Souleïman le magnifique

Chef des services secrets et officieux numéro deux du régime, il s’impose peu à peu comme l’héritier présomptif d’Hosni Moubarak.

Publié le 6 mai 2003 Lecture : 8 minutes.

L’homme de l’ombre a soudain fait irruption sur le devant de la scène. Le 23 avril, à Ramallah, lors de l’annonce de l’accord sur la composition du nouveau gouvernement palestinien, il figure sur la photo aux côtés de Yasser Arafat et d’Abou Mazen. Costume de bonne coupe, oeil malicieux et moustache impeccablement taillée, il paraît discrètement satisfait. Il y a de quoi. C’est lui qui, pour l’essentiel, est parvenu, au terme d’âpres et interminables négociations, à convaincre les frères ennemis palestiniens de mettre une sourdine à leurs divergences. Au moins provisoirement. Cet homme se nomme Omar Souleïman. Il a 64 ans et dirige les services de renseignements égyptiens, les Moukhabarat…
Faites l’expérience, prononcez le mot « Moukhabarat » devant un Égyptien. Aussitôt, votre interlocuteur va se mettre à chuchoter et à regarder autour de lui avec inquiétude. C’est que les agents de cette redoutable officine ont la réputation, sans doute pas injustifiée, d’être partout. Voyez ce baouab (gardien d’immeuble), là, qui observe les passants d’un air nonchalant. C’est peut-être l’un de ses informateurs. Et ce chauffeur de taxi un peu trop curieux, aussi. Le général Omar Souleïman est « l’oeil et l’oreille » du président Hosni Moubarak, qui lui fait une confiance absolue, le consulte sur le choix de ses ministres et, à l’occasion, lui demande de l’accompagner chez le médecin. Aucun chef des services secrets n’était resté aussi longtemps à son poste. Souleïman est l’artisan de la stabilité du pays, l’officieux numéro deux du régime.
Juriste de formation, il commence sa carrière dans le renseignement militaire et, au début des années quatre-vingt-dix, est promu à la direction des services généraux. C’est le début de son ascension. Celle-ci va être favorisée par une grave erreur d’appréciation de son prédécesseur, le général Amin Nammar, qui a sous-estimé les conséquences du coup d’État d’Omar Hassan Béchir, au Soudan, en 1989. Résultat : l’Égypte a perdu tout contrôle sur son voisin du Sud, maître des eaux du Nil. Tombé en disgrâce, Nammar est nommé ambassadeur au Koweït : Souleïman le remplace.
En septembre 1990, en pleine crise du Golfe, le Caire décide d’envoyer un contingent pour appuyer les forces coalisées contre l’Irak. Le nouveau chef des Moukhabarat est chargé d’assurer la liaison avec l’Arabie saoudite, et s’en tire à merveille : le prince Khaled Ibn Sultan, alors commandant en chef de l’armée saoudienne (il est aujourd’hui vice-ministre de la Défense), apprécie beaucoup son action.
Le 26 juin 1995, Moubarak se rend en Éthiopie pour le XXXIe Sommet de l’OUA. Sur la route qui mène de l’aéroport à la capitale, plusieurs véhicules bloquent le convoi. Des hommes en sortent et ouvrent le feu sur la voiture blindée du raïs. Les gorilles chargés de sa protection ripostent. Souleïman est à leur tête. Deux terroristes et deux policiers éthiopiens trouvent la mort dans la fusillade, mais Moubarak est sain et sauf. Informé de la préparation d’un attentat, le patron des services avait apparemment pris des dispositions en conséquence. Selon l’un de ses proches, l’issue heureuse de ce dramatique épisode est à l’origine de l’extrême faveur dont il jouit auprès du chef de l’État.
