Rose des sables
Joëlle Losfeld réédite les oeuvres majeures d’Isabelle Eberhardt. Parcours d’une nomade tragique.
Vingt et un octobre 1904. Isabelle Eberhardt se remet peu à peu d’une sévère malaria dans son gourbi d’Aïn Sefra (Ouest algérien) quand un violent orage s’abat sur la région. En quelques heures, l’oued se transforme en torrent de boue. La jeune fille, âgée de 27 ans, n’aura pas le temps de fuir. L’équipe dirigée par le général Lyautey la retrouvera vêtue de son habit de cavalier arabe, morte. Elle sera enterrée au cimetière musulman sous sa double identité : Isabelle Eberhardt, écrivain ; Mahmoud Saadi, baroudeur mystique du Sahara. Une tragédie qu’elle aurait pu écrire.
À l’occasion de l’année de l’Algérie en France, et à un an du centième anniversaire de sa mort, les éditions Joëlle Losfeld rééditent l’essentiel de son oeuvre dans la collection « Arcanes ». Sont déjà parus Au pays des sables et Journaliers, suivis aujourd’hui par Amours nomades, Sud Gervais et Sud Oranais. Une chance, pour les lecteurs, de (re)découvrir les écrits de cette singulière voyageuse pour qui « tout le grand charme poignant de la vie vient peut-être de la certitude absolue de la mort. Si les choses devaient durer, elles nous sembleraient indignes d’attachement. »
Isabelle est née le 17 février 1877 dans le quartier des Grottes, à Genève. Si le mythe voudrait qu’elle fût fille d’Arthur Rimbaud, elle est plus sûrement l’enfant illégitime de Natalia de Moerder, née Eberhardt, et d’Alexandre Nicolaïevitch Trofimovsky, réfugié russe. Une atmosphère cosmopolite et peu conformiste nimbe ses premières années. Élevée à Meyrin (Suisse) avec les quatre autres enfants de sa mère, elle grandit entre les livres, bercée de russe, de français, d’allemand, d’italien, d’arabe, de grec et de latin. En 1883, puis en 1888, deux de ses demi-frères s’engagent dans la Légion étrangère et gagnent l’Algérie. Elle entreprend aussitôt d’apprendre l’arabe, le kabyle et le dessin.
À 18 ans, Isabelle publie ses premières nouvelles, « Infernalia », dans la Nouvelle Revue parisienne, puis « Vision du Maghreb », où elle n’est jamais allée. Deux ans plus tard, elle traverse la Méditerranée. Elle s’installe avec sa mère à Annaba, près de la frontière est de l’Algérie. Six mois plus tard, Natalia meurt d’une crise cardiaque, à 59 ans. Isabelle reste en Afrique du Nord. Elle écrit et voyage, publie des nouvelles dans L’Athénée, entame la rédaction de Rakhil, roman d’amour entre un étudiant musulman et une jeune juive, qu’elle n’achèvera jamais. En 1899, elle perd son frère Volodia et son père Vava.
Déguisée en homme, vêtue d’un burnous blanc et coiffée d’un turban, convertie à l’islam, elle se fait appeler Mahmoud Saadi, voyage avec un passeport russe au nom d’Isabelle de Moerder et n’en finit pas d’explorer le quotidien des gens qu’elle rencontre, dans les camps bédouins et les cafés soumis à la pression grandissante des colons. Suspecte pour les uns comme pour les autres, sans doute un peu trop libérée, elle rencontre Slimène Ehnni, soldat des corps de cavalerie indigène de l’armée française en Afrique du Nord. Son mariage est refusé par l’armée coloniale.
En janvier 1901, victime d’une tentative d’assassinat à Béhina, elle suit les conseils des autorités et gagne Marseille. Convoquée à Constantine comme témoin et victime, elle est bannie d’Algérie, alors même que son agresseur est condamné. Son mode de vie et ses déguisements sont de nature à troubler l’ordre public… Marseille, encore, où elle parvient à épouser Slimène le 17 octobre 1901, avant de s’embarquer à nouveau pour l’Algérie. Voyageuse infatigable, arpenteuse des ergs, des regs et des oueds, elle écrit pour Victor Barrucand, directeur du journal L’Akhbar, et peut pour la première fois vivre de sa plume.
Slimène a survécu à la crue de l’oued d’Aïn Sefra. Les manuscrits d’Eberhardt aussi, retrouvés dans la boue par Lyautey et transmis à Barrucand. Ils sont aujourd’hui conservés aux Archives d’outre-mer, à Aix-en- Provence. Mais l’oeuvre ne dort pas, il suffirait pour s’en convaincre de lire les cinq pages de « Taalith », épure tragique, dans Amours nomades. Isabelle Eberhardt, dont Edmonde Charles-Roux a conté la vie (Nomade j’étais, Le Livre de poche, 672 pp., 7,62 euros), continue d’arpenter le désert : « Nomade j’étais, quand toute petite je rêvais en regardant les routes, nomade je resterai toute ma vie, amoureuse des horizons changeants, des lointains encore inexplorés. »
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