Bataille pour la première place mondiale

Avec l’explosion des prix du minerai et des engrais, le Maroc et la Tunisie, grands exportateurs, exploitent de véritables trésors. L’Algérie se donne dix ans pour les rejoindre.

Publié le 5 mai 2008 Lecture : 6 minutes.

Du jamais vu. Depuis 2006, les prix mondiaux du phosphate s’affolent. En moins de deux ans, le prix de la tonne de minerai brut a été multiplié par sept et celui de son produit transformé, les engrais phosphatés, par quatre ! Rien ne paraît capable d’arrêter cette inflation. Depuis le début de l’année, c’est même une tornade qui souffle sur le prix de ce fertilisant incontournable, utilisé à 80 % pour l’agriculture. De janvier à mars 2008, la tonne de minerai s’est envolée de 190 dollars, à plus de 320 dollars (+ 68 % en trois mois). Quant à celle d’engrais phosphatés, son prix a été propulsé vers des sommets vertigineux. De 860 dollars au début de l’année, à 1 045 en mars (+ 22 %). Une vraie révolution. Pendant trois décennies, le prix de cette matière première était resté d’une étonnante stabilité, autour de 40 dollars la tonne. « Le phosphate est la matière première la moins sexy de la planète », avaient même coutume de dire les analystes.
Ils tiennent aujourd’hui un autre discours : « Les prix élevés des produits agricoles de base constatés ces dernières années ont stimulé les productions et, par conséquent, une utilisation accrue d’engrais. Cela a entraîné un resserrement des marchés et leur renchérissement », explique Jan Poulisse, expert en engrais à la FAO. La demande agricole accrue, sous la forte poussée de la Chine et de l’Inde, ainsi que les besoins pour les cultures destinées aux biocarburants ont déréglé la mécanique de prix antérieure. Car la production mondiale de fertilisants n’a pas suivi l’explosion de la demande, avec une hausse de seulement 2 % en 2006, pour atteindre 52 millions de tonnes d’engrais azotés, selon les derniers chiffres disponibles de l’International Fertilizer Industry Association (IFA).

L’Afrique, premier exportateur
Cette flambée des prix est une véritable aubaine pour le commerce extérieur de l’Afrique. Le continent a assuré un bon quart (25,7 %) de la production mondiale de minerai et d’engrais phosphatés en 2006, selon l’IFA. Il totalise à lui seul 62,8 % des exportations pour seulement 0,5 % des importations. Et si on y ajoute les performances des pays du Moyen-Orient, ils totalisent avec l’Afrique 84,6 % des exportations mondiales. Ailleurs, la production de phosphate sert avant tout le marché national, ce qui explique le boulevard ouvert aux exportations africaines mais souligne, en revanche, l’important retard de l’agriculture du continent dans l’emploi de fertilisants.
Si l’Afrique du Sud, le Sénégal et le Togo figurent parmi les quinze premiers producteurs mondiaux, la conjoncture actuelle profite particulièrement au nord du continent, qui concentre le plus grand gisement mondial, et naissent de nouvelles vocations. Face aux ambitions déjà bien affirmées du leader mondial marocain, l’Office chérifien des phosphates (OCP), et à celles de la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) et du Groupe chimique tunisien (GCT), l’Algérie tente une percée éclair, attirée par l’envol des prix. Malheureusement, aucun des acteurs sollicités n’a souhaité répondre à nos questions.
Obscur producteur jusque-là, le pays de Bouteflika a annoncé, le 3 décembre 2007, par l’intermédiaire de Chakib Khelil, le ministre de l’Énergie et des Mines, sa volonté de se hisser au troisième rang mondial des producteurs de phosphate d’ici à 2020 avec une production voisine de 30 millions de tonnes par an (1,8 million en 2007). Soit derrière la Chine et les États-Unis, mais à la place du Maroc « Les réserves algériennes de phosphate, largement sous-exploitées, seraient supérieures à celles du Maroc », lance Marc-André Deblois, responsable du bureau d’Alger d’Oxford Business Group, un cabinet londonien d’intelligence économique. En raison de la prépondérance du pétrole, le pays a négligé l’exploitation des mines, et particulièrement celle de phosphate. Et il est clairement dans les plans gouvernementaux de relancer cette activité. Selon les évaluations officielles, une production annuelle de près de 30 millions de tonnes rapporterait tous les ans de 7 à 8 milliards de dollars de recettes dans les caisses de l’État.
Info ? Intox ? Si l’ambition algérienne se concrétisait, ce serait un bouleversement planétaire. Avec un chiffre d’affaires de 2,2 milliards de dollars en 2006 et une part de marché mondiale, tous produits confondus (minerai brut, acide phosphorique, engrais), de 32,1 %, l’OCP se targue aujourd’hui d’être le premier exportateur de la planète. Roi de l’industrie du phosphate, le Maroc est assis sur le plus important gisement mondial avec des réserves évaluées à 21 milliards de tonnes, dont 5,7 milliards exploitables aux conditions économiques actuelles. Le pays devance nettement la Chine (13 milliards de tonnes de réserves), les États-Unis (3,4 milliards) et l’Afrique du Sud (2,5 milliards). Loin, très loin de l’Algérie, avec des réserves estimées actuellement à 2 milliards de tonnes.