Ce rôle de favori ne l’a pourtant pas conduit à jouer les batteurs d’estrade. Son domaine, ce sont les coulisses du pouvoir. Avec ses costumes sombres et sa calvitie (très) prononcée, c’est l’archétype du fonctionnaire. Seule originalité, il porte souvent une paire de lunettes aux verres fumés. Certains l’accusent de manquer de charisme, ce qui est sans doute injuste : le chef des services de renseignements n’est-il pas tenu à un minimum de discrétion ? D’autant qu’il est loin d’être un inconnu dans les chancelleries étrangères. En mars 2001, son nom avait circulé pour remplacer Amr Moussa, le ministre des Affaires étrangères, nommé secrétaire général de la Ligue arabe. Le poste échoit finalement à Ahmed Maher, mais Souleïman reste plus que jamais incontournable.
La stabilité du régime égyptien inquiète les États-Unis. Chargé des affaires soudanaises, iraniennes et palestiniennes, Souleïman est un interlocuteur d’autant plus obligé que sa réputation d’américanophile est solidement établie. De l’avis unanime, il est le meilleur connaisseur de l’Amérique au sein de la direction égyptienne. Habitué de la Maison Blanche, il se rend à Washington, en éclaireur, chaque fois que Moubarak y est invité pour évoquer, par exemple, le dossier israélo-palestinien.
Son rôle s’accroît encore après le déclenchement de la deuxième Intifada, en septembre 2000. Le 21 novembre, Mohamed Bassiouni, l’ambassadeur d’Égypte en Israël, est rappelé au Caire en signe de protestation contre les « violences infligées au peuple palestinien ». Les relations diplomatiques entre les deux pays en prennent un sérieux coup, mais ne sont pas rompues. Souleïman est chargé de maintenir le contact. En Israël, il rencontre Avi Dichter, le patron du Shin Beth (contre-espionnage), le président Moshe Katsav et les principaux chefs de file du gouvernement : Shimon Pérès (Affaires étrangères), Benyamin Ben Eliezer (Défense), et jusqu’au Premier ministre Ariel Sharon, le 7 juillet 2001. Cette dernière entrevue était censée rester « secrète », mais sera révélée par la presse. Considéré comme un musulman moderniste, Souleïman est tenu en haute estime par ses interlocuteurs israéliens. « C’est l’une des personnes les plus sérieuses que je connaisse et l’un des hommes les plus puissants d’Égypte », dit de lui Ben Eliezer.
En juillet 2002, les quotidiens Ha’aretz et Ma’ariv, lui consacrent plusieurs articles. À l’époque, Américains et Israéliens font pression sur Arafat pour l’inciter à réformer ses services de sécurité. Les spécialistes israéliens n’en doutent pas un instant : Souleïman est mandaté par Washington pour tenter de convaincre le président palestinien. À l’appui de cette thèse : le général sera le premier informé, le 2 juillet, du limogeage de Jibril Rajoub, le chef des forces préventives palestiniennes. De même, c’est apparemment à l’instigation de l’Égypte qu’Abed Razek Yahya est nommé ministre de l’Intérieur.
S’interrogeant sur le pouvoir de Souleïman en Égypte, Ha’aretz estime qu’il n’a « pratiquement aucun concurrent dans son domaine ». Contrairement à la Syrie, où « plusieurs services de renseignements empiètent les uns sur les autres et s’espionnent mutuellement, analyse le quotidien, il n’y a qu’un seul chef de la sécurité en Égypte ». Les compétences de l’organisation qu’il dirige « recouvrent à la fois celles du Mossad [renseignements] et du Shin Beth [sécurité] ». Le général a en outre la réputation de « savoir écouter et saisir les nuances », contrairement au chef de l’État, dont les prises de position sur le conflit israélo-palestinien sont « fortes, mais finalement un peu simplistes ». En janvier 2003, il échouera néanmoins à obtenir un cessez-le-feu des activistes du Hamas et du Djihad islamique.
