« Ma vérité sur l’affaire Elf »
Mis en cause par les ex-dirigeants de la compagnie pétrolière française, dont le procès se tient actuellement à Paris, le chef de l’État gabonais a choisi les colonnes de J.A.I. pour riposter. Sans ménagement.
Si ses pairs le redoutent autant qu’ils s’agacent de son aplomb inoxydable, si les opposants africains, dont aucun ou presque n’est ressorti les mains vides d’une visite au « Palais du bord de mer », évitent soigneusement de le critiquer en public, si la classe politique française, inquiète de sa mémoire et de ses dossiers, le ménage et le respecte, Omar Bongo n’en souffre pas moins d’une réputation sulfureuse. Tout récemment encore, Capital, le magazine économique à grand tirage, dénonçait son régime « peu fréquentable », grand bénéficiaire de « la gabegie des aides françaises à l’Afrique ». Une image peu flatteuse que le grand déballage auquel donne lieu, à Paris, le procès dit de « l’affaire Elf » ne fait que renforcer.
À 67 ans, dont trente-six de pouvoir ininterrompu, Bongo est conscient de ce déficit, mais ne s’y résout toujours pas. Ces accusations récurrentes, qui relèvent, selon lui, à la fois des méfaits du néocolonialisme, des ambiguïtés de ses relations avec la France et des règlements de comptes franco-français, il les vit comme autant d’injustices. D’où ses alternances de longs silences boudeurs et de coups de gueule tonitruants. Fin 2000, Omar Bongo avait livré une part de sa vérité dans un passionnant livre d’entretiens : Blanc comme nègre. Il récidive aujourd’hui à propos du scandale Elf et de quelques autres sujets.
Cet entretien s’est déroulé le jeudi 24 avril, en présence de trois témoins : Jean Ping, dit « Mao », ministre d’État chargé des Affaires étrangères, l’un des plus anciens et des plus connus de ses collaborateurs ; Michel Essonghe, son haut représentant personnel, un fidèle de trente ans ; et Germain Ngoyo Moussavou, son directeur de cabinet adjoint et ancien patron du quotidien officiel L’Union, dont il rédigea longtemps les célèbres et impertinents billets signés Makaya. Comme on le lira, en effet, lorsqu’il s’agit de parler d’affaires délicates, Omar Bongo n’oublie jamais les témoins…
JEUNE AFRIQUE/L’INTELLIGENT : Comment allezvous,Omar Bongo ?
OMAR BONGO : Très bien, je vous remercie.
J.A.I : Votre récente déclaration à propos du procès de l’affaire Elf, qui se déroule en ce moment à Paris,donne plutôt l’impression que vous êtes très, très fâché
O.B. : Je le suis, c’est vrai. Je suis chef d’État, père de famille et grand-père : j’en ai assez de voir mon nom étalé sur la place publique, vilipendé à chaque audience. Bongo, Bongo, BongoÂÂ Cela suffit. J’ai fait le mort un moment et laissé André Tarallo dire tout ce qu’il voulait. Maintenant, le temps est venu de rompre le silence.
J.A.I : L’essentiel de la ligne de défense adoptée, depuis plusieurs années, par l’ancien « monsieur Afrique » d’Elf est simple : il n’aurait été que l’exécuteur de vos volontés, le gestionnaire de vos comptes en banque suisses, bref, votre mandant. Qu’en dites-vous ?
O.B. : Tarallo peut-il produire un document, un seul, faisant de lui mon mandant ? Non, c’est du bluff.
J.A.I : Ce qu’il est en mesure de produire,en revanche, ce sont des lettres signées de vous dans lesquelles vous reconnaissez, en 1996, que ces comptes en Suisse vous appartenaient bien. Et d’autres aussi faisant de lui votre conseiller personnel
O.B. : Je n’ai compris que bien plus tard l’utilisation que Tarallo comptait faire de ma signature. Lorsqu’il m’a présenté ces lettres déjà dactylographiées, je les ai signées presque les yeux fermés. Tarallo était un ami que je croyais sincère. Il pensait à l’avenir et m’a demandé de l’aider en couvrant de mon paraphe tel ou tel compte qui ne m’appartenait pas et en lui attribuant telle ou telle fonction à mes côtés. Ce fut une erreur, j’en conviens. J’ai péché par excès de confiance.
