Partira, partira pas ?

Publié le 6 mai 2003 Lecture : 7 minutes.

Les trois concerts donnés par Jane Birkin à Alger et Annaba sont passés inaperçus. Personne n’a fêté la victoire (3-1) de l’équipe nationale de football sur les Scorpions malgaches, à Amiens (France), le 23 avril, ni pleuré sa défaite, trois jours plus tard, face à l’Olympique de Marseille, au Stade Vélodrome (1-2). Les déboires du groupe Khalifa ? L’interminable feuilleton a fini par lasser. La future adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ? Trop technique, trop compliqué. Certes, on s’inquiète du sort des volontaires partis combattre les Américains aux côtés de la Garde républicaine de Saddam Hussein (ils seraient 600 selon la presse indépendante, moins de 200 selon des sources consulaires), mais ce n’est quand même pas une obsession. Non, ce qui passionne vraiment les Algériens en ce mois d’avril presque caniculaire, c’est tout autre chose. Quoi ? L’élection présidentielle d’avril 2004, bien sûr !
Dans les cafés, les autobus ou les salles d’attente des administrations, on ne parle plus que de ça. Pourtant, seuls deux candidats se sont, à ce jour, déclarés : l’islamiste Abdallah Djaballah et Abdessalam Rachedi, un dissident du Front des forces socialistes (FFS) d’Hocine Aït Ahmed. Pendant cette sorte de précampagne électorale, trois dossiers accaparent l’attention. Dans l’ordre : les tensions entre Abdelaziz Bouteflika et Ali Benflis, la Kabylie, et l’affaire des trente et un touristes disparus dans le désert.
À Alger, les relations entre le président et son chef de gouvernement suscitent les rumeurs les plus fantaisistes, mais il n’y a pas de fumée sans feu : à l’évidence, ce n’est plus le grand amour. Les choses ont commencé à se gâter dès le moment où l’hypothèse d’une candidature présidentielle de Benflis est apparue vraisemblable. C’est-à-dire au mois de janvier, lors de la visite officielle de celui-ci à Paris. « Boutef » n’a manifestement pas apprécié les commentaires élogieux de la presse française à l’endroit de son Premier ministre, et surtout pas l’article de Florence Beaugé dans le quotidien Le Monde. L’un de ses collaborateurs conteste néanmoins cette interprétation : « Ce serait faire insulte à son intelligence d’imaginer qu’un simple article de presse, fût-il du Monde, ait pu l’inciter à prendre ombrage des ambitions de celui qui a été son plus fidèle lieutenant. D’ailleurs, un Conseil des ministres s’est tenu après le séjour parisien de Benflis, preuve que les deux hommes continuent de travailler ensemble. » Précision : le Conseil des ministres est une réunion du cabinet qui se tient sous la présidence du chef de l’État, alors que le Conseil du gouvernement est dirigé par le Premier ministre. La réunion en question a eu lieu le 18 février et, depuis, le cabinet ne s’est réuni qu’en Conseil du gouvernement, auquel le président ne participe pas. La vérité est que les deux hommes ne se rencontrent plus qu’à l’occasion de cérémonies officielles.
Notre interlocuteur situe ailleurs l’origine du différend. « Il est normal que Benflis ait des ambitions présidentielles, et non moins normal que Bouteflika lui en tienne rigueur : n’est-il pas à l’origine de sa carrière politique ? Le désaccord porte davantage sur la forme que sur le fond. » Boutef reprocherait essentiellement à Benflis son attitude lors du Congrès du FLN, le 19 mars. L’ancien parti unique reste en effet une redoutable machine électorale. Or le Premier ministre, qui en est le secrétaire général, a pris soin de le verrouiller à son profit exclusif. Tous ceux qu’il soupçonnait d’être favorables à une investiture de Bouteflika comme candidat du parti à la présidentielle ont été exclus des instances dirigeantes. Pis encore, Benflis a publiquement pris ses distances avec le programme politique – celui du président – qu’il est chargé d’appliquer.
Cette crise de confiance n’est évidemment pas sans conséquence sur la gestion des affaires de l’État, ne serait-ce que parce que le président évite soigneusement de rencontrer son Premier ministre ! « Cela ne peut plus durer », se plaint-on dans les couloirs d’el-Mouradia. L’armée, qui avait pourtant promis de se tenir à l’écart de la politique, a fini par s’en inquiéter. « Des hommes de bonne volonté sont intervenus, confirme Larbi Belkheir, le directeur du cabinet présidentiel. Une rencontre en tête à tête a eu lieu, quinze jours après le Congrès du FLN [début avril, donc], mais je ne saurais vous en dire plus. Tout ce que je sais est que les deux hommes sont convenus d’enterrer la hache de guerre, même si Benflis ne s’est pas engagé à renoncer à ses ambitions présidentielles. » Problème, une autre source bien informée soutient exactement le contraire : « Lors de cette rencontre, Benflis a juré qu’il ne se présenterait jamais contre Bouteflika. » Qui croire ?
