L’opposition en (dés)ordre de bataille

Les deux figures du front anti-Gbagbo, Alassane Dramane Ouattara et Henri Konan Bédié, préparent l’élection présidentielle prévue pour le 30 novembre. A leur propre rythme.

Publié le 5 mai 2008 Lecture : 6 minutes.

Henri Konan Bédié a-t-il mangé du lion ? Depuis quelques semaines, l’ancien chef de l’État ivoirien multiplie les déclarations chocs. Le 29 mars dernier, lors d’un meeting à Yopougon, un quartier d’Abidjan pro-Gbagbo, il lance : « La Côte d’Ivoire n’est le fief d’aucun seigneur de guerre, ni d’aucun usurpateur confisquant le pouvoir. » Guillaume Soro et Laurent Gbagbo sont servis Le 26 avril à Soubré, autre place forte présumée du camp Gbagbo, dans l’ouest du pays, il s’adresse directement à ses frères baoulés installés dans la région : « Si des gens vous empêchent de voter, défendez-vous comme on défend sa vie devant un grand danger. » Et les députés de son parti, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), ne sont pas en reste. Au lendemain d’une virée nocturne de Laurent Gbagbo avec l’ancien ministre français Jack Lang dans une boîte de nuit de Yopougon, le 29 mars, ils dénoncent la démarche du président ivoirien « allant s’afficher avec les filles de joie de la rue Princesse pour faire croire que le peuple ivoirien est heureux ».
À 74 ans, Henri Konan Bédié retrouve une énergie de jeune homme. Sept mois avant la présidentielle, programmée pour le 30 novembre prochain, le « sphinx de Daoukro » se met à rugir et tente d’exploiter à fond la vague de colère déclenchée par la vie chère. « Depuis que la Côte d’Ivoire existe, c’est bien la première fois que des ménagères affamées et indignées prennent la rue pour crier leur ras-le-bol », dit-il. Son parti est en ordre de bataille. Directeur de campagne : le fidèle Alphonse Djédjé Mady. Porte-parole : l’universitaire Niamkey Koffi. Responsable des jeunes : le méthodique Kouadio Konan Bertin, dit KKB. À un moment tentés par la dissidence, l’ancien Premier ministre Charles Konan Banny et l’ex-ministre de l’Intérieur Émile Constant Bombet ont fait allégeance. Pour les finances, le candidat Bédié s’appuie naturellement sur les camarades du parti qui siègent au gouvernement – du moins ceux qui n’ont pas été retournés par Laurent Gbagbo. Il reçoit aussi l’aide de quelques vieux amis du secteur privé. Lors de son meeting à Soubré, tout a été pris en charge par l’homme d’affaires Marcel Zadi Kessy, natif de la région et patron de la Société de distribution d’eau de Côte d’Ivoire (Sodeci), une filiale du groupe français Bouygues.

Ouattara temporise
À côté de Bédié le fonceur, l’ancien Premier ministre Alassane Dramane Ouattara (ADO) semble faire du surplace. Pas de meeting à Abidjan, pas de tournée en province. Juste une rencontre avec la presse le 29 avril, et un discours plus mesuré contre le régime Gbagbo. La vie chère ? « On ne peut pas accabler un gouvernement quand une crise est internationale. Toutefois, gouverner c’est prévoir. Quand nous étions aux affaires, de 1990 à 1993, nous avions mis en place un programme d’autosuffisance en matière de production de riz. S’il avait été appliqué »
Signe que Bédié et Ouattara n’avancent pas au même rythme, l’ex-chef du gouvernement n’a pas encore choisi son directeur de campagne. Au sein du Rassemblement des républicains (RDR), un nom revient souvent, celui d’Amadou Gon Coulibaly, ministre de l’Agriculture et maire de Korhogo (Nord). Mais ADO peut aussi compter sur la populaire Henriette Diabaté, secrétaire générale du parti, et sur deux ministres RDR aux dents longues : Hamed Bakayoko (Nouvelles Technologies) et Cissé Ibrahim Bacongo (Enseignement supérieur et Recherche). « Puisque Amadou Gon gère le cacao et Bakayoko les licences de téléphonie mobile, ils peuvent apporter une aide précieuse à la campagne de leur leader », glisse malicieusement un observateur ivoirien.
De bonne source, Alassane Ouattara, 66 ans, ne semble pas décidé à se lancer dans la campagne avant le mois de juillet. Les tournées incessantes de Pascal Afi Nguessan et d’autres lieutenants de Laurent Gbagbo dans son fief du Nord ne l’inquiètent pas. « Ils sont tellement impopulaires », dit-il. Le ralliement au Front populaire ivoirien (FPI, au pouvoir) du secrétaire de la section RDR de Korhogo avec deux cents camarades ne l’empêche pas non plus de dormir. « Il y a plus d’adhésions nouvelles au RDR que de départs », se console-t-il. En attendant l’entrée en piste de leur leader, Amadou Gon Coulibaly et Henriette Diabaté battent campagne. Et à ceux qui s’inquiètent de « l’immobilisme » d’ADO, un cadre du RDR répond : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point. » Sous-entendu, comme dans la fable de La Fontaine, le vainqueur n’est pas celui qu’on croitÂ