J.A.I : Comment un homme aussi avisé que vous a-t-il pu ne pas se méfier ? N’avez-vous pas songé que ces lettres pourraient un jour être utilisées en justice ?
O.B. : Franchement non, pas à ce point. À l’époque où j’ai signé ces documents, en juillet 1996, Tarallo n’était pas vraiment inquiété. Je pensais rendre service à un ami. J’étais loin d’imaginer l’usage qu’il en ferait.
J.A.I : Mais quel autre usage aurait-il pu en faire ?
O.B. : Je l’ai su depuis. Il prenait, paraît-il, mon argent. Et il se baladait en exhibant son titre de conseiller personnel de Bongo.
J.A.I : Tarallo a-t-il réellement exercé cette fonction à vos côtés ? Il soutient, pour sa part, avoir perçu une rémunération comprise entre 5 millions et 10 millions de FF [750 000-1,5 million d’euros] par an
O.B. : Mais pas du tout ! Je lui ai rendu service, à sa demande, en l’autorisant à se prévaloir de ce titre. Mais il n’a jamais figuré sur aucun organigramme de la présidence et n’a jamais eu de bureau ici. Conseiller, chargé de mission ou autre, c’est le genre de fonction fictive que l’on mentionne sur les passeports diplomatiques, mais qui ne correspond à rien. Quand et en quoi Tarallo m’a-t-il conseillé ?
J.A.I : En matière de pétrole, de placements, que sais-je
O.B. : Le pétrole n’a jamais été mon problème. J’ai un ministre du Pétrole et un ministre des Finances. Si j’ai un souci avec Elf, je le traite avec le patron d’Elf-Gabon ou avec le président de la compagnie, à Paris. Tarallo venait à Libreville pour présider le conseil d’administration d’Elf-Gabon, pas pour moi.
J.A.I : Vous n’avez jamais, dites-vous, rencontré Tarallo en tête à tête. Il y avait toujours un témoin. Qui était ce troisième homme ?
O.B. : Je peux vous le révéler aujourd’hui : il s’agit de Samuel Dossou-Aworet, qui, lui, était réellement mon conseiller spécial.
J.A.I : Dossou était-il de votre côté ou de celui de Tarallo, dont il était très proche ?
O.B. : À vrai dire, je ne sais plus très bien. Mais il était présent à chaque fois, y compris lorsque ces fameuses lettres ont été signées.
J.A.I : Soyons plus précis : les comptes en Suisse que Tarallo avait baptisés « Colette », « Centuri » ou « Bonifacio » ne sont pas les vôtres ?
O.B. : Connais pas.
J.A.I : Mais l’argent est bien le vôtre ?
O.B. : De deux choses l’une : ou bien ce monsieur s’est servi de mon nom pour obtenir de l’argent d’Elf, ou bien cet argent m’était réellement destiné et il l’a détourné. Dans le premier cas, c’est l’affaire d’Elf. Dans le second, il lui faut rendre cet argent au Gabon. Et de toute urgence.
J.A.I : Tarallo a reconnu avoir fait construire sa villa de 1 700 m2 à Calalonga, en Corse, avec des fonds provenant de ces comptes suisses. Mais il l’aurait fait pour vous et avec votre accord.
O.B. : Ridicule. Je n’ai jamais mis les pieds en Corse de ma vie !
J.A.I : Et l’appartement de 400 m2 situé quai d’Orsay, à Paris ? Selon Tarallo, vous en êtes « le propriétaire de fait ».
O.B. : Archifaux ! Il a même prétendu que je lui avais demandé de l’acheter pour ma fille Pascaline !
J.A.I : Toujours est-il qu’il l’a, lui, habité. Et qu’il vous y a même reçu à dîner. C’est en tout cas ce qu’il a affirmé au cours du procès.
O.B. : C’est exact. J’étais accompagné de Philippe Jaffré, le président d’Elf.
J.A.I : Il ne vous a pas dit : « Bienvenue chez vous, Monsieur le Président » ?
O.B. : Vous plaisantez ? Je ne connais de cet appartement que le salon et la salle à manger.