Dans l’entourage du Premier ministre, on affecte la sérénité : « Si Boutef se sépare de Benflis, les deux hommes y laisseront des plumes, assure un membre du Bureau politique du FLN. S’il doit y avoir des changements, mieux vaudrait qu’ils concernent certains ministres qui sont à l’origine de sérieux dysfonctionnements dans l’action du gouvernement. Un Hamid Temmar [titulaire du portefeuille de la Participation et de la Promotion des investissements, NDLR], par exemple, est aujourd’hui récusé par les syndicats. Imagine-t-on une élection sans histoire si l’UGTA décide de paralyser le service public, comme elle l’a fait lors de la grève générale des 25 et 26 février ? »
Après sa rencontre avec Boutef, Benflis s’est rendu à Nouakchott d’où, le 12 avril, il a envoyé quelques signaux d’apaisement. La question de son départ revient pourtant sur le tapis quelques jours plus tard. Un conseiller du président tranche, péremptoire : « Quand il se rendra à Alger, dans quelques semaines, Driss Jettou, le Premier ministre marocain, sera accueilli par un autre chef du gouvernement que Benflis. » Par qui ? Les noms les plus fréquemment cités sont ceux d’Abdelaziz Belkhadem, le chef de la diplomatie, d’Abdelmalek Sellal, le ministre des Transports, et de Saïd Barkat, son collègue de l’Agriculture. Quelles seraient les conséquences de ce limogeage ? « Ce ne serait pas un tremblement de terre, estime un commentateur. De toute façon, le seul atout de Benflis, c’est l’appareil du FLN. Or, à l’issue du dernier congrès, près de cent vingt députés de ce parti, conscients de la tentative de marginalisation dont le chef de l’État était l’objet, se sont empressés de lui faire part de leur soutien. Jamais la présidence n’a reçu autant de fax de l’Assemblée nationale ! » Belkheir assure que « Benflis n’est pas homme à faire de vagues dans le cas où le président mettrait fin à ses fonctions ».
Cette hypothèse n’est toutefois pas la plus vraisemblable, au moins à brève échéance, ne serait-ce que parce que le Premier ministre est directement chargé du dossier sans doute le plus explosif : la Kabylie. Depuis plus de deux ans, la région vit en marge du pays. Les élections législatives et locales y ont été marquées par une abstention massive (de l’ordre de 95 %). Près d’une soixantaine de communes n’ont pas d’élus, l’administration tourne au ralenti, et le fonctionnement des archs, ces comités de villages et de tribus mis en place (ou réactivés) après la révolte du printemps 2001, se révèle, à l’usage, particulièrement opaque. Luttes intestines et surenchères irresponsables y sont la norme. Ceux qui tentent de négocier avec le pouvoir la libération des militants qui ont empêché par la force la tenue des élections sont littéralement « ostracisés ». Du coup, la population se sent prise en otage, coincée entre des mots d’ordre qui frisent la désobéissance civile et la maladroite fermeté des pouvoirs publics. Cela dit, le mouvement s’essouffle. Lors des manifestations organisées à l’occasion de la commémoration du « printemps berbère » (avril 1980) et du « printemps noir » (avril 2001), la mobilisation a été plus que décevante : 6 000 manifestants à Tizi-Ouzou, moins de 3 000 à Béjaïa. Où sont passés les centaines de milliers de marcheurs qui répondaient naguère à l’appel des archs ?
Il faudra bien pourtant que l’État trouve une solution. Le dialogue que Benflis a entrepris de nouer en 2001 et 2002 n’a pas été complètement inutile : il a au moins permis de déblayer le terrain en vue de la mise en oeuvre de la plate-forme dite d’el-Kseur (un programme revendicatif en douze points). D’ores et déjà, le tamazight (la langue berbère) s’est vu octroyer le statut de langue nationale, au prix d’une révision de la Constitution, les brigades de gendarmerie accusées d’avoir eu la main lourde lors des opérations de maintien de l’ordre ont été redéployées, et la majorité des familles de victimes (morts ou blessés) a été indemnisée : autant de revendications satisfaites. Mais les archs ne s’en satisfont pas et continuent d’exiger l’application de l’ensemble de la plate-forme avant d’accepter d’engager le dialogue avec le gouvernement.
Le Premier ministre a promis de se rendre en Kabylie après le Congrès du FLN pour tenter de débloquer une situation de plus en plus intenable. Même ses détracteurs les plus acharnés, qui aimeraient le voir quitter le palais du gouvernement le plus vite possible, concèdent que la complexité du dossier kabyle peut lui permettre de sauver provisoirement sa tête.

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