Que faut-il faire de Winnie ?

Icône de la lutte antiapartheid, populaire dans les quartiers pauvres, l’ex-épouse de Nelson Mandela, qui agace la nomenklatura, a été condamnée à cinq ans de prison, dont un avec sursis.

Publié le 5 mai 2003 Lecture : 6 minutes.

Faut-il, après l’avoir adorée, « brûler » Winnie Madikizela-Mandela ? Avec ses ardoises auprès des banques, ses démêlés avec le fisc, ses ennuis à répétition avec la justice, son absentéisme rédhibitoire au Parlement, ses « caprices » de diva et sa vie dissolue, l’ex-épouse de Nelson Mandela alimente depuis plusieurs années la chronique mondaine (et judiciaire). Sa condamnation, le 25 avril, à cinq ans de prison, dont un avec sursis, écorne un peu plus l’image de l’héroïne de la lutte antiapartheid, qui pourrait, si son appel est rejeté, passer huit mois en prison et le reste de sa peine à faire des travaux d’intérêt public.
Au terme d’un procès qui s’est étiré sur neuf mois, la Cour régionale de Pretoria l’a reconnue coupable de quarante-trois chefs d’inculpation distincts pour fraude et de vingt-cinq pour vol. Son coaccusé, un courtier du nom d’Addy Moolman, un métis originaire du Cap, poursuivi pour des faits similaires, écope, lui, de sept ans de prison, dont deux avec sursis. Tous deux étaient jugés pour avoir frauduleusement obtenu des prêts bancaires d’un montant total de 1 million de rands (environ 140 000 dollars) en faveur d’employés fictifs de la Ligue des femmes du Congrès national africain (ANC) présidée par Winnie Madikizela-Mandela. Ils étaient également accusés d’avoir délesté de pauvres femmes noires de leurs maigres ressources contre l’engagement – jamais respecté – d’assurer les funérailles de leurs proches…
Pour sa défense, l’ex-épouse Mandela a mis son action sur le compte de la « philanthropie », s’attirant cette remarque ironique de Peet Johnson, le président (blanc) de la Cour : « En somme, vous avez, comme Robin des Bois, pris à ceux qui ont pour donner à ceux qui n’ont pas ! » « Seul un idiot minimiserait le rôle que vous avez joué dans l’histoire de ce pays, a, par ailleurs, convenu le magistrat en commentant la sentence. Vous avez passé maintes années aux côtés du plus grand homme d’État des temps modernes et, sans aucun doute, vous avez joué un rôle important dans la lutte de libération, mais, à un moment donné, quelque chose a mal tourné. Votre conduite est inacceptable. Nous sommes tous égaux devant la loi. »
Comme si cela ne suffisait pas, Winnie Madikizela-Mandela devait apprendre, dans la foulée, le rejet du recours qu’elle avait introduit devant la Haute Cour du Cap contre une décision prise par le Parlement de lui infliger publiquement un blâme. En effet, à en croire le Comité d’éthique de la Chambre, elle aurait, pendant plusieurs années, volontairement omis de déclarer, comme la loi l’y oblige, le montant des dons reçus au nom du Musée familial Winnie-Mandela. Pour cela, le Comité avait prévu de lui infliger un avertissement ainsi qu’une amende de 12 500 rands représentant la moitié de ses indemnités mensuelles de députée. Une première dans les annales de la vie parlementaire sud-africaine !
Winnie Madikizela-Mandela avait porté l’affaire devant la justice, qui a finalement avalisé la procédure entamée par les parlementaires. Ces derniers n’apprécient guère, il est vrai, l’absentéisme chronique d’une collègue qui, lors de la session en 2002, n’est venue que quatre jours – sur soixante-seize ! – dans l’Hémicycle. « Il est difficile de partager les bancs du Parlement avec des politiciens qui ont du sang des enfants de Soweto sur les mains », s’est défendue Winnie Madikizela-Mandela. Avant d’annoncer sa démission de toutes ses charges politiques, à savoir de la présidence de la Ligue des femmes de l’ANC, du Comité exécutif du vieux parti nationaliste, et, bien entendu, de son mandat de députée.
La « Mère de la nation » est-elle victime d’une cabale politicienne ? Veut-on lui faire « rendre gorge » pour son activisme militant, sa popularité, réelle au sein des couches populaires, et pour son franc-parler ? En fait-elle trop, comme le soulignent ses adversaires ? « Sans cautionner toutes ses initiatives, on est bien obligé d’admettre que Winnie est une victime du système, affirme le secrétaire général de l’ANC, Kgalema Motlanthe, l’un des rares dirigeants du parti à lui avoir apporté son soutien. C’est une femme blessée dans sa chair. Lorsqu’on a été à ce point harcelée, comme elle le fut du temps de l’apartheid, cela laisse des traces indélébiles. Elle est restée très vulnérable. Je la considère comme l’incarnation d’une blessure collective… »
