Leçons irakiennes

Intellectuels, hommes politiques et représentants de la société civile planchent sur les conséquences de la guerre.

Publié le 6 mai 2003 Lecture : 5 minutes.

La chute de Bagdad, le 9 avril, a provoqué un choc terrible dans l’opinion tunisienne, qui n’arrive toujours pas à admettre que la capitale des Abassides ait pu se livrer à ses envahisseurs presque sans combattre. Le moment de stupeur passé, la défaite (hazima) commence à être ressentie comme une catastrophe (nakba). On pressent le déclin irrémédiable d’une idéologie, le nationalisme, et la fin d’un rêve, celui de l’unité du monde arabe, dont l’Irak de Saddam Husseïn était une grossière incarnation.
Maintenant que le pays natal de Salah-Eddine el-Ayoubi, libérateur de Jérusalem et symbole de la résurrection arabe, est tombé entre les mains de puissances étrangères, que les territoires palestiniens sont sous le contrôle de Tsahal, que la Syrie, le Soudan, l’Arabie saoudite, la Libye et d’autres sont dans le collimateur de l’administration américaine, que les musulmans en général et les Arabo-Musulmans en particulier sont partout suspectés d’alimenter les réseaux terroristes, que faire pour sortir la région de l’oeil du cyclone et la réconcilier avec l’Occident ?
Des intellectuels, hommes politiques et représentants de la société civile ont essayé de répondre à cette question au cours de deux forums tenus la semaine dernière à Tunis. Organisé par le magazine Réalités sur le thème « Monde arabe, la fin d’un cycle », le premier s’est tenu le 24 avril dans un hôtel de Gammarth, dans la banlieue nord. Le second, plus spécialement consacré à « l’initiative de partenariat entre les États-Unis et le Proche-Orient », a eu lieu le lendemain, au siège du Parti démocratique progressiste (PDP, opposition).
Ouvrant les débats, Habib Boularès, secrétaire général de l’Union du Maghreb arabe (UMA), a appelé les régimes en place dans la région à tirer les leçons de ce qui vient de se passer en Irak. D’abord en renonçant au culte de la personnalité, car, a-t-il indiqué, « les régimes fondés sur l’allégeance à un seul homme s’effondrent avec lui ». Comme beaucoup d’autres, le régime baasiste irakien était issu d’un coup d’État militaire et avait fondé son prestige sur la puissance armée, alors qu’il était contraint d’acheter ses armes à l’étranger. Sa chute est « un nouveau signe de l’échec des solutions militaires ».
Le conférencier a invité l’auditoire à se défaire de l’illusion selon laquelle « les pays arabes constituent un  » monde « , alors qu’ils se divisent en trois ou quatre groupes dont les intérêts sont différents : l’Arabie, le Croissant fertile, la vallée du Nil et le Maghreb ». Le Maghreb sera-t-il entraîné par les tourbillons du Moyen-Orient, désormais soumis à l’hégémonie américaine ? Oui, répond Boularès, sauf si les chefs d’État parviennent à impulser les structures de leur organisation, à accélérer le processus d’intégration régionale et à consolider les rapports de l’UMA avec l’Union européenne et l’Afrique subsaharienne.
« Les régimes arabes sont en majorité des monarchies non constitutionnelles et des républiques quasi monarchiques avec des velléités héréditaires », a expliqué Taïeb Baccouche, ancien secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et actuel président de l’Institut arabe des droits de l’homme (IADH). Ces régimes « anachroniques et réfractaires à la démocratie » constituent un frein au développement de leurs sociétés, qu’ils maintiennent dans le sous-développement : analphabétisme, pauvreté, chômage, corruption, culte du chef et, bien sûr, extrémisme religieux. Ce qui est arrivé à l’Irak, « un pays qui, par son histoire et ses richesses, aurait pu être le plus développé de la région et se trouve en état de recolonisation […], risque d’arriver à d’autres », a prévenu le conférencier, qui a appelé à la reconstruction de la société politique arabe sur une base démocratique.
L’historien Hichem Djaït, qui, en 1991, avait présidé un éphémère Comité de défense de l’Irak, a surpris son auditoire en se déclarant favorable à « une pression extérieure amicale » destinée à « provoquer un changement positif » (allusion à l’intervention américaine en Irak). « Depuis la chute de l’Union soviétique, a-t-il expliqué, de nombreux pays ont accédé au pluralisme et à la démocratie. Mais le monde arabe continue de résister au changement. Il est le domaine réservé des régimes despotiques de type stalinien. C’est un monde pétrifié, malade et dangereux. L’intervention du monde extérieur est certes toujours regrettable, mais elle est nécessaire pour provoquer un changement démocratique. »
Reconnaissant que « la prépondérance du politique était une nécessité à l’époque de la construction des États-nations », l’auteur de La Grande Discorde n’en estime pas moins que « la dictature ne peut perdurer sans bloquer l’évolution générale du pays ». Conclusion logique : « L’attente de la normalisation politique pouvant être longue, il faut instaurer rapidement le cadre de l’exercice démocratique. Car la démocratie ne s’apprend pas à l’école, elle naît de sa pratique même. »
« Les réformes politiques et économiques suffisent-elle lorsque la souveraineté nationale peut être à tout moment remise en cause ? » s’interroge pour sa part Néjib Chabbi. Le secrétaire général du PDP, convaincu que « ce qui est en jeu à travers la guerre en Irak, c’est la dépossession de ce pays des éléments de sa souveraineté », doute manifestement de la volonté américaine de venir en aide aux forces démocratiques dans la région.
Le monde arabe a essuyé sept défaites en moins d’un demi-siècle, sans compter la guerre civile au Liban (1975-1985) et l’interminable occupation des territoires palestiniens. Ces défaites sont la conséquence d’un sous-développement global que l’accumulation d’armements sophistiqués n’a pas pu masquer », a expliqué Mohamed Charfi, ancien ministre de l’Éducation nationale.
Tout cela découle d’une erreur fondamentale qui a consisté à séparer de manière factice les aspects matériels du développement – les techniques nouvelles ont été adoptées rapidement et sans réserves – et ses aspects idéologiques, c’est-à-dire la liberté, la démocratie et la laïcité, rejetés parce qu’importés de l’Occident. Le refus de la modernité au profit d’un attachement maladif au passé glorieux de la civilisation arabe a donné naissance à l’intégrisme religieux.
Comment réparer cette erreur ? Réponse du conférencier : « En rejetant l’obscurantisme, en établissant une séparation définitive entre la religion et l’État et en libérant l’individu de l’emprise du groupe. » Pour cela, il est indispensable de « réformer des systèmes éducatifs restés très archaïques », parce qu’ils « privilégient la quantité aux dépens de la qualité ».
Invité à parler de la « géopolitique du pétrole », Sid Ahmed Ghozali, l’ancien chef du gouvernement algérien, a démontré les liens que les Américains établissent entre leurs intérêts pétroliers à long terme et leur interventionnisme actuel au Proche-Orient. « La reconfiguration politique à l’oeuvre au Moyen-Orient va toucher de nombreux pays de la région, dont l’Algérie, un futur détenteur majeur de réserves pétrolières après les découvertes faites en 1995 », a-t-il conclu.
Puissent ces avertissements être entendus !

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