Pouvons-nous en parler ?

Publié le 5 mai 2003 Lecture : 3 minutes.

Cette guerre a mis les juifs en vitrine comme jamais auparavant. Ses principaux architectes – Paul Wolfowitz, Richard Perle et Douglas Feith – sont tous des néoconservateurs juifs. Juifs aussi, beaucoup de ceux qui mènent le combat dans les médias, tels William Kristol, Charles Krauthammer et Marty Peretz. Joe Liberman, l’homme politique juif le plus en vue aux États-Unis, a été l’un des va-t-en-guerre les plus actifs.
Se pose aussi le problème de la « mainmise » juive sur les médias. S’il n’y a pas à tirer de conclusion particulière du fait que les familles propriétaires du New York Times et du Washington Post sont juives, ce n’est pas le cas avec les patrons juifs, disons, du U.S. News and World Report et de la New Republic. Mortimer Zuckerman est à la tête de la Conférence des présidents des principales organisations juives américaines, et Peretz est le président officieux du Comité antidiffamation américano-arabe. Ni l’un ni l’autre n’hésitent à remplir leur magazine d’informations qui peuvent être utiles aux juifs.
Ce qui n’arrange rien, c’est que beaucoup de ces activistes juifs – ces « likoudniks », comme on les appelle – semblent avoir un comportement conforme aux stéréotypes antisémites les plus éculés. À la grande joie des authentiques antisémites, le projet d’une nouvelle guerre pour chasser Saddam a été partiellement conçu à la demande de l’ex-Premier ministre du Likoud Benyamin Netanyahou dans un document écrit expressément à son intention par Perle, Feith et d’autres en 1996.
Or la difficulté quand on s’interroge sur la thèse du complot de la « guerre juive » est la réticence générale à se poser la question de l’influence israélienne et américano-juive sur la politique étrangère des États-Unis. Quelques auteurs, notamment Stanley Hoffmann, Robert Kaiser et Mickey Kaus, se sont interrogés prudemment. Mais dans la page « Opinions » du Washington Post, le rédacteur en chef de la New Republic Lawrence Kaplan écrit qu’évoquer seulement « le spectre du double loyalisme » est « toxique ». Kaus notait à juste titre dans Slate que le tabou du double loyalisme est « très manifestement destiné à empêcher les gens de poser le problème des likoudniks ». Et ça marche.
Tout cela est très embarrassant pour le gentil chroniqueur juif que je suis. Mon double loyalisme à moi – voilà, j’ai avoué m’a été inspiré par mes parents, mes grands-parents, mes professeurs de l’école hébraïque et mes rabbins, sans parler des moniteurs qui nous accompagnaient dans nos voyages d’adolescents en Israël et des représentants à l’université du lobby Aipac. C’était à peu près le seul point sur lequel ils étaient tous d’accord. Et pourtant, cette fidélité à Israël provoque une certaine confusion chez ceux qui la pratiquent, à savoir : quels intérêts sont prioritaires, ceux de l’Amérique ou ceux d’Israël ? À gauche, on est certain que la fin de l’occupation et l’existence d’un État palestinien pacifique et prospère sont le meilleur moyen de préserver à la fois la sécurité d’Israël et les intérêts américains. Les likoudniks pensent que la meilleure solution pour Israël comme pour les États-Unis, c’est de taper sur les Arabes aussi fort que possible, car « la force est la seule chose que ces gens-là comprennent ».
Mais il faudrait avoir l’honnêteté d’imaginer au moins une opposition hypothétique entre les intérêts américains et israéliens. Ici, je me sens un peu seul quand je reconnais que de temps en temps, je pencherais pour l’intérêt d’Israël. Comme on me l’a expliqué et réexpliqué quand j’étais jeune, l’Amérique peut faire un million d’erreurs, personne n’annexera notre pays ni ne nous liquidera. Israël est loin d’être aussi vulnérable que beaucoup d’entre nous l’ont cru, mais il reste un petit îlot juif entouré par une mer d’Arabes largement hostiles. Peut-être l’aide apportée par l’Amérique à Israël en 1973 a-t-elle été une erreur stratégique, mais l’alternative étant ce qu’elle était, peu m’importe. Comme Moshe Dayan l’a dit à Golda Meir à l’époque, le « troisième temple » était menacé. Tant pis pour le prix de l’essence !
Je serais surpris si les faucons likoudniks ne ressentaient aucune émotion à l’idée de défendre le « troisième temple » de Dayan. L’incapacité où nous sommes de poser la question fait sombrer la discussion dans des profondeurs parfois antisémites. Si les likoudniks ont joué un rôle malsain dans la préparation de cette guerre (et dans celles qui suivront), et si de nouveaux débats éclairent ce fait regrettable, je dirais : « Que la lumière soit ! » S’il y a quelque chose de « toxique » simplement à en parler, le problème n’est probablement pas dans les paroles, mais dans les actes.

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