Il n’empêche ! Pourquoi une femme aussi admirable, dont le rayonnement dépasse largement les frontières de son pays, a-t-elle basculé dans la délinquance ? Le manteau d’héroïne était-il trop pesant pour ses épaules ? Est-ce le résultat des traumatismes subis sous le régime de l’apartheid ? Soixante-sept ans, le 26 septembre prochain, Winnie Madikizela-Mandela a certainement, plus que d’autres, souffert du pouvoir blanc. Son époux, Nelson, arrêté, jugé et envoyé au bagne en 1964, six ans seulement après leur mariage. Elle-même, harcelée, arrêtée, assignée à résidence, incarnait aux yeux de la majorité noire et de la communauté internationale la résistance au racisme et à la discrimination. Mais, ironie de l’Histoire, le démantèlement de l’apartheid, la libération de son mari, le 11 février 1990, et la montée en puissance de l’ANC, à laquelle elle apporta une appréciable contribution, ne signifieront pas pour autant la fin de ses ennuis. En 1991, elle est ainsi accusée d’avoir ordonné le kidnapping, la torture et l’assassinat d’un adolescent de 14 ans, Stompie Seipei, soupçonné d’être un indicateur de la police. Sa condamnation à six ans de prison fut ramenée, en appel, à une simple peine d’amende.
Depuis ce scandale, elle a connu une succession de revers. D’ordre affectif, avec sa séparation (1992), puis son divorce (1996), pour cause de « mésentente » avec Nelson Mandela. La « Mère de la nation » a eu – c’est un secret de polichinelle – plusieurs amants lorsque son mari était en détention. Revers politiques, ensuite, avec sa brutale éviction, en 1995, du gouvernement au sein duquel elle occupait le poste de vice-ministre des Arts. Motifs ? Insubordination, fréquents retards aux réunions du cabinet, utilisation de fonds publics pour des voyages d’agrément, commerce de pierres précieuses avec des intermédiaires véreux…
Depuis, Winnie Madikizela-Mandela, qui ne fait décidément rien pour plaire, est au centre d’un tir croisé de l’establishment blanc et des notables de l’ANC. Les premiers, par le truchement d’une presse dans sa majorité conservatrice, ne ratent aucune occasion d’épingler « les frasques » d’une dame « hautaine et arrogante », qui, à leurs yeux, milite toujours pour la révolution en Afrique du Sud. Les seconds n’apprécient guère les critiques tonitruantes de la « camarade Winnie », prompte à dénoncer les « arrivistes et les petits-bourgeois » qui ont pris le contrôle de l’ANC.
Beaucoup parmi les leaders actuels du mouvement appartiennent, en effet, à l’aile extérieure, celle qui a accompagné la lutte contre l’apartheid à partir des beaux quartiers de Londres, Alger, Addis-Abeba, Lusaka, Dar es-Salaam, Accra… Winnie Mandela, à l’instar d’un Steve Biko, s’est battue, elle, sur le front intérieur. Elle a pris des coups, ce qui lui vaut respect et admiration auprès des jeunes d’Alexandra et de Soweto. « Tu es l’ANC, Mama, et on mourra avec toi », ont lancé quelques-uns d’entre eux à l’annonce de sa condamnation. Aujourd’hui encore, elle entretient des rapports tendus avec le successeur de Nelson Mandela au palais présidentiel, Thabo Mbeki. Ce dernier n’a pas hésité à l’humilier en public, l’an dernier, en détournant brutalement la tête au moment où elle allait lui faire la bise. Elle n’est pas, non plus, en très bons termes avec l’autre grande figure de l’ANC, Cyril Ramaphosa, qu’elle suspecte d’être à l’origine de sa rupture avec Nelson Mandela.
Populaire auprès des militants et dans les quartiers pauvres, toujours adulée dans toute l’Afrique et au-delà, icône de la résistance à l’apartheid, ce qui lui a valu d’être facilement élue députée, Winnie Madikizela-Mandela agace au plus haut point la nomenklatura noire, qui a déjà les yeux rivés sur les élections générales de 2004. On peut comprendre, dans ces conditions, que ni le président Mbeki ni le vice-président Jacob Zuma n’aient jugé opportun de commenter le verdict de la Cour régionale de Pretoria, encore moins de venir à sa rescousse. Ils ont préféré laisser leur camarade à son triste sort, persuadés qu’elle ne se relèvera pas de l’épreuve. Mais c’est sans doute mal connaître une femme qui a fait la preuve, ces dernières décennies, de sa ténacité et amplement démontré qu’elle avait de la ressource. Le Mail and Guardian ne l’a-t-il pas surnommée la « Mohamed Ali de l’ANC » à cause de sa formidable capacité à encaisser les coups et à revenir sur le devant de la scène ? À n’en pas douter, la « pasionaria des townships » n’a pas fini de faire parler d’elle…

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