Seun Kuti l’afrobeat dans les veines

Le plus jeune des fils de Fela Kuti sort un premier album, Many Things, enregistré entre Paris et Lagos. Et vogue sur un héritage qu’il partage avec son frère, Femi.

Publié le 5 mai 2008 Lecture : 5 minutes.

Avec ses jeans baggy, ses baskets et sa veste de survêtement blanches, il fait plutôt penser à un rappeur américainÂÂ C’est pourtant bien Seun Kuti, le dernier fils du Nigérian Fela, aujourd’hui âgé de 25 ans et débarqué de Lagos quelques heures plus tôt, qui se prête de bonne grâce au jeu des questions et réponses, dans un grand hôtel parisien.
Que dire d’un musicien qui a arpenté les scènes au côté de son père depuis ses 8 ans, apprenant le saxophone dans ses guêtres et celles du directeur musical des Egypt 80, Lekan « Baba Ani » Animasahun, qui l’accompagne toujours aujourd’hui ? Et qui n’était même pas né quand les troupes du président Olusegun Obasanjo menaient en 1977 un assaut meurtrier contre la maison de Fela, communauté utopique proclamée par le créateur de l’afrobeat « République indépendante de Kalakuta » où vivaient plusieurs centaines de personnes, défenestrant sa grand-mère, Funmilayo Ransome Kuti, militante des droits de l’homme et des femmes au Nigeria ? Sa ressemblance avec son père est troublante, dans la vie comme sur scène (grâce féline, convulsions). Il s’est adjugé le même deuxième prénom, Anikulapo – « celui qui avance avec la mort dans sa poche », en yorouba. Parmi les Egypt 80 qui se sont reformés autour de lui figurent treize musiciens qui accompagnaient Fela à l’époque. Et il joue le dernier samedi de chaque mois au Shrine, le club fondé par son père, détruit après de nombreuses attaques par le régime en 1999, et reconstruit l’année suivante par son aîné Femi, qui le dirige aujourd’huiÂÂ
Sur ses rapports avec son frère, le benjamin préfère d’ailleurs rester discret. Nés de mères rivales parmi les nombreuses épouses de Fela, ils se sont longtemps évités. Même lorsqu’ils ont joué avec leurs groupes respectifs au Festival de jazz à Montréal en 2007. À la mort de Fela, en 1997, le royaume du Black President fut divisé en deux : le Shrine à Femi, la Kalakuta Republic à Seun. « J’y défends les mêmes valeurs que mon père, Kalakuta est un endroit utopique, où tous les hommes sont égaux. La hiérarchie existe partout, même chez les animaux : dans une meute de loups, il y a un leader, mais au moment des repas, chacun a sa part. C’est ça l’égalité, et nos dirigeants devraient s’en inspirer parce que dans la vie, visiblement, certaines personnes sont plus égales que d’autres. »
Alors que Femi, de vingt ans son aîné, n’hésite pas à critiquer les excès de son père et a pris son envol en fondant son groupe dans les années 1980, conférant à sa musique un son plus occidental, Seun se place dans la droite ligne de l’héritage paternel, qu’il perpétue contre vents et marées, « Fela Lives » tatoué en majuscules entre ses omoplatesÂÂ Un héritage musical, bien sûr – cet afrobeat qui fait aujourd’hui des émules aux quatre coins du monde (voir Jeune Afrique n° 2429) -, mais politique aussi, synonyme d’un engagement viscéral contre les dirigeants d’un pays toujours classé comme l’un des plus corrompus au mondeÂÂ

Opposant irréductible
Mais les deux frères doivent faire face aux arrestations sommaires, à la censure radiophonique ou aux rumeurs infamantes à leur sujet propagées par la presse progouvernementale. « La semaine dernière, ils ont trouvé un joint dans ma chambre, et ils ont envoyé une vingtaine de policiers pour m’arrêter », s’amuserait presque celui qui a connu, enfant, un Fela quarantenaire, plus posé, et qui finalement a été épargné des épisodes les plus douloureux de sa lutte. « Du moment que tu es dans l’opposition, dans un pays qui ne respecte pas les droits de l’homme, ils trouveront toujours quelque chose pour t’arrêter. En Afrique c’est toujours la force qui prédomine. La raison et la réflexion viennent après », regrette-t-il.
Au dos de la pochette de Many Things, son premier album paru le 28 avril, la forme du continent africain se dessine avec des flammes. Tout un symboleÂÂ « Rien ne change, poursuit Seun, les riches deviennent plus riches, et les pauvres plus pauvres. Les banques se sont agrandies au Nigeria mais les transports en commun ne se sont pas développés. Le quotidien reste toujours aussi difficile pour les gens ordinaires. Le peuple passe en dernier. »
Opposant irréductible, comme son père, il ne ménage pas les dirigeants, « qui n’ont pas changé depuis la génération de FelaÂÂ Le Nigeria n’a pas cinquante ans et ils étaient là avant même que le pays existe. Ils travaillent dans les banques, les compagnies pétrolières, les multinationales et les conglomérats. Ils ont complètement étouffé la génération suivante. »
Entre deux coups de fil, pour régler de Paris une affaire de posters, quelques mots, amers bien sûr, au sujet de sa ville natale. « La seule chose que m’inspire Lagos, c’est finalement comment les gens arrivent à y vivre, à évoluer dans un univers aussi abject et sans espoir. »
Lagos, justementÂÂ « J’y étais pour tout autre chose, et ce sont les musiciens du groupe, désÂÂuvrés depuis la mort de Fela, qui sont venus me voir », se souvient le premier manager européen du Black President, Martin Meissonnier, qui, vingt-cinq ans plus tard, produit le premier album de Seun. « Il faut que tu viennes voir le petit, il est extraordinaire, m’ont-ils dit, et que tu nous aides : on ne joue plus. À l’époque, il avait 19 ans. » Six ans de tournées à travers le monde plus tard, cet album enregistré entre Lagos et Paris arrive, propageant un afrobeat toujours rédempteur, qui pourrait difficilement être plus fidèle à l’héritage de FelaÂÂ Mais auquel Seun a incorporé quelques touches hip-hop ou ragga, comme sur le très réussi « African Problems » qui clôture le disque. Corruption, oppression, tout y passe au fil de sept morceaux plus politiques les uns que les autres, à l’instar de « Many Things » qui ouvre l’album sur le sample d’un discours d’Obasanjo, ennemi juré de la famille, dont il partage paradoxalement le prénom – Seun est une contraction d’Olusegun. Ou encore de « Mosquito Song », qui évoque le gaspillage de l’argent de la lutte contre la malaria par des politiques corrompus. Seun défendra cet album à travers le monde, de New York à Londres et de Casablanca à La Réunion, dans les tout prochains mois.
Si la sève de l’afrobeat coule dans ses veines, Seun a les oreilles tournées vers les musiques afro-américaines, jazz, soul, funk, hip-hop. Dans son téléphone et baladeur dernier cri tournent en ce moment un vieux live du saxophoniste Jackie Mc Lean avec Miles Davis, et des mixtapes des Américains DJ Cali ou Takeover DJs – et quand on lui demande avec qui il aimerait collaborer, il évoque le producteur de hip-hop américain Dr DreÂÂ C’est d’ailleurs avec enthousiasme qu’il fait écouter ses dernières créations hip-hop, entouré de quatre rappeurs de Lagos : un rap hardcore à la sauce américaine qui s’ouvre sur des samples de fusillade. Sans doute l’un de ses futurs projets : assurément, le benjamin des Kuti a plus d’une corde à son arc.

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