J.A.I : On comprend mal à quoi a servi l’intervention du bâtonnier français chargé, après de longues négociations entre vos avocats respectifs, d’arbitrer le différend qui vous oppose à Tarallo. Aux termes de la sentence rendue, ce dernier était censé vous verser une importante compensation financière. Vous vous étiez, paraît-il, séparés bons amisÂÂ
O.B. : Soyons clairs. Cette histoire d’arbitrage m’a été suggérée par l’un de mes avocats, Me Jacques Vergès, soucieux de dégager une solution à l’amiable entre Tarallo et moi. Je lui ai dit d’accord, à condition que le Gabon ne soit pas lésé. Inutile de préciser que j’étais loin d’imaginer, à l’époque, l’ampleur des fonds détournés sur mon dos : près de 300 millions de FF ! Bref, j’ai accepté. Mais j’ai accepté quoi : un arbitrage informel, que je n’ai d’ailleurs jamais signé, rendu par un bâtonnier que je n’ai jamais vu. Dans ce cadre, un premier versement de 5 millions de dollars a été effectué par la partie adverse : une partie a servi à régler les frais d’avocats, le reste est ici, dans une banque, à la disposition de l’État. Mais qui a donné l’ordre de verser cet argent ? Je vous le donne en mille : Samuel Dossou, mon ex-conseiller spécial ! Était-il donc, avec Tarallo, le comandant de ces fameux comptes suisses ? Il y a là une magouille qui m’échappe. Vous savez, contrairement à ce que l’on prétend, je ne m’y connais guère en matière d’argent.
J.A.I : Cet arbitrage n’en a pas moins eu lieu. Ce qui signifie que vous avez longtemps ménagé Tarallo
O.B. : Je l’ai ménagé jusqu’au bout, me contentant de dire qu’il m’avait déçu. Mais son imagination incroyablement fertile et sa volonté de se planquer derrière moi en me laissant prendre tous les coups à sa place me conduisent à réagir. Trop, c’est trop. J’ai été sidéré de l’entendre dire qu’en 1990, craignant de perdre le pouvoir, je lui aurais demandé de me constituer une sorte de caisse d’épargne en Suisse. Alors là, j’ai failli tomber à la renverse. Où et quand nous sommes-nous rencontrés, en 1990, pour parler de cela ? À Paris ? À Libreville ? Qu’il cite une date, un lieu, qu’il cite le témoin Dossou et que le juge le convoque puisque, je vous l’ai dit, nos entrevues ont toujours eu lieu en présence de ce dernier. Tarallo a fait allusion aux émeutes de Port-Gentil pour expliquer ma prétendue crainte de perdre le pouvoir, mais étais-je menacé, à l’époque ? En aucun cas. Lorsque les gens d’Elf ont commencé à déserter, je leur ai donné vingt-quatre heures pour revenir. Ce qu’ils ont fait.
J.A.I : Avez-vous conscience, en démontant ainsi pièce par pièce la principale ligne de défense de Tarallo, de l’exposer, peut-être, à une peine de prison ferme ?
O.B. : On doit se dire la vérité. Si, au moins, Tarallo était venu me voir pour tout m’avouer ! S’il m’avait dit « Monsieur le Président, il y a 300 millions de FF qui appartiennent au Gabon, il y a une villa en Corse, un appartement à Paris, j’ai mal agi, je le regrette, qu’est-ce qu’on fait ? » eh bien, me connaissant, j’aurais sans doute fini, pour lui rendre service, par endosser tout cela. J’aurais consenti à un arrangement pour qu’il rembourse ce qu’il a détourné, tout en lui évitant des ennuis. Mais il n’a pas pris la peine de le faire, il n’a pas eu ce courage. Désormais, c’est sa parole contre la mienne. Si ces comptes suisses étaient à moi, pourquoi Mme Tarallo avait-elle une procuration dessus ? Pourquoi ces comptes ont-ils, entre autres, servi à rénover l’appartement de son fils Jacques ? On pourrait multiplier les exemples à l’infini.
J.A.I : Autre chose : selon Tarallo, mais aussi selon Loïk Le Floch-Prigent, l’ancien patron d’Elf, c’est avec votre accord explicite qu’Elf-Gabon aurait consacré 163 millions de FF au renflouement du groupe textile de leur ami Maurice Biderman. Vous confirmez ?
O.B. : Je démens, c’est un gros mensonge. Ce prêt a été fait à mon insu et à celui des administrateurs gabonais d’Elf-Gabon. Lorsque cette affaire a été découverte, j’ai exigé qu’on rembourse la compagnie. Je ne connais même pas ce monsieur Biderman, je ne l’ai jamais rencontré.
