Selon que vous serez puissant ou misérable…

Publié le 5 mai 2003 Lecture : 4 minutes.

Les États-Unis, par la bouche de leur secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, et la Grande-Bretagne, par celle de son ministre des Affaires étrangères Jack Straw, étaient-ils fondés à accuser, le 14 avril, la Syrie d’avoir expérimenté des armes chimiques « au cours des douze à quinze derniers mois » ? Pour quelle raison, sinon celle du plus fort, ont-ils brandi des menaces de sanctions « diplomatiques, économiques ou autres » si cet « État voyou » ne se montrait pas de surcroît plus coopératif dans la traque des dignitaires du régime irakien ? Pour faire bonne mesure, la presse américaine a avancé que Damas aurait accueilli deux Irakiennes particulièrement recherchées, les biologistes Rihab Taha, surnommée Dr Bactérie, et Salih Mahdi Ammash, rebaptisée Mme Anthrax. Aussitôt, Damas, que l’on crédite d’un centre de recherches et de deux unités de production de ces substances infernales, s’est défendu comme un beau diable, jurant qu’il ne possédait pas ce type d’armes, acceptant « de bon coeur le régime d’inspection le plus strict » et disant aux Anglo-Saxons : « Venez, nous vous en prions, et allez où vous voulez, mais vérifiez tous les pays du Proche-Orient. »
Avant de baisser ainsi pavillon, la Syrie aurait dû se remémorer le droit international en vigueur en matière d’armes chimiques. Depuis les fumées asphyxiantes du général grec Démosthène et les flèches au curare des Indiens d’Amazonie, les techniques de mort chimiques ont fait de singuliers progrès, comme l’explique dans l’article ci-dessus le général Étienne Copel. Le droit a suivi, mais plus lentement : après les massacres aux gaz de la Grande Guerre, le Protocole de Genève de 1925 avait banni l’emploi de tous gaz ou liquides asphyxiants, mais n’en avait interdit ni la production ni la possession. En 1993, la Convention internationale d’interdiction des armes chimiques s’est mise en place pour en finir avec cette hypocrisie : désormais, il est interdit de produire, de stocker, d’exporter et d’utiliser des armes chimiques. Mieux, les détenteurs de ces munitions très spéciales devront les détruire avant avril 2007.
Malheureusement, ce beau texte signé et ratifié par 151 pays est moins parfait qu’il n’y paraît. Officiellement, les États-Unis et la Russie ont accumulé respectivement 31 000 tonnes et 40 000 tonnes de ces substances mortelles. En réalité, beaucoup plus. La Russie prend prétexte de son impécuniosité pour traîner les pieds, et il semble peu probable que ses stocks soient détruits à la date prévue. Il y a même gros à parier qu’elle n’encourra pas pour autant les foudres de quiconque.
Deuxième inconvénient, les molécules qui entrent dans la fabrication des gaz moutarde, sarin ou VX servent aussi à la fabrication de colorants, d’engrais, de cosmétiques ou de pesticides, et il est possible de reconvertir en une douzaine d’heures une fabrique de gaz de combat en pacifique unité de production à des fins civiles. Enfin, la Convention autorise les pays adhérents à poursuivre sous surveillance leurs expérimentations sur ces armes peu convenables ; c’est ainsi que la France est autorisée à produire chaque année 10 kilos d’ingrédients chimiques dans son centre du Boucher (Essonne).
Il n’est pourtant pas possible d’accuser, et encore moins de condamner la Syrie au nom de la Convention, car elle ne lui est pas applicable puisqu’elle ne l’a pas signée. Pas plus qu’Israël, d’ailleurs, dont on rappellera qu’un Boeing 747 cargo transportant 200 litres de diméthyl-méthylphosphonate destinés à fabriquer 300 kilos de gaz sarin s’était écrasé dans les faubourgs d’Amsterdam en 1992. Les riverains de la catastrophe avaient été intoxiqués par les émanations.
Mansuétude pour la Russie, autorisation pour la France et amnésie pour Israël, mais accusation infondée pour la Syrie signifient que M. de La Fontaine n’a rien perdu de sa pertinence et qu’il avait bien raison d’écrire que, « selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ».
On se demande pourquoi, tant qu’ils y étaient, Washington et Londres n’ont pas dénoncé la présence ou l’expérimentation d’armes biologiques sur le territoire syrien, comme ils l’avaient fait pour l’Irak. Voilà pourtant « l’arme du pauvre » par excellence puisqu’une arme classique revient à 2 000 dollars au kilomètre carré, une arme nucléaire à 800 dollars, une arme chimique à 600 dollars et une arme biologique 1 dollar. La bombe d’Hiroshima est battue à plate couture par une centaine de kilos d’agent du charbon qui peuvent tuer 300 000 personnes. La panoplie des microbes et bactéries en bombes est impressionnante : typhus, peste, choléra, psittacose, fièvre de Malte, botulisme, anthrax, fièvre jaune, dengue, etc.
Oui, pourquoi les Anglo-Saxons n’ont-ils pas brandi la Convention de Londres-Moscou-Washington de 1972 par laquelle 143 pays – mais pas la Syrie – s’engageaient à détruire ou à convertir à des fins pacifiques dans les neuf mois toutes leurs mixtures biologiques ? Parce que la recherche et le développement sur celles-ci demeurent autorisés à des fins pacifiques et que les États-Unis s’opposent à ce que les inspections pour s’en assurer soient contraignantes, en faisant valoir qu’il y va de leurs intérêts industriels, que ces inspections sont inefficaces et que cela les exposerait à un espionnage mettant en péril leur sécurité. À les entendre, on a un peu l’impression que c’est la Convention contre les armes biologiques qui représente un danger public ! Donc pas de contraintes, pas d’application concrète de ladite Convention et, forcément, pas d’accusation possible à l’endroit de la Syrie, qui n’y est pas assujettie.
Alors, puisque tout cela n’est que mise en scène, quelle est la vraie finalité de cette danse du scalp autour du régime de Bachar el-Assad, dont l’armée n’est redoutable que pour son peuple ? Lui faire peur, le placer sur la défensive et lui faire relâcher sa pression sur le Liban et sur Israël, afin de poursuivre le remodelage du Moyen-Orient tel qu’il a été concocté sur les bords du Potomac ? Une forme de guerre psychologique à base de mensonges et de manipulations qui a au moins le mérite de tuer moins de monde que les bombes dites « intelligentes ».

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