certains alliés Aussi la tâche de Ward, dans cette phase de création qui s’achèvera d’ici à six mois, est-elle avant tout diplomatique. Durant notre entretien, le soldat s’essaie donc à la « langue de bois », mais revient rapidement, pour peu qu’on le bouscule un peu, à l’absence de fioritures qui fait que, parfois, l’on préfère les militaires aux diplomates.
Ce que Ward nous raconte de lui-?même, c’est encore le « rêve américain » : milieu modeste, dans tous les sens du terme, père vétéran de la Seconde Guerre mondiale – le général est visiblement très ému à son évocation -, réussite scolaire progressive jusqu’à être admis dans les meilleures académies militaires. Puis, on feuillette avec lui le manuel de stratégie : en l’espèce, la carrière de Ward ressemble à un cas d’école. Quand il est entré dans l’armée, au début des années 1970, la théorie enseignée dans les institutions militaires ne parlait que de conflits de « haute intensité ». La guerre était considérée comme l’affaire des militaires, avec pour théâtre principal l’Europe. Or, dans presque toutes ses affectations, en Somalie, en Bosnie puis comme représentant américain au sein du Quartet basé à Jérusalem, Ward a été confronté à des « petites guerres » (Small Wars), « conflits de basse intensité » (Low Intensity Conflicts), « opérations militaires autres que la guerre » (Military Operations Other Than War, MOOTW), jargon qui désigne une façon relativement nouvelle de concevoir les affaires militaires. La carrière de Ward l’a ainsi amené à interagir en permanence avec des civils, des groupes armés non étatiques, et à prendre en charge des opérations « non militaires », autant d’épisodes qui n’ont pas fait de lui un théoricien, mais un pragmatique.
Son premier contact avec l’Afrique aurait dû être traumatique – mais cela, il ne le dira pas : l’opération « Restore Hope » en Somalie, en 1992. Le général reste assez vague sur cet épisode, indiquant tout de même qu’il y a appris que les sociétés africaines sont très « complexes », et qu’il faut bien les comprendre avant d’envisager de faire quoi que ce soit sur le terrain – les tribus, les anciens, les chefs de guerre, les États Ceux qui connaissent un peu l’épisode somalien seront sensibles au sens de l’euphémisme du général, mais la « leçon de complexité » qu’il en tire n’est pas anodine, quand on reproche souvent aux Américains leur simplisme. Ward ajoute : « On comprend aussi aujourd’hui que la sécurité n’est pas tout : si les conditions économiques de la sécurité ne sont pas réunies, pas de sécurité. C’est pour cela qu’il nous faut prendre en compte, dans les situations conflictuelles, des dimensions qui ne sont pas purement militaires. » Voilà qui élargit quelque peu l’horizon du discours stratégique « made in USA », qui se résume depuis quelques années au tout-sécuritaire. L’avocat de la complexité est d’ailleurs embarrassé quand on l’interroge sur l’expression « guerre contre la terreur » (« war on terror »), claironnée ad nauseam par la classe politique américaine toutes tendances confondues. Expression qu’il ne peut désavouer ouvertement, mais qu’il ne reprend visiblement pas à son compte : après un silence éloquent, il s’en tire avec un certain humour, en disant qu’il soutiendra toujours ceux qui combattent les « méchants »Â

Tout sauf la guerre
Alors, Africom, l’anti-Irak ? Le général nous avoue avec une certaine candeur qu’il tente de tirer les leçons de la « débâcle » américaine. Il nous laisse prononcer le mot, en l’approuvant d’un « oui, nous apprenons tous les jours Si nous n’apprenons pas de nos erreurs, honte à nous ! » Un discours officiel qui fait de la dimension purement sécuritaire un aspect parmi d’autres, mais non la priorité. Et dans le ton, une tentative de séduire, et non un credo martelé sans discussion possible. Africom fait donc profil bas : pas de troupes, si l’on excepte les 1 500 hommes déjà stationnés à Djibouti. Pas de « QG » énorme non plus, mais plutôt un réseau de petites structures d’une vingtaine de personnes, réparties sur tout le continent et utilisant au maximum les bureaux déjà existants. Les officiers américains que nous rencontrons, y compris Ward, nous content la naissance d’un commandement militaire qui s’occuperait finalement de tout sauf de guerre : Africom ne superviserait pas de conflit au contraire de Centcom en Irak et en Afghanistan, ne préparerait pas de grand affrontement, comme Pacom en Asie face à la Chine, non. « Africom aura pour mission de promouvoir le développement, la santé, l’éducation, la démocratie et la croissance économique en Afrique », déclarait George Bush le 7 février 2007. Africom-Usaid, même combat ? Voire.