J.A.I : Si l’on en croit Fatima Belaïd, l’ex-épouse de Le Floch-Prigent, ce dernier lui aurait dit, alors que le règlement financier de leur divorce s’éternisait : « Si tu continues à t’entêter, tu vas prendre une balle dans le dos de la part du président Bongo. » Cette terrible petite phrase aurait été prononcée lors d’un ultime rendez-vous au bar de l’hôtel Ritz, à Paris, en septembre 1991. Qu’en pensez-vous ?
O.B. : Que voulez-vous que j’en pense, c’est tellement énorme ! Si Le Floch a réellement dit cela, il aurait dû mieux s’exprimer et menacer son ex-épouse en ces termes : « La balle que nous destinons au président Bongo te reviendra dans le dos. »
J.A.I : Connaissez-vous Fatima Belaïd ?
O.B. : Elle m’a été présentée le jour de mon mariage, le 4 août 1990. Elle faisait partie des invités, avec son mari. Je ne l’ai plus revue ensuite.
J.A.I : Et Le Floch-Prigent ?
O.B. : J’ai eu avec lui des relations strictement professionnelles. Je le recevais en audience lorsqu’il venait à Libreville et il me rendait une visite de courtoisie lorsque je me trouvais à Paris. Sans plus. C’est pourquoi cette histoire de balle dans le dos est grotesque. Vraiment, cette équipe qui se donne en spectacle au tribunal est pitoyable.
J.A.I : En fait, dans cette histoire, tout le monde ouvre son parapluie : le parapluie Mitterrand pour Le Floch, le parapluie Biya-Lissouba pour Sirven et le parapluie Bongo pour Tarallo.
O.B. : C’est un peu cela, en effet. Mais le parapluie Bongo, à force de servir, a fini par se trouer. Et Tarallo est trempé, maintenant.
J.A.I : Et ce n’est pas fini, car il existe une autre affaire Elf, en cours d’instruction celle-là, dans laquelle votre nom est à nouveau cité. Ainsi, vous auriez perçu 10 millions de dollars pour avoir recommandé Elf à Sani Abacha, l’ancien président du Nigeria.
O.B. : Mais c’est de la folie ! Moi, écrire à Abacha pour pistonner Elf au Nigeria ? Comme si Elf en avait besoin ! Où est cette lettre ? Qu’on nous la montre !
J.A.I : A priori, ce n’est pas aberrant. Vous avez bien aidé Elf à entrer brièvement dans le cartel du Tchad…
O.B. : C’est exact. La France et le Tchad sont deux pays amis du Gabon et je pensais que c’était leur intérêt commun. J’ai également tenté de convaincre les Français d’exploiter le pétrole de Guinée équatoriale. Dans les deux cas, mes efforts ont été négligés par Elf, qui doit aujourd’hui s’en mordre les doigts. Mais je ne suis jamais intervenu au Nigeria.
J.A.I : Au cours du procès, le nom de la Fiba, cette banque aujourd’hui fermée que vous contrôliez avec Elf, a, bien sûr, été prononcé. Selon Le Floch-Prigent, cet établissement aurait mis à la disposition d’hommes politiques africains des sommes considérables, « avec des retours français ». Vrai ou faux ?
O.B. : La Fiba aurait donc été la banque de Bongo et de sa famille. Ben voyons ! Ce n’est pas moi qui ai créé cette banque, en 1974, mais l’un de mes anciens ministres desFinances, feu Paul Mukambi, en compagnie de l’ex-gouverneur Plas, de la Banque de France. Ils m’en ont soumis l’idée et j’ai dit : pourquoi pas. J’ai participé à son lancement, mes enfants sont devenus actionnaires, quoi de scandaleux ? Ni moi ni aucun membre de ma famille n’est, depuis, intervenu dans le fonctionnement de la Fiba, dont je signale au passage qu’elle était régulièrement auditée par la Banque de France. On a prétendu qu’elle avait servi à blanchir de l’argent, qu’elle était devenue une sorte de caisse dans laquelle des chefs d’État de la région pouvaient puiser à loisir. Aux ex-directeurs de cette banque de répondre, de s’expliquer au besoin. Moi, je ne suis en rien concerné.