Loyauté, discrétion, soutien des Américains et des Israéliens… Souleïman ne manque décidément pas d’atouts pour succéder un jour à Moubarak. D’autant qu’en devenant un protagoniste indispensable des tractations israélo-palestiniennes, il a fini par se faire connaître sur les rives du Nil. Au cours de l’été 2002, il est apparu pour la première fois à la télévision à l’occasion d’un long entretien avec le président de l’Autorité palestinienne. Plus significatif, Al-Ahram, Al-Akhbar et Al-Goumhouria, trois quotidiens proches du pouvoir, ont publié, le 15 novembre, sa photo en première page, à un emplacement traditionnellement réservé aux faits et gestes du président. On le voit serrer la main d’Arafat… Très important dans un pays où la cause palestinienne est extrêmement populaire. Du coup, la rumeur enfle, au Caire : et si Moubarak, en raison de problèmes de santé ou de pressions américaines, se décidait enfin à nommer un vice-président ?
Bien que l’article 82 de la Constitution lui en fasse obligation, le chef de l’État s’est toujours refusé, depuis 1981, à désigner son successeur. S’il venait à disparaître, la transition serait assurée, en l’absence d’un vice-président, par le président du Parlement. Or Ahmed Fathi Sourour, l’actuel titulaire du poste, est sans doute un fidèle parmi les fidèles de Moubarak, mais on ne lui connaît pas d’ambitions politiques nationales. De toute façon, le costume du chef ne paraît pas taillé à ses mesures. Quant aux héritiers potentiels, ils sont soigneusement tenus à l’écart des projecteurs.
C’est, par exemple, le cas du maréchal Mohamed Abd el-Halim Abou Ghazala. Héros des guerres israélo-arabes de 1956, 1967 et 1973, celui-ci fut, dans les années quatre-vingt, un influent ministre de la Défense. Très proche du raïs et très populaire au sein de l’armée, il apparaissait, à l’époque, comme le dauphin naturel. Mais Abou Ghazala a été évincé en 1989, sans explications. Depuis, personne n’a réussi à associer pouvoir et popularité. Sauf peut-être Gamal Moubarak, le jeune et dynamique fils du raïs, qui, du coup, fait lui aussi figure de successeur potentiel. Son principal handicap : il n’appartient pas à l’establishment de l’armée.
Or depuis la prise du pouvoir des Officiers libres, il y a un demi-siècle, tous les chefs de l’État ont été des militaires. Gamal aurait-il, en toute occurrence, la poigne suffisante pour diriger le pays ? Beaucoup en doutent. Alors qui ? Certains analystes évoquent, sans grande conviction, les noms de Magdi Hata, le chef d’état-major des forces armées, et de Hussein el-Tantaoui, le ministre de la Défense. Ne reste plus, dans ces conditions, qu’Omar Souleïman.
Il est vrai que certains le considèrent comme un « général de salon » : s’il a participé à la guerre de 1973, il était trop jeune pour s’y illustrer par quelque fait d’arme. Pourtant, il est parvenu à nouer des liens étroits tant avec l’establishment militaire qu’avec la bourgeoisie cairote, grâce notamment à de judicieuses alliances : l’une de ses filles a, par exemple, épousé un fils de l’influente famille des Abaza. Et une autre, un membre de la famille Qaffas, où les officiers supérieurs sont légion. Son principal atout reste toutefois la confiance de Moubarak.
Son seul vrai handicap : sa santé apparemment fragile. En 2001, il était apparu en public, à plusieurs reprises, coiffé d’un bonnet. Il n’en a pas fallu davantage pour que certains le soupçonnent de dissimuler une soudaine calvitie provoquée par quelque traitement médical brutal. Info ou intox ? En tout cas, Souleïman n’a pas ralenti la fréquence de ses déplacements. Et son rôle d’envoyé personnel du président ne cesse de s’élargir. Il ne lui manquait plus que d’apparaître sur le devant de la scène. C’est désormais chose faite.

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