Qui va faire la vaisselle ?
Après de multiples revirements, le président Bush a indiqué lors d’un déplacement au Ghana, à la fin de février 2008, qu’Africom n’était pas comme les autres commandements, que cette structure militaire était peuplée de civils, qu’on ne construirait pas de nouvelles bases militaires Tout indique une volonté de la Maison Blanche et du Pentagone de calmer les spéculations tous azimuts, tant des Africains que des Européens, sur la mission, le format et la localisation de cet « objet militaire non identifié ». Si l’on excepte l’enthousiasme solitaire du Liberia, la plupart des pays africains ont d’ailleurs opposé une fin de non-recevoir à Africom. Or difficile de prétendre couvrir les activités stratégiques américaines en Afrique depuis la banlieue de Stuttgart (Allemagne)Â
Quel rôle pour les partenaires traditionnels des États-Unis, et particulièrement ceux qui sont déjà présents en Afrique ? Autre manière, plus directe, de poser la question : « Les Français feront-ils la vaisselle des Américains en Afrique ? » (« clean the dishes »), comme l’on caricature parfois le partage des tâches entre alliés ? Rien n’est moins sûr. Le général nous rappelle que, comme commandant adjoint du Commandement européen (sa précédente affectation), il était en relation permanente avec ses collègues européens : il les connaît bien. « Les Français et nous, nous avons des buts communs en Afrique. C’est dans l’intérêt de la France et des États-Unis que d’avoir un continent africain stable. Partout où nous pourrons travailler ensemble, nous le ferons. » Cependant, à l’instar des responsables politiques américains, le général prend soin de démarquer l’action d’Africom de celle des anciennes puissances coloniales, et n’évoque qu’à demi-mot la contribution des Français, des Anglais et des Portugais à la mise sur pied du nouveau commandement.
En réalité, la collaboration entre militaires américains et européens est bonne, et l’apport de Paris a été tout à fait déterminant dans les brainstormings de Washington. Le 20 août 2007, à Arlington (siège du Pentagone), lors d’une réunion interarmées consacrée à Africom, le colonel Roy Osborn, chef de la division Afrique au département du planning stratégique de l’état-major interarmées, a déclaré que ce sont les Français qui ont conseillé aux Américains d’adopter une structure « en réseau » pour leur nouvelle région militaire, et de s’installer près des futures bases de la Standby Force de l’Union africaine, afin de coopérer pleinement avec l’organisation panafricaine Qualifiant les relations avec les militaires français d’« extrêmement positives », il a ajouté que Paris a guidé Washington tout au long de l’élaboration du projet Africom. Nonobstant le dépit de certains diplomates français, qui voient d’un mauvais Âil les Américains entrer dans leur pré carré, il est clair qu’une alliance franco-américaine, encore à définir, existe déjà sur le terrain.
Comme toutes les initiatives de fin de mandat, Africom apparaît fragile : peu de moyens, pas encore de localisation définitive, un mandat à préciser Le commandement militaire « nouvelle formule », plus léger, plus flexible, moins gourmand en budget, ressemble aujourd’hui à un fourre-tout mélangeant civil et militaire, humanitaire et sécurité, bons sentiments et realpolitik, autant qu’à un laboratoire préfigurant peut-être les futures missions de l’armée américaine. Une « matrice », disent les militaires La liberté dont profitent actuellement les africanistes de Washington dans l’expérimentation en cours peut être imputée à une relative indifférence du politique, durant une période préélectorale où se pose avant tout la question d’une sortie « honorable » d’Irak ; mais il faut ajouter que la machine militaire américaine, après l’échec irakien, est en quête d’un renouvellement de ses modèles. L’enjeu est donc plus vaste que l’Afrique. Et il ne reste plus que quelques mois à Ward pour convaincre.

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