J.A.I : Je cite toujours Le Floch-Prigent : « Une partie de l’argent versé à l’occasion de marchés pétroliers en Afrique était en fait destinée aux chefs d’État du continent. Notamment ceux du Gabon, du Cameroun, d’Angola et du Congo. » Il s’agissait soit de bonus à la signature de contrats, soit d’abonnements de 40 cents à 1 dollar par baril de brut reversés sur un compte personnel masqué. Qu’en dites-vous ?
O.B. : Ce sont des histoires. Et je vous le dis en présence de Jean Ping, mon chef de la diplomatie, qui fut ministre du Pétrole et des Finances. Posez-lui la question. Cents, bonus, commissions : qui calculait cela ? Où cela allaitil ? Des histoires, je vous dis.
J.A.I : Allons jusqu’au bout : une liste, qui n’a jamais été contestée par personne, de personnalités salariées par Elf a été publiée il y a quelques années. Parmi celles-ci figure le nom d’Edith-Lucie Bongo, votre épouse.
O.B. : Votre liste ne m’impressionne pas. Si la première dame y figure, c’est pour avoir travaillé en tant que médecin au sein du Centre international de recherches médicales de Franceville, avec un contrat en bonne et due forme. Ce Centre, qui est un centre gabonais, fonctionne dans le cadre de la provision pour investissements diversifiés, une somme officiellement versée au Gabon par les compagnies pétrolières pour permettre à l’État d’entreprendre un certain nombre de travaux, de prendre des participations, etc. Cela n’a rien à voir avec un emploi fictif. Elf n’a pas pris de l’argent dans sa poche pour le refiler en catimini à ma femme.
J.A.I : En voulez-vous à Samuel Dossou-Aworet ?
O.B. : Je ne l’accuse pas, je le cite comme témoin. Et puis, il n’est plus mon conseiller spécial. Il s’est établi comme consultant, à son propre compte.
J.A.I : Entre vous et Tarallo, en revanche, tout est finiÂÂ
O.B. : Je ne dirais pas cela. Ce monsieur fut mon ami, je ne l’oublie pas, même s’il a trompé cette amitié.
J.A.I : Vous le lâchez, en sommeÂÂ
O.B. : Je croyais vous avoir fait comprendre que c’était l’inverse : c’est lui qui m’a lâché.
J.A.I : Vous et lui êtes francsmaçons. Les « frères » n’ont-ils pas tenté une médiation entre vous ?
O.B. : [Rires] Non. Vous savez, vu la qualité de notre relation, nul ne pensait que ce monsieur en arriverait là. Il m’a trahi.
J.A.I : Et s’il maintient la même ligne de défense jusqu’au bout ?
O.B. : Eh bien, je maintiendrai la mienne. Et j’irai, moi aussi, jusqu’au bout, en exigeant l’ouverture d’enquêtes judiciaires ou en recevant ici un juge d’instruction afin de témoigner.
J.A.I : Avez-vous évoqué le procès Elf avec Jacques Chirac, lors de votre rencontre à Paris, au mois de février, en marge du sommet Afrique-France ?
O.B. : Et pourquoi donc en aurions-nous parlé ? Cela ne concerne ni de près ni de loin le président Chirac.
J.A.I : Tournons, provisoirement sans doute, la page Elf et parlons de politique régionale. Pourquoi avoir abandonné Ange-Félix Patassé, l’ancien président centrafricain, à son triste sort ?
O.B. : S’il pense ce que vous dites, c’est dommage et je le regrette. Ange-Félix Patassé est un ami et un frère. Quand, le 15 mars dans l’après-midi, son avion a dû se dérouter pour cause de coup d’État à Bangui, il m’a téléphoné depuis la cabine de pilotage et a demandé à venir à Libreville. Comme il était persuadé de retrouver le pouvoir d’un jour à l’autre, je lui ai conseillé de se rendre plutôt au n’a jamais l’argent en ma femme ! » première dame. Cameroun, qui est un pays frontalier de la Centrafrique.La tâche serait pour lui beaucoup plus facile, il pourrait regagner son pays par la route et progresser vers Bangui. Patassé avait un plan, une résistance devait s’organiser. C’est ce qu’il me disait et je l’ai cru, figurez-vous.
J.A.I : Selon de bonnes sources, vous avez téléphoné à l’Élysée pour demander une intervention militaire françaiseÂÂ
O.B. : Et alors, qu’y a-t-il de mal à solliciter une intervention en faveur d’un président démocratiquement élu ? Oui, je l’ai fait.