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L’OCP veut garder son avance
Pour s’assurer d’un leadership, l’Algérie concentre ses moyens sur la production d’engrais azotés, le « point faible » de l’OCP. Si le groupe chérifien est le premier exportateur de minerai brut avec 45,6 % de parts de marché en 2006, il n’en possède « que » 11 % dans les engrais. L’Algérie est passée à l’offensive. Le 3 février 2008, le Conseil des Participations a autorisé l’Entreprise nationale du fer et du phosphate (Ferphos), qui exporte plus de 70 % de sa production, à s’associer avec Engro Chemical Pakistan, coté à la Bourse de Karachi, pour la réalisation d’un complexe industriel d’une capacité de 2,7 millions de tonnes d’engrais phosphatés par an. Situé au nord-est du pays, à Bouchegouf, il sera alimenté par le mégagisement de Djebel-Onk, dans l’extrême est du pays. Le groupe pakistanais détiendrait 66 % du capital de la coentreprise, contre 34 % à Somiphos, la filiale de Ferphos. Les études de faisabilité seront achevées en juin et les travaux débuteront avant la fin de l’année. Le site, dont la mise en production sera étagée entre 2011 et 2013, représente un investissement de 1,5 milliard de dollars. Il nécessite l’extension du port d’Annaba et le doublement de la voie de chemin de fer qui le relie à Bouchegouf.
Dans la même région, aux environs de Mdarouche et de Djidjel, Ferphos construira deux autres complexes similaires. « Le volume des exportations jusque-là réalisé nous a confirmé qu’il y a une bonne place pour le phosphate algérien sur le marché », a justifié le PDG de Ferphos, Lakhdar Mebarki. D’une production attendue de 2,7 millions de tonnes de phosphate en 2008, l’Algérie vise les 4 millions de tonnes en 2010, ce qui demandera 3 milliards de dollars d’investissement, avant de se lancer vers l’objectif de 2020.
Débarrassée du poids financier des retraites de ses anciens salariés (voir J.A. n° 2454), l’OCP n’entend pas se laisser impressionner. Le groupe investira 22 milliards de dirhams (3 milliards de dollars) d’ici à 2012. Dont plus d’un tiers cette année. Outre la mise à niveau et l’extension de plusieurs sites, et l’ouverture d’une nouvelle mine, le groupe marocain veut attirer des entreprises étrangères sur le complexe chimique de Jorf Lasfar, qui est déjà, avec une capacité annuelle de traitement de 7,7 millions de tonnes de minerai, le plus grand site du monde.
Quant à la Tunisie, elle traverse une période délicate et joue, pour l’instant, un rôle passif. Si les exportations tunisiennes ont progressé de 8,4 % en 2006, malgré une production descendue sous la barre des 8 millions de tonnes, le pays est davantage occupé par les tensions sociales qui agitent depuis janvier les quatre bassins miniers autour de la ville de Gafsa. Les habitants de cette région de l’ouest du pays, pauvre et frondeuse, ont mal vécu qu’aucune des 160 créations d’emplois de la CPG n’ait bénéficié aux habitants de Gafsa, où l’on est mineur de père en fils. « Avec l’envolée des prix, la CPG a fait d’énormes bénéfices en 2007. On parle de 1 milliard de dinars, elle aurait pu en redistribuer une partie à la population locale sous la forme de créations d’emplois », regrette un membre de la profession.
Reste que des concurrents venus d’autres horizons pourraient départager les producteurs du Maghreb. Une dizaine de grands projets intégrés seraient à l’étude dans le monde. Le plus imposant naîtra en Arabie saoudite d’ici à 2010. À partir de l’exploitation du gisement d’Al-Jalamid, au nord de la péninsule, la société minière saoudienne Ma’aden, détenue à 100 % par l’État, construit un mégacomplexe qui combinera une activité d’extraction minière de 4,5 millions de tonnes par an avec une usine de production d’engrais de 2,9 millions de tonnes par an.
La frénésie d’investissements qui gagne l’industrie mondiale de phosphate ne risque-t-elle pas de tuer rapidement la poule aux oeufs d’or ? La banque mondiale fixe à 2008 et 2009 le pic du prix des engrais phosphatés. Dans deux ans, le soufflé pourrait tout aussi bien retomber.

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