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Un compromis permanent
Le lièvre Bédié et la tortue Ouattara pourraient-ils se brouiller dans le feu de l’action ? C’est la grande question. Depuis trois ans, les deux hommes sont associés dans un front anti-Gbagbo, le Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP). Si l’un des deux met le président sortant en ballottage, il bénéficiera du désistement de l’autre. Mais depuis le début de la campagne, chacun affiche sa différence. Bédié met Gbagbo et Soro dans le même sac, alors qu’ADO ménage le second. Lors de son congrès en février dernier, le RDR de Ouattara a même invité les Forces nouvelles (FN) de Soro à « s’associer » avec lui en vue de la présidentielle. En vain. De plus en plus clairement, le PDCI affirme que Bédié est le seul candidat qui n’a jamais utilisé la force (comme Gbagbo) ou n’a jamais été complice d’un coup de force (comme Ouattara). De son côté, le RDR claironne que Ouattara est le seul qui n’a pas été président, donc le seul candidat du changement. Lors d’un meeting en avril, Henriette Diabaté a lancé ce qui ressemble fort à un slogan de campagne : « Vous avez déjà essayé les autres. Essayez ADO et vous verrez la différence. »
Pour autant, dans les deux états-majors, on veille au grain. Côté Bédié : « Il est normal que nous ayons des différences. Quand nous sommes en campagne, nous n’allons pas vendre une marchandise en disant que celle du voisin est meilleure. C’est une gymnastique difficile. Nous en avons conscience. Mais nous faisons attention à ne pas dépasser une certaine limite. » Et côté Ouattara : « Les frottements, c’est inévitable. Mais nous nous concertons tous les mercredis. Quand le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon est venu à Abidjan au mois d’avril, c’est ADO qui a conduit la délégation commune PDCI-RDR, à la demande de Bédié. »
En réalité, l’alliance Bédié-Ouattara est un compromis permanent. Dans l’affaire ultra-sensible des sans-papiers, le RDR fait le forcing pour obtenir la prolongation des audiences foraines (délivrance des jugements supplétifs pour l’obtention ultérieure des cartes d’identité et d’électeur) au-delà de la mi-mai. Il espère que le nombre de personnes identifiées sera doublé. Objectif : un million de nouveaux électeurs potentiels. Le PDCI ne s’y oppose pas, mais à condition que cela ne remette pas en cause la date de la présidentielle, fixée au 30 novembre. En principe, on y verra plus clair le 9 mai, à Yamoussoukro, lors de la prochaine réunion du Cadre permanent de concertation (CPC) en présence de Gbagbo, Soro, Bédié, Ouattara et du « facilitateur » burkinabè Blaise Compaoré.
En attendant, certains ont déjà rodé leurs attaques. Il y a deux ans, lors d’une réunion interne du PDCI, un proche de Bédié a lâché : « Je ne souhaite pas la victoire de Ouattara car, depuis qu’il est en politique, la Côte d’Ivoire est déstabilisée. » La phrase a provoqué un joli tollé au RDR. Depuis, l’état-major du PDCI tient mieux ses troupes. Mais cette fuite en dit long sur les arrière-pensées qui peuvent miner l’alliance entre Bédié et Ouattara, entre les Baoulés du Centre et les Dioulas du Nord. Les pro-Gbagbo ne se privent pas d’en rajouter : « Le RHDP est un mariage qui n’aura pas de noces », annoncent-ils. C’est de bonne guerre. Reste que ni Bédié ni Ouattara ne semblent en mesure de gagner tout seuls. Et à l’heure où le FPI de Gbagbo a déjà désigné ses 20 000 scrutateurs pour les 20 000 bureaux de vote de novembre prochain, on voit mal comment les deux opposants pourraient rompre. Sauf à choisir de perdre.

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