J.A.I : Vous deviez pourtant bien vous douter que la France, impliquée jusqu’au cou en Côte d’Ivoire, n’allait pas prendre le risque de s’embourber en Centrafrique. N’était-il pas plus simple d’ordonner au contingent de la Cemac présent à Bangui de repousser les assaillants ?
O.B. : La mission de ce contingent n’était pas de se battre, mais d’assurer la sécurité du président Patassé en sa présence. Et puis, que pouvaient faire trois cents hommes contre un millier de rebelles lourdement armés ?
J.A.I : Quelques jours après le coup d’État, Jean Ping, votre ministre d’État, et Rodolphe Adada, son homologue congolais, se sont rendus à Bangui pour saluer le général François Bozizé. N’était-ce pas un peu précipité ?
O.B. : Cela ne s’est pas passé ainsi. Les deux ministres sont allés là-bas afin d’inspecter et de conforter le contingent de la Cemac, qui, dans cette affaire, a tout de même eu des morts et des blessés dans ses rangs. Convenez avec moi qu’ils ne pouvaient pas passer à Bangui sans rendre une visite de courtoisie au nouvel homme fort du pays.
J.A.I : Un différend vous oppose à la Guinée équatoriale à propos de l’îlot de Mbanié, au large de vos côtes respectives. À qui appartient cet îlot ?
O.B. : Un accord conclu entre l’ancien président équatoguinéen Macias Nguema et moimême, en 1974, reconnaît la souveraineté du Gabon sur Mbanié. Nous avons tous les documents qui le prouvent.
J.A.I : Cette affaire ne risque-t-elle pas de dégénérer, sur fond de pétrole offshore ?
O.B. : Le président Obiang et le président Bongo sont des gens sages. Nous nous mettrons autour d’une table et nous trouverons une solution. N’ayez crainte, ce ne sera pas un nouveau Bakassi.
J.A.I : Votre rôle traditionnel de porte-parole de l’Afrique centrale est dû à votre statut de doyen, mais aussi, parfois, de bailleur de fonds. N’est-il pas aujourd’hui battu en brèche par l’apparition de nouveaux pays pétroliers, qui estiment ne plus avoir besoin financièrement de vous ?
O.B. : Soyons sérieux : croyez-vous que l’on me respecte, que l’on respecte le Gabon parce qu’il a été un distributeur de billets de banque ?
J.A.I : Ce n’est évidemment pas l’explication principale, mais elle contient une part de vérité : combien de fois, depuis trente-cinq ans, avez-vous renfloué des budgets en faillite, aidé à verser des salaires impayés depuis des mois ou volé au secours de présidences fauchées ?
O.B. : C’était, je pense, tout à l’honneur du Gabon de se montrer ainsi solidaire. Pour le reste, la reconnaissance du ventre n’est pas, hélas ! une vertu très répandue en ce bas monde. Surtout chez les nouveaux riches. On appelle cela l’ingratitude.
J.A.I : À qui faites-vous allusion ?
O.B. : Ils se reconnaîtront.
J.A.I : Sujet délicat : la Côte d’Ivoire. Apparemment, vous êtes tenu à l’écart de ce dossier-là.
O.B. : C’est moi qui me tiens à l’écart. Chaque fois que j’ouvre la bouche, il se trouve des gens à Abidjan pour me taper dessus. Dans ces conditions, je préfère me taire. Dieu sait pourtant que nous avons aidé les Ivoiriens !
J.A.I : Vous avez, c’est vrai, accueilli Alassane Ouattara et aidé Laurent Gbagbo lorsqu’il était dans l’opposition.
O.B. : Gbagbo, c’est un frère. Il n’a pas de comptes à me rendre. Et puis, il n’est pas le seul opposant que j’ai aidé, loin de là.
J.A.I : Alpha Condé, l’un des leaders de l’opposition guinéenne, était en effet dans votre bureau, il y a quelques semainesÂÂ
O.B. : J’aide mes amis, mais aucun d’eux ne pourra dire demain que je l’ai incité à entreprendre un coup d’État, ou même à manquer de respect à son chef d’État. Je n’aide pas dans le but de déstabiliser qui que ce soit, bien au contraire.
J.A.I : Vos relations avec le président togolais Eyadéma sont traditionnellement délicates
O.B. : Eyadéma et moi n’avons rien à nous disputer. Il a le Togo, j’ai le Gabon.
J.A.I : On parle souvent d’une « querelle de doyens »
O.B. : Le fait d’être doyen donne droit à quoi, à votre avis ? À rien. Chacun est doyen chez soi.
J.A.I : L’élection du président de l’Union africaine aura lieu au mois de septembre, à Maputo. Voterez-vous pour Amara Essy ou pour Alpha Oumar Konaré ?
O.B. : Dans ces circonstances, j’ai pour habitude de me décider au dernier moment. Je ne fais pas de calculs. Les deux candidats sont des amis et des frères. Tout est possible, y compris que je m’abstienne pour ne pas faire de jaloux.
J.A.I : Terminons par les affaires gabonaises. Jean-Pierre Lemboumba Lepandou, qui fut pendant plus de dix ans votre grand argentier avant de basculer dans l’opposition radicale, est définitivement rentré au bercail
O.B. : Pensez-vous réellement qu’il faille consacrer un chapitre au cas de M. Lemboumba?
J.A.I : Un éclaircissement, au moins : le voici à nouveau ministre, chargé des Affaires présidentielles qui plus est
O.B. : Et alors ? C’est un citoyen gabonais, qui a été membre de mon parti, le PDG, qui, comme d’autres, est devenu opposant, qui a fondé un parti et qui est revenu. Au PDG, nous avons une devise : dialogue, tolérance et paix. Nous avons dialogué, nous nous sommes tolérés et nous avons fait la paix. La belle affaire !
J.A.I : J’aimerais que vous me commentiez cette phrase de Loïk Le Floch-Prigent, lors du procès Elf : « Le président gabonais finançait son opposition ; c’était sa manière à lui d’avoir un pays calme. »
O.B. : Peut-il citer un cas précis ? Si j’étais à la place de l’opposition gabonaise, je le prendrais mal et je demanderais des comptes à ce monsieur.
J.A.I : Serez-vous candidat à l’élection présidentielle de décembre 2005 ?
O.B. : Il est trop tôt pour en parler. Ce qui est sûr, c’est que la Constitution gabonaise m’y autorise. J’ai droit à un mandat supplémentaire.
J.A.I : La seule chose que les observateurs retiendront n’est pas le fait que vous puissiez solliciter un deuxième ou un troisième mandat, mais que vous êtes au pouvoir depuis 1967
O.B. : Pourquoi pas ? Il y a des gens, en France, qui sont députés jusqu’à ce que mort s’ensuive. C’est le peuple qui décide. Si le peuple vote Bongo, que vont faire les observateurs dont vous parlez ? Dissoudre le peuple ?
J.A.I : Le Gabon se porte mal, dit-on : crise financière, baisse des revenus pétroliers, grogne sociale… La cote d’alerte est-elle atteinte ?
O.B. : C’est vous, les journalistes, et tout particulièrement L’intelligent, qui martelez cela. Nous, on vous laisse dire.
J.A.I : Quelle est donc la vérité ?
O.B. : Il est vrai que l’état de nos réserves pétrolières n’est plus ce qu’il était il y a quatre ou cinq ans, mais cela n’a rien de dramatique. Nous sommes toujours un pays producteur de rang honorable et un pays d’avenir. Vous savez, ce n’est pas la première fois que l’on dit le Gabon sur le déclin. Et puis, un miracle survientÂÂ Ici, depuis toujours, ceux qui travaillent sont régulièrement payés. Les fonctionnaires perçoivent leur salaire le 25 de chaque mois. Il n’y a ni retards ni arriérés. Ce n’est pas si fréquent en Afrique. Bien des pays du continent aimeraient se porter aussi mal que nous !
J.A.I : Et vous-même, comment vous portez-vous ?
O.B. : C’est très bien de vous intéresser ainsi à ma santé. Vous devriez plutôt interroger mes médecins : ils vous diraient que je vais bien et que je n’ai nul besoin de traitement à l’étranger, d’évacuation sanitaire ou de séjour clandestin dans une clinique de France, d’Allemagne ou d’Amérique. Allez, soyez gentil : plutôt que de me parler de ma santé, priez Dieu qu’il m’épargne la maladie et qu’Il continue longtemps à me conserver aussi vaillant.
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